Mise en scène

L'acteur de cinéma est un élément essentiel du dispositif cinématographique. Souvent bien mieux payé que le réalisateur, c'est autour de lui que s'organise le montage financier du film. C'est en effet souvent sur son nom que se construit la popularité d'un film. Luc Moullet, tenta avec sa Politique des acteurs (Éditions de l’Étoile, 1993) d'établir qu'elle pouvait être la part d’autonomie créatrice de l'acteur par rapport au cinéaste. Le Groupe de réflexion sur l’acteur de cinéma de l’Université Paris I, l'unité de recherche de l'université de Caen ainsi que Benoît Jacquot, Alain Bergala, Jean Douchet et Marie-José Mondzain lors du séminaire caennais consacré à l'acteur ont prolongé l'analyse du jeu de l'acteur que nous reprenons ci-dessous.

Thèse principale :

L'acteur de cinéma classique était comédien, il possédait une grande technique (savoir rire, pleurer, danser…) pour interpréter un rôle. Avec le cinéma moderne, l'acteur est prêt à tout donner de lui-même pour incarner à l'écran une personne, un mixte entre acteur et personnage auquel parvenait anciennement, mais souvent de façon caricaturale, ceux que l'on appelait stars ou monstres sacrés du cinéma (Michel Simon, Jean Gabin...).

Préambule :

Le métier d'acteurs de cinéma a connu bien des métamorphoses. La plus célèbre est celle qu'a entraîné le passage du muet au parlant et conduit l'acteur à maîtriser sa voix aussi bien que ses gestes. Mais il ne s'agit là que d'une étape supplémentaire dans la maîtrise de soi où l'acteur classique est, avant tout, comédien. C'est à dire qu'il use d'une technique pour pleurer, jouer du piano, danser, courir... L'acteur moderne, qui naît conjointement après la Seconde guerre mondiale, en Europe chez Rossellini ou Bergman et aux Etats-Unis avec l'Actor's studio est une personne. Il maîtrise moins, ou alors en amont du rôle, mais donne plus au moment du tournage. Une partie de son personnage s'incarne dans un rôle qui grâce à lui devient une personne. Plus tard, Miou-Miou dans Les valseuses (Bertrand Blier, 1974) puis Sandrine Bonnaire A nos Amours (Maurice Pialat, 1983) apporteront un changement important par le remplacement du corps bourgeois par celui d'acteurs venant du café-théâtre plus naturels et plus réels. Puis la culture beur proposera d'autres corps mais cela révèle plus un changement de société qu'un changement de cinéma.


Bien sûr, tous les acteurs étaient plus ou moins à la fois comédien et personnage. John Ford n'employait ainsi pas pour les mêmes rôles Henry Fonda, James Stewart ou John Wayne. De même, Anthony Mann réalise-t-il trois films avec James Stewart pour leur donner une cohérence esthétique et morale. Mais on est loin de l'investissement pouvant aller jusqu'à l'autodestruction des acteurs de l'Actor's Studio : Marlon Brando, Montgomery Clift, Liz Taylor, Nathalie Wood ou, en Europe, de Jean-Pierre Léaud.

Un certain nombre de monstres sacrés ont d'ailleurs préféré se réfugier dans la répétition de la personne qu'ils se sont créé à l'écran pour éviter d'aller trop loin dans l'autodestruction. A moins qu'il ne s'agisse d'une incompatibilité entre leur ego et l'autorité du metteur en scène. On constate que cette attitude de repli est plutôt celle de stars masculines : Jean Gabin, Jean-Paul Belmondo, Alain Delon, Gérard Depardieu. A l'inverse, les stars féminines, jouant plus volontiers des relations de séduction que de pouvoir, continuent souvent d'accepter des rôles plus risqués, financièrement et en terme d'image stéréotypée : Catherine Deneuve, Isabelle Huppert…

Au cinéma, l'acteur incarne la mise en scène. Il en est donc le fondement essentiel. Mais, parce qu'il colle au film, qui ne pourrait être qu'autre sans lui, il n'ajoute pas un surplus d'effet. La relation du metteur en scène à son acteur est donc de transformer le personnage ou le comédien en " personne ". Ce terme de "personne" revient très souvent chez Isabelle Huppert lorsqu'elle parle des rôles. On définira ainsi le travail commun de l'acteur et du metteur en scène en la transformation du personnage en personne pour le film, celle à laquelle on est censé croire dans le film.


1- L'Acteur : du comédien au personnage en Amérique et en Europe.

Dans le cinéma classique la direction du spectateur est telle que tout le monde doit passer en même temps par la même compréhension, la même émotion. Il n'y a pas de dysfonctionnement dans la gestion collective des spectateurs. Dans ce système, l'acteur est un outil, obéissant, docile, instrument de perfection permettant de diriger le public. Des années 30 à la fin des années 40, quatre acteurs : Cary Grant, Gary Cooper, John Wayne, James Stewart dominent le cinéma américain. Pendant vingt ans, ils imposeront l'image de l'Américain, grand, aux yeux bleus, d'une Amérique debout, aux solides valeurs terriennes.

