Vendredi 26, samedi 27 et dimanche 28 octobre au café des images : Le geste documentaire : filmer la parole. Séminaire, projections, rencontres animés par Patrick Leboutte.

Les invités : Jean-Pierre Daniel, Denis Gheerbrant, Gérard Mordillat, Jean-Claude Pollack et Josée Manenti. Au programme : La Voix de son maître, Jaguar, Pour la suite du monde, Le moindre geste de Fernand Deligny, Et la vie de Denis Gheerbrant. On souffre du silence en France. Filmer la parole, aujourd’hui...

Patrick Leboutte présente le stage en remerciant Le café des Images d'organiser des rencontres, de mettre des gens en présence avec des mondes possibles. Raccorder est le travail du programmateur. Raccorder pour éviter la déliaison, la solitude qui existe actuellement.

Qu'est-ce que filmer la parole? A la télévision, on peut tout dire mais on n'entend rien, tout est formaté. Le pari du cinéma est de rendre le silence, de permettre d'entendre, de créer des désirs d'écoute. La caméra est une promesse d'avenir. Depuis dix ans, les ouvriers ne disent plus "nous", on est des collaborateurs, des agents. En France, on souffre du silence.

 

Vendredi soir :
Après la projection de La voix de son maître de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert

Le discours, selon Foucault, c'est le champ où se mesure l'exercice du pouvoir. La voix de son maître avait été censuré par François Dalle, patron de L'Oréal. Dans le film, des patrons parlent de sujets différents. Mordillat explique que ce n'était pas une interview, que la parole n'avait pas été donnée. Philibert et lui avaient discuté avec les patrons de ce qu'ils voulaient faire. Le décor était choisi par les personnes filmées, la parole était donc mise en scène.

Pas de formule, pas de slogan et cependant quelque chose se déploie. Le documentaire se tourne souvent vers la misère mais rarement vers ceux qui sont responsables, qui sont en position de pouvoir.
C'est le geste du cinéma, le geste documentaire qui permet la critique. Le cinéma fait apparaître ceux que les patrons font disparaître.


Comment filmer le travail? C'est en revoyant Les Temps Modernes que les cinéastes trouvent la solution : faire un plan large fixe, un plan fixe sur les patrons et la même chose pour les ouvriers. Le plan fixe sur les ouvriers montre l'avancée inexorable du travail à la chaîne qui pousse les gens.

Au début, les patrons se sont opposés au titre .Ils ont été tous réunis et les cinéastes ont expliqué qu'ils étaient aussi une entreprise et qu'il leur fallait un titre accrocheur. Les titres proposés étaient "les gagneurs" ou "la voix de son maître".
Le film était sorti en salle mais la version pour la télévision avait été censurée car François Dalle en supportait pas d'être vu à la télévision. Maurice Ulrich avait accepté de le censurer.


Les discours des patrons n'étaient pas préparés mais ils savaient les points qui seraient abordés. Ces patrons connaissaient mal le cinéma et lorsqu'ils voyaient les rushes, certains étaient très contents "c'est formidable, c'est exactement ce que j'ai dit".
Le film a été tourné à un moment charnière, au moment où on est passé de l'ère industrielle à l'ère du capital. Pendant l'ère industrielle, il fallait produire, inventer, commercialiser. Maintenant les actionnaires doivent gagner de l'argent. Avant il y avait un chef du personnel, maintenant un directeur des ressources humaines. Les gens sont des ressources, ils ne sont plus des humains.

Comme les patrons choisissent le décor et ne sont pas face à un contradicteur, ils ont le temps de déployer leur pensée. Des petites télévisions sur lesquelles ont les voit sont installées sur leur lieu de travail, ce qui évoque 1984 de George Orwell . Leur discours devient abstrait.

La volonté des cinéastes était de faire un travail critique, de développer l'esprit critique. Filmer les ouvriers développe compassion et solidarité mais n'apprend pas grand chose. Il faut filmer l'adversaire pour le combattre, pour rendre au spectateur son esprit critique.

Les cinéastes ont choisi des patrons intelligents et ils ont eu deux refus: Rockfeller , qui n'était à Paris que pour deux jours et David de Rotschild qui leur a répondu:"il y a des Rotschild aux affaires et d'autres qui se montrent".

