En marge de l'exposition Visions de l'Ouest : photographies de l'exploration américaine, 1860-1880 présentée au Musée d'art américain de Giverny (du 10 juillet au 31 octobre 2007) se tenait un symposium international (29 septembre) à l'université Paris 7 intitulé :

Les photographies de l'exploration américaine (1860-1880) et leurs usages, d'Amérique en Europe.

Carleton Watkins. The Yosemite Valley, 1864.
Carleton Watkins. The Yosemite Falls

Ce colloque se proposait de faire le point sur plusieurs décennies de recherche et d'expositions sur la photographie des missions d'exploration, période clé de la photographie américaine.

La question des usages des images et des logiques scientifiques, mais aussi politiques, institutionnelles, commerciales, culturelles et artistiques qui les gouvernent sont au centre des débats. Le rôle de l'individu photographe, ainsi que la question de la réception des images étendue au contexte européen sont également abordés.


L'exposé de Martha Sandweiss (Amherst College, Massachussetts) décrit le processus par lequel la photographie trouva un marché à travers lequel elle en vint peu à peu à façonner le regard des américains sur le rôle du Far West et des ses populations autochtones dans la vie de leur nation.

Bien que l'avènement de la photographie soit exactement contemporain de l'expansion vers l'Ouest, les images des premières années ne semblaient pas à la hauteur des visions raffinées qu'avaient déjà élaborées les écrivains, les peintres et les illustrateurs.

Les daguerréotypes réalisés dans l'Ouest pendant les années 1840-50, petits et difficiles à regarder, ne trouvèrent guère de public à cause de leur incapacité à raconter des histoires complexes et à donner la mesure de l'Histoire à l'œuvre. Apte à restituer les résultats plutôt que les causes, l'anecdotique plutôt que le long terme, la photographie connaît dans la deuxième moitié du siècle une évolution technologique qui lui confère un rôle plus important sur le marché culturel. Le procédé négatif permit aux photographes de produire des épreuves sur papier qui leur permettaient d'associer des mots à leurs images, de guider le regard et de créer des messages plus élaborés (Wesley Jones).

Dès lors, ce sont deux récits principaux qui se dégagent de la photographie de l' Ouest : l'un, la fiction de la "disparition de la race indienne", concerne la photographie, à la fois mise en scène et ethnographique, des peuples indigènes, métaphoriquement capturés pour l'éternité.

L'autre, qui en résulte directement, transforme les photographies en documents tournés vers le futur, évoquant un Ouest à venir, lieu propice à l'expansion politique et économique. Ce n'est qu'en reconstruisant ces récits et les contextes dans lesquels les spectateurs du 19e siècle les ont découverts que l'on peut saisir l'impact de ces photos sur la conscience nationale.

 

Essentiellement illustrée par la mission de George Wheeler à l'ouest du 100e méridien, l'intervention de Robin Kelsey (Harvard) concerne la notion de retard dans la photographie d'exploration américaine.

Alors que les expéditions gouvernementales furent à bien des égards des entreprises romantiques, dont le caractère s'attachait à la notion d'exploration, à la reconnaissance de terres inconnues et à la découvertes de lieux inviolés, les chefs d'expédition furent travaillés par un sentiment insistant de retard. Il y avait la crainte que leurs prédécesseurs (littérateurs, chroniqueurs ou peintres) aient déjà fait toutes les découvertes importantes, que l'Ouest ne soit déjà plus un territoire vierge et primitif, et que leurs concurrents dans l'exploration les prennent de vitesse dans la cartographie et l'inventaire de telle ou telle région. Kelsey examine le rôle du photographe dans l'approche de ce retard et de ses diverses expressions. Il montre comment les chefs de mission ont utilisé la photographie, leur priorité en tant qu'explorateurs, tout en tentant de rénover le mythe d'un Ouest intouché.

Thomas Moran, The Mount of the Holy Cross
Carleton Watkins. The Yosemite Valley, 1864.