Après la guerre, ces acteurs ont vieilli et l'Amérique ne peut plus se représenter sous cette forme là. Et puis les Américains ont vu les corps des camps les premiers. Ce système de mise en scène résonne très mal par rapport à d'autres mises en scène, celles du fascisme et des jeux olympiques de cette période.

Elia Kazan fonde l'Actor's Studio dans les mêmes années où Rossellini tourne ses films néo-réalistes et Lee Strasberg renforce la méthode pendant que Bergman tourne Monika (1952). C'est une nouvelle Amérique. Lee Strasberg fortifie la méthode et impose un jeu plus névrosé dont l'archétype est James Dean, acteur sans colonne vertébrale, il coule, il se tient aux meubles. De Niro s'inscrit dans cette continuité : ce n'est pas un géant et son registre privilégié est celui de personnages disjonctés, psychotiques.

 

1 - 1 : L'Actor's Studio aux USA

C'est en 1947 qu'Elia Kazan, Robert Lewis et Cyril Crawford fondent à New York l'école d'art dramatique qui allait s'appeler l'Actor's Studio, creuset mythique où ont été formés et où continuent de se former des générations d'acteurs.

Dès le départ, il s'agit de prolonger le travail accompli dans les années 1930 par le Group Theatre, sous la direction de Lee Strasberg et Harold Clurman, qui voulaient transmettre l'héritage de Stanislavski et du Théâtre d'art de Moscou.

A partir de 1951, Lee Strasberg prend la tête de l'école, toujours prônant le recours à la méthode russe : une préparation intensive où l'acteur se voit sommé d'exprimer en public, et souvent très seul, toutes ses émotions les plus profondes, de mettre en jeu ses souvenirs affectifs intimes, quitte à recourir à des objets pour retrouver des sentiments passés, sans craindre ni l'affleurement d'un réalisme violent, ni la prise de risque psychique. Un bon nombre de dramaturges américains, de Tennessee Williams à Arthur Miller en passant par Eward Albee ont travaillé en relation avec l'Actor's Studio, qui n'a cessé de s'assurer aussi la collaboration de réalisateurs de cinéma comme Arthur Penn ou Mike Nichols.

Dès le départ, le prestige d'Elia Kazan contribue à attirer les apprentis acteurs que le cinéaste se charge ensuite d'employer dans ses films. Marilyn Monroe et Marlon Brando ont été les plus célèbres de ses élèves, avec James Dean, Montgomery Clift ou encore Paul Newman, Rod Steiger, Joanne Woodward, Steve McQueen, Carrol Baker...

La fonction de laboratoire et de pépinière de l'Actor's Studio, qui a essaimé en Californie et de par le monde, ne s'est guère démentie depuis : Robert de Niro comme Dustin Hoffman ou Al Pacino sont passés aussi par cette institution, dont le directeur artistique, Lee Strasberg, est mort en 1982. Lee Strasberg avait été l'un des premiers à suivre l'enseignement des deux disciples de Constantin Stanislavski, Maria Ouspenskaya et Richard Boleslavski, restés en Amérique après une tournée du Théâtre d'Art. La dissolution du Group Theatre, en 1941, aurait pu signer la fin de cet héritage. A compter de l'ouverture de l'Actor's Studio, Kazan, devenu professeur d'art dramatique, croit aussi fort que Strasberg à l'importance d'une technique de jeu susceptible de traduire les mouvements inconscients de l'âme, tout comme à l'improvisation et aux liaisons fortes ou identifications entre l'interprète et son personnage. S'ensuivaient, entre élèves et professeur, des discussions susceptibles de tourner à la controverse.

1-2 : L'acteur moderne en Europe

Il existe un synchronisme troublant entre l'apparition de nouveaux acteurs et d'un nouveau cinéma en Europe et aux USA. D'habitude, on raconte ces deux histoires de manière séparées. Mais le corps réel de Brando, ses muscles et sa peau luisante très différente de la peau lumière des acteurs hitchcockiens explose dans Un tramway nommé désir (Elia Kazan,1952) et Sur les quais (Elia Kazan, 1954) soit autour de l'année de Monika.

La modernité de l'acteur a traversé le corps d'Ingrid Bergman. Au milieu des années 40, elle est numéro un mondiale avec Hitchcock. Il n'y avait aucune chance raisonnable pour qu'elle devienne la première actrice moderne. Elle ne quitte pas l'Amérique parce qu'elle est boudée du public mais en pleine gloire parce qu'elle a vu, à New York, Rome ville ouverte (1945) et Païsa (1946) et a compris que quelque chose s'était passé. Elle a écrit à Rossellini : "si vous me dites oui, j'arrive". Rossellini ne la connaissait que par les journaux. Il se dit : " je ne peux rien en faire, je ne vais rien en faire. Je vais la confronter à l'Italie la plus brute, la plus volcanique, je vais lui faire expier son passé hollywoodien. "

Cette perte de contrôle de l'acteur au moment du tournage pour retrouver sa vraie personnalité s'exprime aussi avec Godard lorsqu'il dit "Avec moi l'acteur a rarement l'impression de dominer son personnage". Et, répliquant à un acteur qui lui demandait de définir son personnage, il répond "le personnage c'est vous" ou encore "Dans mes films, j'ai besoin de prendre des gens capables de dire leur vérité et de supporter ma fiction". Pour Cassavetes : "L'acteur ne doit surtout pas devenir autre chose que ce qu'il est. Ne pas devenir la personne qu'il n'est pas".


