Fermer les yeux

2023

Festival de Cannes 2023 (Cerrar los ojos). Avec : Manolo Solo (Miguel Garay), Jose Coronado (Julio Arenas), Ana Torrent (Ana Arenas), Petra Martínez (Soeur Consuelo), María León (Belén Granados), Mario Pardo (Max Roca), Helena Miquel (Marta Soriano), Josep Maria Pou (Mr. Levy), Soledad Villamil (Lola San Román), Juan Margallo (Docteurr Benavides). 2h49.

1947 au château de Triste-le-Roi, en France. Un vieux juif tangérois du nom de Levy, majestueux et défait, qui n’a plus que quelques mois à vivre, fait venir dans sa demeure orientalisante un détective privé. Il lui confie pour mission de retrouver sa fille Judith à Shanghai, disparue avec sa mère chinoise et soustraite depuis son enfance à son affection. Il pressent que c’est sans doute la dernière personne au monde à pouvoir poser sur lui un regard différent. Une voix off, celle du réalisateur, déclare qu'il s'agit là d'une des deux séquences tournées en 1990 d'un film non achevé suite à la disparition de l'acteur principal, Julio Arenas

Madrid, en 2012, Miguel Garay entre dans les bureaux d'une télévision et demande la responsable de l'émission "Mystères non résolus" qui lui a donné rendez-vous. Marta Soriano lui explique qu'il s'agit de découvrir ce qu’est devenu un célèbre acteur, Julio Arenas, disparu voici vingt-deux ans, à 46 ans, sans laisser de trace alors qu’il était en plein tournage du film de Miguel, son ami de longue date, qui parce qu’il était son colocataire fut responsable de son internement dans une prison sous Franco avec de jeunes idéalistes devenus des politiciens de premier plan. Seules ses chaussures et sa voiture sont restées derrière lui. Bien que son corps n'ait jamais été retrouvé, la police a conclu à une mort accidentelle. Marta Soriano donne à Miguel l’argent promis pour son déplacement de quelques jours, son interview prochaine pour l'émission et souhaite qu’il lui procure un extrait de ce qui fut filmé en 1990. Elle l'encourage aussi à convaincre Ana, la fille de Julio, de participer à l'émission

Miguel se rend dans un garde-meubles où il n'a conservé que peu de choses de cette période, des K7-audio, un magnétophone et une vieille gabardine qu'il enfile en sortant sous la pluie. Il va ensuite chez son ami Max Roca, son monteur d'autrefois. Celui-ci, cinéphile et archiviste, a conservé les deux bobines tournées du Regard de l'adieu. Max se méfie du contrat de Mata Soriano et enjoint Miguel à se méfier et à exiger le passage de l'extrait du film dans le bon format. Les deux hommes évoquent leur passé commun, la désaffection de Miguel pour le cinéma et sa reconvention comme écrivain avec un premier roman primé puis une écriture de nouvelles avant de subsister par des traduction d'essais sur le cinéma et l'entretien d'un potager sur la côte, en Andalousie.Les deux hommes évoquent  aussi la mort tragique du fils de Miguel dans un accident de moto.

Le lendemain, Miguel rencontre Anna à la cafétéria du Prado où elle est médiatrice. Elle n'a pas vu tous les films de son père et n'a pas envie de fouiller dans le passé.

Miguel enregistre l'interview à laquelle il répond sobrement. Il se promène dans Madrid et, chez un bouquiniste, tombe par hasard sur son premier roman dédicacé à Lola alors qu’ils étaient amants avant qu'elle ne le quitte pour Julio, qui se faisait alors passer pour le prince du tango... en suivant ses leçons. Miguel rencontre Lola qui a quitté l'Argentine pour quelques jours de vacances. Eux-aussi, à la lumière de la cheminée, évoquent un passé qui fut si beau.

Miguel rentre à Marina Ricon, en Andalousie près de Malaga, dans un terrain abandonné où il dispose d'une caravane et d'un potager et qu'il partage avec Toni et sa femme enceinte, tous sous la menace d'une expulsion prochaine.  À la fin du repas, Toni lui tend une guitare et lui demande de jouer "la chanson qu’on aime bien, celle du film". Miguel  commence à jouer quelques accords de "My Rifle, My Pony and Me", la chanson de Dean Martin dans Rio Bravo, simplement modifiée au premier refrain pour remplacer "My Pony" par "Toni". Le lendemain tôt, Miguel part à la pêche avec un ami. Le soir, il traduit un essai après avoir jeté la plaquette de l’émission "Mystères non résolus".

Il reçoit un texto lui annonçant le passage à la télévision de l'émission. Il se rend au café et n'attend pas même la fin pour rentrer. Cependant, quelques jours plus tard, Marta Soriano lui annonce que l'assistante sociale d'une maison de retraite, Belén Granados, a retrouvé Julio. Sœur Consuelo lui permet de rester quelques jours avec celui qui se fait désormais appeler Gardel parce qu'il fredonne une chanson du maitre du tango argentin.