Mick Gidley (Leeds) rappelle que les grandes campagnes d'exploration des années 1860 et 1870 furent à la fois le fruit et l'instrument de l'effort national des Etats-Unis en vue d'annexer et d'exploiter le territoire. A la base de ces campagnes, et ceci est probablement plus évident pour nous que pour les observateurs contemporains, se trouvait une idéologie essentiellement exploitatrice. La photographie est toujours la servante de la culture, et dans son usage dans les missions d'exploration elle mit en œuvre, autant que possible, les objectifs explicites des expéditions (qu'ils soient militaires, géologiques, économiques, artistiques, ou l'une ou l'autre de ces choses à la fois), tout en reflétant inévitablement l'idéologie colonisatrice qui sous-tendait l'expansion, blanche, vers l'Ouest.

Comme il le montre à travers l'analyse d'exemples choisis, beaucoup des photographies d'Amérindiens qui furent prises par les missions ou en association avec elles représentent visuellement, voire codifient, ce faisceau complexe de motivations. Il est souvent difficile de les rapporter à un genre clairement identifié, et Gidley soutient qu'il serait pertinent de considérer ces images, non pas comme des "paysages" ou des "portraits", mais comme des "portraits topographiques".

On a souvent affirmé que presque tous les sujets indigènes de ces photographies étaient les victimes d'un regard objectivant. Mais est-ce vraiment le cas ? En dépit du statut politique inférieur des sujets indiens, Gidley soutient également qu'ils manifestent une instance active, par leurs postures, leurs gestes, ou par d'autres moyens.

En fait, il se pourrait que cette imagerie enregistre pleinement ce que l'on appellera la "présence ontologique" de certaines figures indiennes, lesquelles sollicitent notre attention avec vigueur. Paradoxalement, cet appel atteint peut-être son maximum d'intensité là où les figures d'Indiens se sont livrées le plus généreusement à la photographie.

 

L'exposé d'Evelyne Payen-Varieras (Paris III) envisage la question de la contextualisation de l'œuvre des photographes paysagistes de l'Age d'or en examinant les prémices de la politique de relations publiques des chemins de fer de l'Ouest.

L'accent est mis sur le Central Pacific Railroad, basé en Californie, qui fut le segment ouest du premier transcontinental. Des sources comme la correspondance d'affaires, les guides de voyage et les brochures de promotion pour la vente des terres indiquent que la demande d'images de l'Ouest fut le fruit des circonstances et de rencontres personnelles plutôt que de politiques concertées. Néanmoins, les promoteurs du chemin de fer eurent constamment à cœur de s'assurer les bonnes grâces des journalistes et des éditeurs, des politiciens et des savants. Bien que les partenaires qui contrôlaient le Central Pacific aient employé des lobbyistes professionnels, ils firent également usage de collaborations informelles avec les leaders d'opinion. A cet effet pouvaient servir des transactions commerciales, mais aussi d'autres formes de relations, incluant des suggestions de discours ou d'articles, un soutien logistique pour la représentation de la Californie lors des grandes expositions, tant aux Etats-Unis qu'à l'étranger, et pouvant aller, pour leurs alliés les pus proches, jusqu'à des prêts d'argent ou des laisser-passer sur le chemins de fer.

De la même façon, des photographes paysagistes comme Alfred Hart, Carleton Watkins et Eadweard Muybridge furent pour le Central Pacific des partenaires occasionnels et des amis, plutôt que des employés. Le soutien de la compagnie, mentionné ci-dessus, les aida à créer ou à faire vivre des affaires indépendantes. Les officiels et les plus haut dirigeants du chemin de fer faisaient leurs choix dans les nombreuses vues prises sur leurs lignes, mais les photographes conservaient la disposition de leurs négatifs pour d'autres usages.

Inversement, lorsque Colis Huntington et ses associés achetèrent des vues stéréo à Alfred Hart entre 1865 et 1869, non seulement ils s'en servirent pour faire valoir les progrès de la construction du chemin de fer auprès d'investisseurs potentiels, mais ils escomptaient que les qualités esthétiques et techniques du travail de Hart renforceraient leur statut récent de bâtisseur de chemin de fer et d'entrepreneurs prospères. Dans les années 1870, la réputation grandissante de Carleton Watkins et Eadweard Muybridge dans les élites sanfranciscaines conduisit Collis Huntington à renouveler son amitié avec le premier, tandis que Leland Stanfors préférait le second.