2 - Cinq grands types de direction du jeu

La direction d'acteurs précise et psychologique a progressivement laissé la place à une direction "soustractive", voir "préparatoire" si ce n'est négationniste de la technique de l'acteur.


2-1 : La méthode dirigiste

Joseph von Sternberg, notamment avec Marlène Dietrich, imposait un jeu extrêmement millimétré : " regarde à droite, compte 1,2,3 puis regarde à gauche, compte à nouveau jusqu'à trois, regarde ensuite au centre : 1,2,3,4 puis à droite ".

2-2 : La méthode soustractive

Lorsque les acteurs qu'il employait étaient des monstres sacrés comme Michel Simon ou Jules Berry, Renoir faisait d'abord répéter les textes en excluant la moindre intonation, exigeant la même neutralité que pour la lecture du Bottin mondain. Ensuite, il laissait la plus grande liberté à l'acteur qui s'appropriait le rôle… et en faisait des tonnes. Le troisième moment de la direction d'acteur consistait donc à gommer ce que l'acteur donnait en trop. L'acteur avait donné, inventé, restait seulement à soustraire.


2-3 : La technique négationniste

Robert Bresson ou Jacques Doillon font répéter les acteurs un nombre incalculable de fois pour que ceux-ci, épuisés, oublient leur technique voir ce qu'ils sont et retrouvent "autre chose" qui intéresse le metteur en scène

2-4 : Mettre en confiance avant le plongeon

Benoît Jacquot, Claude Chabrol et leurs acteurs Isabelle Huppert, Isild Le Besco ou Mathieu Amalric l'affirment : " Le choix des acteurs ou la décision d'accepter un rôle sont plus déterminants que la direction d'acteurs elle-même. Le choix est déterminant parce qu'il engage. Il faut être sûr de son choix avant de tourner. Après c'est une tâche insurmontable que de changer d'acteur. Il faut assumer".

L'acteur de cinéma sait qu'il joue une fois pour toutes, qu'il aura une prise pour être bon, pas cinquante. Ce sentiment du "maintenant ou jamais" le maintient en état d'urgence, comme une question de vie ou de mort. Le cinéma c'est le présent absolu reproduit mécaniquement à chaque fois qu'il est projeté. J'aime l'acte radical du cinéma : le présent du présent.

Le plus souvent il est nécessaire de procéder à un processus de distanciation ou d'oubli avec l'acteur. Il faut lui faire oublier qu'il y aura bientôt le mot " moteur ", qu'il y a le moment où il va falloir y aller. Au théâtre, il y a une économie du jeu sur la durée de la représentation. Au cinéma, chaque fragment doit être un film à lui seul. A moi, ensuite, de régler les intensités pour faire un film. Pour l'acteur ce n'est pas la même énergie au théâtre et au cinéma. Il ne faut pas dire aux acteurs : "concentre-toi, concentre-toi". C'est faux, c'est impossible pour eux. La concentration au cinéma est sans doute le plus mauvais chemin. Ce n'est probablement pas le cas au théâtre.

Ce que résume Isild Le Besco : Jouer au cinéma c'est comme plonger. Pour un acteur de cinéma, une scène à jouer est comme un plongeon. On ne sait pas toujours si on a trouvé la grâce ou pas. Mais les acteurs savent en général lorsque c'est la bonne prise.


Pour Mathieu Amalric : " Si l'acteur est la chair et sang du film c'est que, d'une situation de non-intention, il fait profession de dynamiter ce qui est important ou pas et s'arrange pour que cela explose. "

Mathieu Amalric n'exclut pourtant pas le savoir technique : " Avec Arnaud ou avec les Larrieu, il faut être extrêmement adroit. Dans la scène de l'allume cigare de Rois et reine par exemple. On sait qu'on va jouer une scène drôle, mais, pour que ça ne soit pas trop évident, Arnaud avait bourré la voiture d'objets. Il s'agit d'un plan séquence simple et millimétré : on suit l'agent qui vient, repart et revient à nouveau quand le moteur se met en marche. Il fallait ouvrir très vite la vitre, présenter la carte grise, baisser la radio. Je n'avais pas l'impression de jouer une scène drôle (tester l'autorité, jusqu'où tirer l'élastique) mais d'être plutôt un cheval de concours qui doit faire une course sans faire tomber d'obstacle…C'est le minimum mais il faut aussi être capable de danser le Hip hop de conduire une voiture. Il peut y avoir désamour avec un acteur parce qu'il ne joue pas le jeu, qu'il refuse de faire un peu d'alpinisme sur la Brèche de Roland chez les Larrieu.


2-5 : L'improvisation contrôlée chez Jean Eustache et Maurice Pialat


Autres pistes d'analyse :

Sources :

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