Filmer le patron d'IBM a été difficile. Le système de contrôle était terrible. IBM voulait avoir un droit de regard sur le montage et filmait ce que les cinéastes eux-mêmes filmaient. Les dirigeants se déplaçaient en groupe et ils contrôlaient le PDG.

Si on faisait un nouveau film avec les patrons contemporains, on aurait le même résultat. L'espace, la durée traversent le temps. Le film a été fait en noir et blanc, cela renvoyait à l'esthétique de la télévision. Ils étaient tous dans le même espace, l'anonymat est une force.
A la fin de l'entretien, Mordillat parle de ses projets: "L'Apocalypse" avec Jérôme Prieur et le tournage de "Les vivants et les Morts". Un nouveau livre sortira en janvier "Notre part des ténèbres".

 

Samedi matin

Patrick Leboutte introduit le stage en prononçant le mot " séminaire " qui vient de semer, ensemencer . Dans ce pays, paradoxalement, tout le monde parle, tout se dit à la télévision mais on ne dit jamais rien et cela ne sert à rien. Le verbiage, le bruit accentuent la solitude et l'aliénation. Dépossédés de notre parole, nous sommes en prison. Cette solitude lui évoque le tableau de Munch, Le Cri , c'est un cri mais un cri silencieux, qui ne sort pas. Comment faire pour que l'on parle et que la parole fasse dépôt ? Il faut créer du désir pour que la parole se libère, il faut créer des conditions de parole.

Projection d'un film de quelques minutes fait par des étudiants de Tours : lors d'un congrès annuel du MEDEF, ces étudiants sont allés filmer le Baron Seillières comme des journalistes. Pendant son discours, ils ressortent les mots essentiels qui finissent par ensevelir le Baron sous son inanité sonore. C'est du bruit mais pas des paroles, les mots sont vidés de leur contenu. Ce film est le début d'une riposte, d'une reprise en main.

Le cinéma direct a beaucoup évolué depuis les années 50 grâce à l'allégement de l'outil, à une caméra plus légère. Elle permet d'estomper les frontières entre documentaire et fiction. Il est possible de filmer des corps réels en train de parler et de transformer des personnes réelles en personnages. Côté fiction, la Nouvelle Vague, Cassavetes se rapprochent du documentaire. Cassavetes traque sa femme jusqu'à ce qu'elle livre quelque chose d'elle-même. L'émotion, la vérité est produite par l'intrusion de la caméra elle-même.
Jean Rouch est un précurseur . Des nouveaux corps, des nouveaux timbres de voix, des nouveaux récits, nous sommes multiples. Le documentaire apparaît en Afrique, au Québec, dans la classe ouvrière (les Groupes Medvekine), dans des minorités.

Projection de Jaguar

Jaguar : premier long métrage de Jean Rouch tourné en 1954 mais dont le montage sonore a lieu en 1967. Jean Rouch est au Niger et accompagne trois de ses amis noirs au Ghana. Le voyage se construit en fonction du film. On tourne, on fait le point et on réoriente le film. Rouch est le fondateur d'une pratique nouvelle. Comme Rossellini, c'est faire pour voir. Avec sa petite caméra, il peut tourner entre 150et 20 secondes. C'est une homme seul, avec une caméra minuscule, sans son. Le son sera enregistré plus tard. Pendant qu'il remonte sa caméra, il a le temps de revoir. Il prend un seul plan et ne refait jamais de scène. Il est à la fois, auteur, artiste et artisan. Il filme pour le plaisir et n'a pas de producteur.