Jusqu'en 1887, les liens de Carleton Watkins avec les officiels et les dirigeants du chemin de fer lui permirent de donner libre cours à ses intérêts et à ses expériences propres, en ne faisant qu'assez peu de concessions aux besoins commerciaux de ses commanditaires. Cependant, ces derniers appréciaient au moins autant la valeur rhétorique des statistiques et des lithographies à l'ancienne que les images dérivées de photographies.

L'analyse des guides de voyage suggère que les photographes, s'ils furent admis dans les cercles de promoteurs de l'Ouest, furent aussi encouragés à travailler dans le cadre des conventions préétablies de la littérature promotionnelle, en d'autres termes à illustrer la beauté et la puissance de la nature, la marche du progrès et la quête de l'aventure. Suivant l'exemple des rapports d'exploration et des histoires locales, les entreprises éditoriales patronnées par les compagnies de chemin de fer reflétèrent le même désir de satisfaire la plus large gamme possible d'intérêts.

 


Joel Snyder (Chicago) s'intéresse aux pratiques photographiques commerciales liées à la photographie d'exploration. Quand les photographes américains des années 1920 et 1930 commencèrent à construire une tradition photographique qui servirait à a fois à cautionner leurs propres pratiques de l'image et à produire un récit spécifiquement américain de la tradition photogaphique, ils choisirent invariablement Mathew Brady comme leur père spirituel. Des photographes aussi divers que Paul Strand, Edward Weston, Walker Evans et Ansel Adams reconnurent en Brady la première incarnation de leur conception de cette tradition photographique américaine et imaginèrent un "style Brady" de l'image photographique, conçu avec leurs propres images pour modèle.

Les photographies de l'Ouest américain prirent une place éminente dans cette histoire de la photographie américaine au fur et à mesure de son accroissement, dans les années 1930 et 1940, sous l'égide d'Ansel Adams et de l'historien-conservateur Beaumont Newhall. Les photographies de T.H. O'Sullivan (1 , 2), William Bell et Carleton Watkins, entre autres, furent incorporées au récit d'une tradition vivante d'une photographie "purement photographique", censément opposée aux conventions du dessin et de la peinture. Ce récit eut pour effet d'empêcher l'investigation des photographies de l'ère de l'exploration (1866-1880) dans le contexte des pratiques photographiques et illustratives de leur période, et occulta l'analyse des fonctions et des usages, avoués ou réellement observables, des photographies.

Les études récentes de ce corpus de l'exploration, depuis le début des années 1980, ont cherché d'une manière ou d'une autre à interpréter ces images en fonction des buts scientifiques des quatre grandes expéditions d'exploration ; mais la plupart de ces études ont omis d'examiner le fonctionnement du terme "science" à l'époque considérée. La photographie n'était alors qu'un moyen de représentation parmi beaucoup d'autres qui furent utilisés pour produire une information descriptive ou "scientifique" sur l'Ouest américain. Les habitudes ou les formules d'alors en matière de description visuelle à but illustratif étaient communes aux différents médiums, et n'étaient pas spécialement "scientifiques" au sens actuel du mot.

Dans les années qui précédèrent les missions d'exploration, ces formules avaient été adoptées dans la production de panoramas photographiques commerciaux, de vues photographiques de sites exotiques ou touristiques, et des vues stéréoscopiques. Il y a une remarquable continuité entre les photographies commerciales, produites pour la vente au grand public, et les photographies réalisées à des fins descriptives ou scientifiques, de même qu'entre les illustrations lithographiques publiées dans des ouvrages non scientifiques et les lithographies à valeur scientifique.

Les similitudes l'emportent ici sur les différences. Les visées et les formules employées dans l'illustration scientifique ne montrent pas de rupture avec celles qu'on trouve dans d'autres modes d'illustration, et cela quel que soit le médium. Cette continuité prit fin dans les années qui suivent immédiatement l'ère de l'exploration de l'Ouest américain.

 

Christophe Cormier le 15/12/2007 (Merci à François Brunet pour les résumés).