Le café lumière

2004

(Kohi jikou). Avec : Yo Hitoto (Yoko), Tadanobu Asano (Hajime), Masato Hagiwara (Seiji). Nenji Kobayashi (Père de Yoko), Yo Kimiko (Son épouse). 1h49.

La jeune Yoko revient d'un séjour à Taïwan. Elle rend visite à Hajime, garçon silencieux qui tient une librairie à Jimbocho, le quartier des bouquinistes de Tokyo et enregistre, pour se divertir, le bruit des transports en commun de la ville, ceux qu'emprunte beaucoup Yoko. Elle fait une recherche sur le compositeur taïwanais Jiang Ewn-Ye, qui travailla un certain temps au Japon. Hajime accompagne Yoko dans ses travaux. La jeune fille vient rendre visite à son père et sa belle-mère. Yoko annonce qu'elle est enceinte d'un Taiwanais. Elle souhaite garder l'enfant et l'élever seule. Les deux parents sont inquiets pour elle...

Hou Hsiao-hsien réalise ce film dans le cadre d'une commande pour rendre hommage à Yasujiro Ozu dont on fête le centenaire de la naissance. Comme son aîné, il traite donc d'un passage essentiel de la vie, ici celui où les jeunes assument leur indépendance, du conflit que cela génère avec les parents, du présent qui efface les traces d'un passé qui n'est plus. L'hommage est aussi formel : peu de plans, un filmage à hauteur de personne assise sur un tatami, une forme proche de la chronique, de la ballade avec le moins possible de moment de crise. Au sein de la nature immuable, l'homme s'agite souvent pour rien disait Ozu.

Film hommage, Le café Lumière est surtout un film éminemment moderne, radicalisant les partis pris esthétiques, pourtant très en avance de Ozu, et rajeunissant les situations dramatiques.

Le premier plan est programmatique du tout le film : il ne s'y passe pas grand chose mais les rares éléments contenus dans ce cadre dramatique ou formel reviendront sans cesse, sous une forme ou une autre, transformés... Yoko étend son linge, remet un cadeau à sa propriétaire et téléphone à son ami Hajime pour lui décrire son rêve de la nuit. Le cadrage du salon de Yoko donnant sur son balcon, on ne l'abandonnera quasiment plus jamais pour toutes les scènes d'intérieur chez elle. Hou n'aura jamais recours au moindre resserrement de plan pour cadrer un objet particulier du salon qui définisse Yoko. C'est le déplacement d'un personnage ou d'un autre près de tel ou tel accessoire qui fera que l'on en découvrira le sens, progressivement, qu'il s'agisse d'un parapluie -subtil gag à répétition du film- ou d'un ours en peluche. Le linge étendu renvoie à l'esprit d'indépendance de la jeune femme. Elle renonce difficilement à l'enfance mais ne veut pas non plus d'un mari qui reste collé aux basques de sa mère. Le cadeau à la propriétaire annonce celui que fera fait plus tard la mère lorsqu'elle viendra rendre visite à sa fille. Le premier cadeau prendra alors tout son sens. Il s'agit d'une vrai marque de gentillesse et non d'un cadeau rituel comme celui que fera la mère. Celle-ci se trouvera gênée lorsque Yoko demandera à sa propriétaire une bouteille de saké pour le père simultanément au cadeau qu'elle offre. Enfin le coup de téléphone du rêve embraie sur un des éléments que le cinéaste cache le plus longtemps à son spectateur. Hou ne nous apprendra que tardivement que Yoko a perdu sa mère à quatre ans et a été élevée, probablement depuis cet âge par son père et la nouvelle femme de celui-ci.


Chaque plan du film est un instantané de vie, dépouillé de toute anecdote, valant comme un dernier instant d'un monde qui va basculer de l'enfance vers l'âge adulte. La séquence du retour de Yoko dans sa famille est traitée en quatre temps avec une trentaine de plans tous plus beaux les uns que les autres, plastiquement irréprochables.

Un homme âgé attend près d'une voiture l'arrivée du train en gare. Avant même que Yoko ne vienne à sa rencontre, on a compris qu'il s'agit de son père. Parce que tout y est simple et dépouillé, ces plans de rencontre pourraient valoir pour toutes les scènes de retrouvailles sur une gare.

Pourtant la communication passe mal entre la fille et le père, celui-ci n'arrivant jamais à lui parler, souriant de sa façon de s'endormir, il assume seulement une fonction protectrice qui le fera aussi sourire devant l'ours en peluche de sa fille ou qui l'amènera à lui donner l'ingrédient préféré du plat préparé par la mère. Les retrouvailles sont donc ratées.

La séquence suivante met en scène la famille venant nettoyer et fleurir la tombe des ancêtres. Cette activité simple rapproche la famille et se termine par un plan au ras des rizières, en légère contre-plongée, pour saisir les montagnes au loin. L'hommage à Ozu est ici très émouvant : c'est dans la nature des choses que les humains ne se comprennent pas immédiatement, se disputent et se réconcilient. Le plan suivant qui cadre de dos la famille mangeant sans se parler redouble cette situation : la compréhension la réconciliation, l'acceptation des temps qui changent n'a pas encore eu lieu mais reste possible, comme en attente.

La quatrième séquence saisie Yoko sous la pluie venant à la gare. Elle demande à la garde-barrière des nouvelles de ce que l'on comprend être un animal domestique qui a beaucoup grossi depuis que Yoko enfant venait prendre le train dans cette gare.

Les temps qui changent et qui ont du mal à changer donc. Thème invariablement repris avec une économie de moyen tout au long de chaque séquence. La difficulté à sortir de l'enfance s'incarne dans ce rêve qu'à fait Yoko. On en comprend le sens lors de la scène d'orage, la nuit, où Yoko annonce à Hajime qu'elle se souvient avoir lu le conte qu'il lui a retrouvé et auquel lui faisait penser le rêve qu'elle lui avait raconté. Le conte -avec son pesant de significations psychanalytiques, merci Bettelheim -se trouve alors en accord plastique avec Yoko, filmée la nuit un soir d'orage, ayant envie de retrouver la protection maternelle qui lui a manqué : sa mère l'ayant abandonnée à quatre ans pour une secte. Même accord plastique, modernisé, avec l'image que Hajime lui présentera plus tard sur son ordinateur où la figure d'un enfant à naître sur fond noir semble protégé par les trains verts qui l'entourent comme une matrice maternelle.

Ces deux adolescents rêveurs savent donc ce qu'ils perdent en quittant l'enfance mais, avec une obstination têtue, ils poursuivent leur marche. Yoko rencontre la femme du compositeur taïwanais Jiang Ewn-Ye (le couple y ait vu sous son meilleur jour) et prend des photos de la librairie qu'il fréquentait et de l'immeuble qui a pris la place du café Lumière où il trouvait son inspiration.

Le plan des trains qui se croisent sur quatre voies différentes acquière la même signification que la montagne d'Ozu, les jeux de l'enfance et la modernité industrielle, l'enfance et l'âge adulte peuvent sans doute se réconcilier pour ceux capables de faire le pont entre ces deux rives. Il est probable que Yoko et Hajime y parviendront ensemble.

Jean-Luc Lacuve le 17/12/2004