Andrzej Munk
1963

Au cours d'une croisière à bord d'un transatlantique, Liza, une belle Allemande blonde et assurée, accompagnée de son mari américain Walter, croit reconnaître en une passagère une ancienne détenue du camp de concentration où elle a vécu. Ébranlée, elle avoue alors à son mari son passé.

Elle n'était pas prisonnière du camp d'Auschwitz comme elle l'a laissé croire mais une Aufseherin, une surveillante SS. Surgissent dès lors dans sa mémoires des scènes de l'horreur quotidienne : tri des condamnés, rangées de chiens menaçants des gardes SS, tonte des cheveux, matricules tatoués sur les avants-bras... Elle raconte comment elle a voulu sauver une détenue, Marta, qui éveilla sa compassion. Elle en a fait sa secrétaire et a même été complice de son amour pour un autre détenu, Tadeusz. Elle dit l'avoir soignée et secourue sans que Marta ne lui ait témoigné sa gratitude. Jusqu'au jour où, impuissante, elle a vu Marta embarquée au bloc des condamnés. De ce premier témoignage très court, Liza n'en dira pas plus à son mari.

Angoissée et inquiète, à la recherche de cette mystérieuse passagère, Liza, en son for intérieur, laisse surgir de tout autres souvenirs. Marta était bien sa secrétaire mais elle en avait fait sa moucharde, sa créature même. Elle a instauré des relations perverses de pouvoir, faites de chantage psychologique et de surveillance systématique. Liza agissait avec Marta comme un bourreau. Rancunière et jalouse, elle surveillait et punissait Marta, qui arrivait toujours à lui échapper.

Elle fut mutée à Berlin et ne la revit jamais jusqu'à ce jour sur le navire. Cette femme qui débarque est-elle "sa" Marta ?

 

pour Nadia Meflah : "Andrzej Munk commença le tournage du film en 1961. La réalisation fut brutalement interrompue par la disparition tragique du cinéaste polonais dans un accident de voiture. Deux ans plus tard, ses amis et collaborateurs décidèrent de monter le film avec la matière existante.

Le film est donc une œuvre hybride, composé de photogrammes fixes avec une voix off remplaçant les scènes qui n'ont pas pu être filmées sur le paquebot, et de deux longues séquences filmées à l'intérieur du camp. Ces béances et trous confèrent au récit une ampleur inégalée renforçant sa portée éthique : faire œuvre de mémoire. L'inachèvement du récit, au lieu d'altérer sa portée humaniste, lui confère au contraire une plus grande force car il rejoint les enjeux du souvenir, de la trace mémorielle et de la transmission.

Précision absolue du passé concentrationnaire de Liza associé au présent du paquebot, cette île flottante où tout semble flotter, même les souvenirs les plus atroces, dans un no man's land chic et vaporeux. Les séquences filmées par Munk sont celles du camp d'Auschwitz en 1943 et de la relation qui unit et sépare les deux femmes. Ce que nous voyons à travers Liza se regarde comme par-dessus son épaule. Ce sont ses souvenirs du camp où nous regardons au second plan l'horreur se dévoiler. Le cinéaste insère physiquement Liza entre nous et la vision d'enfer du camp de concentration et d'extermination, que ce soit un chien qui dévore un corps affaibli à terre ou un homme agenouillé sur le toit qui déverse une boîte de gaz Zyklon B dans les conduits de la cheminée.


Les scènes du passé, celles du camp, sont précises, claires et sans équivoque. À tel point qu'elles semblent se dérouler ici et maintenant. Tout est filmé avec neutralité et distanciation, sans effet de sentimentalisme. Le passé devient plus vrai et plus incarné que le présent sur lequel nous pouvons projeter des intentions (tel photogramme de Liza : est-elle soucieuse ? ou tout simplement fatiguée ?).

En dehors même du discours du film, l'esthétique a valeur de leçon contre l'oubli. La reconstitution précise des faits du passé l'emporte sur le présent filmé pour témoigner de ce qui a été.
Par exemple, lors de la seconde remémoration plus vériste que Liza se fait en elle-même, nous voyons une scène banale de tri. Liza doit sélectionner les femmes nues pour la mise à mort. Il fait nuit, Munk filme en plan large avec suffisamment de précision ce rituel macabre et le raffinement des bourreaux (ronde, canne qui encercle, main qui s'abat au hasard.). Nous reconnaissons deux tortionnaires, Liza et une femme kapo. L'arrêt se fait lorsqu'elle reconnaît Marta parmi ces corps qui défilent. Le champ-contrechamp est la figure de style associée aux deux femmes pour raconter leur conflit. C'est une lutte existentielle au sens hégélien qui permet au cinéaste d'exposer, à partir de cet incessant travail d'humiliation de Liza envers Marta, le travail de mise à mort. Il en va de la responsabilité individuelle (Liza et Marta avec l'usage du champ-contrechamp) et collective (plans larges du travail quasi banal et quotidien des laveurs de chambre à gaz, des rondes alignées et coordonnées).

Dans ses Histoire(s) du cinéma, Godard fait de ce film l'unique témoignage polonais de ce que furent les camps d'extermination.

Thème : Shoah
Avec : Aleksandra Slaska (Liza), Anna Ciepielewska (Marta) et Marek Walczewski (Tadeusz).0h58.
La Passagère