Sœur Consuelo lui remet ses seuls effets personnels, une petite boite contenant la photo de la jeune chinoise, mais aussi une pièce d’échec, signe que Julio était parti avant de perdre la mémoire puisque cet objet était clairement un souvenir de son dernier film, tourné à Triste-le-roi. Miguel fait venir Ana auprès de son père ; elle-aussi persuadée qu'il s'agit bien de lui, mais sans que cela ne réussisse à réveiller sa mémoire. Miguel demande alors à Max Roca de descendre de Madrid avec les bobines du film pour organiser une projection privée pour Julio. Dans la séquence finale, le détective ramène Judith auprès de son père qui la démaquille pour qu'elle accepte son identité. Elle regarde alors son père qui peut mourir en paix.

Julio ferme les yeux.

L'action se déroule pour l'essentiel en 2012 en Espagne. Elle est encadrée par les deux séquences tournées en 1990 dont l'action se déroule à Triste-le-roi, en banlieue parisienne en 1947. Ces deux séquences s'ouvrent et se ferment sur des fondus-enchaînés s'approchant au plus près d'une statue de Janus dans le jardin. Le dieu romain aux deux visages incarne l’âge d’or d’une humanité vivant à la fois tournée vers le futur et le passé. C’est ce à quoi va s’attacher le film en renouant pour Miguel les fils d’un passé qu’il avait écarté aussi bien que pour Julio qui l’avait oublié.

Une pièce d'échec banale mais révélatrice d'une quête

Dans le film situé en 1947, M. Levy n’a plus de vie devant lui et demande au détective de retrouver sa fille afin qu'il puisse voir un regard différent sur lui et contempler "Le regard de l'adieu" (La miranda del adios). Comme fatigué de tout, il attend une illumination qui lui permettra de mourir en paix.

Julio est aussi fatigué de tout. Il avait du succès, craignait de vieillir et avait peur pour sa carrière. C'est du moins l'interprétation de Miguel. La découverte de la petite boîte à souvenirs de Julio va lui donner raison. Julio, lors de son départ en 1990, emporte la photo fétiche qui lui rappelle son dernier film et, plus tard, lui adjoint une pièce d'échec pour compléter cette petite boîte aux souvenirs. Ce n'est qu'ensuite qu'une commotion cérébrale fait perdre la mémoire à Julio. Mais la pièce d'échec, un roi banal, loin de celle bien plus originale de l'échiquier de Triste-le roi, prouve un acte accompli pour conserver une trace fragile du passé.

Cette quête d'une trace fragile du passé, c'est le sujet même du film, la grâce qui se distingue de positions plus banales ou plus radicales. Max Roca a ainsi une autre conception du bien vieillir : vieillir sans peur et sans espoir. Il semble être le dernier dépositaire d’une mémoire du cinéma en voie de disparition mais qui vieillit en dehors de toute projection, conservée sur des étagères. Miguel partage en partie cette conception de la table rase du passé en se réfugiant en Andalousie.

Ces trois choix d'une table rase du passé sont contrebalancés par le parcours même du film qui va sans cesse à la recherche des traces du passé, même à moitié effacées pour tous les personnages. Julio se rejoue gardien de but avant de disparaître au petit matin ; la chanson de Gardel évoque son passé de (faux) professeur de tango. De son engagement politique, il ne reste plus qu'une photo dans une cour de prison. Le souvenir du père est pour Anna, juste incarné par une poupée, qu'elle avait même crue, enfant donnée par le père Noël . La caricature faite par le fils de Miguel est l’occasion de rappeler son tragique accident de voiture. Il revoit Lola après avoir vu en vente son roman qu’il lui avait dédicacé alors qu’ils étaient amants avant qu'elle ne le quitte pour Julio, le prince du tango. 

"Fermer les yeux" ou le cinéma comme un espoir de miracle

"Il n’y a plus des de miracle au cinéma depuis Dreyer" affirma Max Roca mais c'est pourtant bien là que veut en venir Miguel en projetant une vieille pellicule 35 mm, souvenir périssable du cinéma. 

Cette importance du cinéma pour conserver, fragile, la trace du passé s'incarne aussi dans les nombreuses références qui parcourent le film. Le nom Triste-le-roi provient d’une nouvelle de Borges, La mort et la boussole (1942) mais ce sont les allusions au cinéma qui prédominent ; le geste chinois de The Shanghai gesture (Josef von Sternberg, 1941) l’affiche de They Drive by Night (Raoul Walsh, 1940), L’entrée du train en gare de la Ciotat (Louis Lumière, 1895) en images animées et bien entendu Rio Bravo (Howard Hawks) avec la chanson "my rifle, my pony and me", chanté" avec l’accent de Dean Martin.

Etant donné que le film a pour sujet les traces du passé pour vivre au présent (figure de Janus, cinéphilie) et qu'il s'appelle "Fermer les yeux", ce qu'accomplit Julio dans le plan final ; il semble alors que ce que dit ce plan, c'est que Julio retrouve la mémoire et que le miracle par le cinéma a bien lieu.

Jean-Luc Lacuve, le 29 août 2023

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