Une partie de chasse à l'orignal. Stéphane-Albert, plus communément appelé Albert, y retrouve son éternel compagnon d'enfance, Bernard, avec d'autres amis et membres de la famille. Albert, bavard, un peu vantard et très cultivé, physiquement moins aguerri que ses compagnons, est le « poète » du groupe, faisant d'abord apparaître les autres, moulins à jurons, comme étant plus simples et plutôt rustres. Dans la quête de l'orignal tant convoité, l'atmosphère réchauffée par l'alcool et la vie en commun, le groupe devient vite une meute de loups qui encercle sa proie, c'est-à-dire Albert. Bernard trône en chef de la meute. « Même si tu portes le panache », dit-il à Albert, du fond de son ivresse, « tu sais que je t'aime quand même ».

 

Albert peut tout sublimer dans le langage, poétiser toutes les expériences. Il veut souvent tout exprimer par la créativité de sa prose, sa culture littéraire. Cependant, il est celui qui bute sur la réalité, sur le monde concret qui fonde ses expériences, qui le met à l'épreuve. Il magnifie le monde à distance mais il lui est difficile d'entrer dans la matière de la réalité, les viscères du monde pourrait-on dire, exactement comme le démontre et le symbolise son expérience avec le lièvre : il entend apprendre quelque chose en éviscérant le gibier, surmontant un dégoût naturel, bravant les moqueries des camarades, mais une fois les mains dans les entrailles de l'animal, Albert ne peut s'empêcher de se détourner pour s'appuyer à un arbre et vomir. Il lui est par ailleurs très difficile d'être prêt à l'heure prévue, d'affronter le climat capricieux de l'automne, de supporter les longues heures d'attente immobile, de participer aux tâches ménagères dans le chalet, etc. Le matin du départ, lorsque son ami lui demande s'il a vraiment besoin du coussin qu'il vient d'ajouter aux bagages, Albert dit : « ben moi, j'suis fragile ». Ce pénible contact avec le monde réel, concret, naturel, ou disons l'exigence de l'action pure, culmine dans la scène du foie d'orignal, que l'on découpe pour goûter cru. Albert refuse, bien entendu, mais se sent vite forcé d'essayer et prend la viande saignante qu'on lui pousse sous le nez. Il mastique, avale, on lui en donne un autre morceau, mais alors que les autres entonnent "il est des nôtres, il a mangé son foie comme les autres", Albert doit sortir pour vomir à nouveau.

Peut-être que La bête lumineuse, c'est l'histoire du langage (d'Albert) contre le geste (des autres). Toutefois, nous rappellerait Perrault, c'est à peine si une chose existe quand elle n'est pas nommée, et la forêt, l'orignal, les amis, existent de tout leur poids pour les autres aussi. Ils ont le langage eux aussi, le langage de la chasse, de la forêt, de la longue amitié qui sait allier la « pudeur masculine » et l'art de la moquerie. En fait ils parlent sans arrêt, leurs blagues se succèdent plus rapidement que les poèmes d'Albert. C'est donc un certain langage contre un autre, issu de milieux différents, habitant des hommes différents, mais chacun avec son sens, sa nécessité.


Si chacun se révèle par la parole, ou le silence (Barney parle plus aux orignaux qu'aux hommes), Albert, quant à lui, incarne parfaitement une situation de la parole par rapport à la réalité, c'est-à-dire qu'il représente authentiquement le paradoxe du langage, le double mouvement d'une mise à distance et d'un pouvoir de révélation. Parfois les mots lui permettent de faire vivre une chose, un événement, une émotion, en même temps qu'ils le maintiennent à distance des réalités qu'il veut nommer et embellir. Albert devient donc, dans l'épreuve de la réalité, l'alter ego de Perrault avec ses outils du cinéma, il est l'expression concrète du problème de l'art, la voix intime de la conscience du cinéaste. Perrault qui, autant par sa vision du cinéma que dans ses écrits, était avant tout lui-même un poète. À l'instar d'Albert, il venait d'une culture littéraire, sans laquelle d'ailleurs il n'aurait sans doute pas fait ce qu'il a fait, malgré ce qu'il en dirait peut-être lui-même. Mais au cours de diverses circonstances il se sentit poussé à fuire les livres pour aller connaître le fleuve, la forêt, goûter la sueur, sentir le froid, découvrir des mots qui parlent du pays et des âmes qui l'habitent, trouver la poésie dans la vie et la parole des autres. Il voulait trouver « un Ulysse qui n'est pas Homère, un Menaud qui n'est pas Savard ». Perrault était cinéaste par la force des choses, l'artiste qui ne croit pas à l'art. On ne reviendra jamais assez sur la pertinence d'une vision où la réalité vient avant l'image, dans une culture où se vit de plus en plus l'inverse. Il y eut d'abord des rencontres, une pêche, une chasse, une expérience vécue par le cinéaste, ses collaborateurs et les gens qu'ils filment, et en plus, avec l'aide de la chance, il y eu un film fait avec la foi que quelque part, entre une parole et un geste, le cinéma peut bel et bien saisir la vie.

www.horschamp.qc.ca/article.php3?id_article=118. Nicolas Renaud hors champs mars 2003

 

Ciné-club de Caen

La bête lumineuse

Avec : Louis-Philippe Lécuyer, Philippe Cross, Stéphane-Albert Boulais, Maurice Chaillot, Bernard L'Heureux, Michel Guyot, Maurice Aumont, Claude Lauriault. 2h08.

1982
Genre : Documentaire