Après la projection de Jaguar

Jaguar sur lequel Jean Rouch a beaucoup travaillé est un manifeste, un geste cinématographique. Il n'y a ni acteur, ni script, ni scénario, Le cinéma est réduit à son essence. Il faut qu'il y ait une relation entre le son, l'image et le décor. P. Leboutte explique que ses plus grands cinéastes ont toujours eu besoin de rompre avec la lourdeur de l'appareil ( Rossellini, Pasolini, Kiarostami, Cavalier....) Plus il y a de maîtrise et moins il y a de geste. Jean Rouch casse le désir de maîtrise du spectateur, il nous emmène dans un flux d'images et on ne sait pas où on va à l'avance.Le grand opérateur, c'est le cadre. Au début Jean Rouch parle, il présente les personnages comme dans le théâtre antique. Il dit " nous " donc ils ne sont pas trois personnages mais quatre.Le montage sonore a eu 13 ans après le montage des images. Il a demandé à ses amis de regarder les images et d'improviser la parole. Ainsi, ils sont acteurs deux fois: dans l'image et en regardant ce qu'ils furent. Le personnage qui parle change tout le temps, l'un parle à la place de l 'autre, Les trois personnages qui parlent deviennent un corps commun et le spectateur finit par lâcher prise et par ne plus essayer de deviner qui parle. J.Rouch invente une autre temporalité. Le film a été tourné dans une Afrique colonisée et le montage sonore dans une Afrique libérée. Lors du montage sonore, les acteurs abordent le film en position de spectateur, ils improvisent dans le temps de la projection . J. Rouch ouvre le cercle où nous sommes déjà. Représenter, c'est rendre présent à nouveau. Les personnages disent vrai et mentent , ils disent ce qu'ils ont été et sont. Mentir est la fonction du documentaire.A la fin, Jean Rouch dit " ils reviennent avec des souvenirs, des mensonges ", ces mensonges sont leur vérité. Le film ressemble à du free jazz, il y a toujours du jeu, les acteurs inventent ce qu'ils sont, il n'y a pas de parole sans plaisir. En libérant la parole, Jean Rouch libère le fictionnel qui est en nous, Nous sommes des fictions réelles. La fiction n'est pas préméditée mais elle naît par l'acte de la parole. Le sujet du film, c'est comment devenir plus que nous, Jean Rouch devient noir et eux deviennent blancs. Chaque " je " est libéré parce qu'il y a du " nous ".
Le ciné-transe :" Moi, un Noir ", " Les Maîtres fous " dans lequel il montre des ouvriers humiliés du Niger qui, en transe, pratiquent un rite de possession, ils avalent les Blancs, deviennent les autres, bavent et crachent pour se libérer. J. Rouch transforme le cinéma en rite, il entre dans la peau de l'autre. Nous sommes tissés de strates et d'histoires, nous sommes multiples.
Dans Jaguar, il ya de la liesse, du plaisir de faire ensemble,la parole libérée est puissante, elle enfle, elle gonfle. Plus ils parlent, plus ils ont de plaisir, plus ils fabulent. On voit des Afriques personnelles, des mondes apparaissent grâce à la puissance de la parole.Jean Rouch allume la mèche et ils prennnent la parole. La parole est un acte. Chacun est un monde en soi. Documentaire ou fiction?
Qui est l'auteur du film?
La caméra est partie prenante, elle est participante.Tout le monde fait tout, il n'y a pas de division du travail. Le passage de la douane est une scène désopilante.
Ce film est comme un journal intime, la caméra est une caméra-stylo.


Pour la suite du Monde

Après la projection de Pour la suite du monde de Pierre Perrault, intervention de Patrick Leboutte

Pour la suite du monde est le premier film d'une trilogie tourné en 1963 avec son synchrone. 1959 :naissance du Québec.
Pierre Perrault suscite des retrouvailles. La pêche au marsouin n'existait plus et grâce à lui, elle redevient un moment de pur présent. Les vieux réinventent pour leurs petits-enfants. Après ce film, la pêche au marsouin est devenue une activité économique et touristique, les tour operateurs ont proposé des excursions.
Lier l'origine à un devenir possible.
Pierre Perrault est un cinéaste qui vient de la radio et qui avait enregistré pour la radio ces gens-là. Ce film est une sorte de potlatch, plus il avance, plus ils se font des cadeaux. La parole réveille les choses, elle ramène à la surface une mémoire enfouie, une mémoire commune. Une culture, ce sont des choses partagées en commun. Un récit des origines se constitue sous nos yeux. La parole est une activité physique qui a des conséquences. Elle a une valeur d'usage. Ce documentaire sur la parole comme processus de travail libère aussi une liesse. La parole invente le film. C'est ainsi que l'on crée un territoire commun, un " en-commun ". Le commun, c'est le raccord: 1+1=3. La parole a une valeur d'usage: chacune de leur manière de faire correspond à leur manière de dire. On parle pour construire quelque chose. Qui est l'auteur? Il y a création d'un " être là ensemble ".
Le premier film où on veut donner la parole aux gens au Québec est Les raquetteurs De Gilles Groult, film qui n'atteint pas son but mais qui exprime un désir de parole.

Le débat s'est engagé sur le rapport du cinéaste avec les habitants. Au-delà du commun se pose la question du transfert.Le cinéaste semble avoir obtenu toute leur confiance et ils s'expriment avec beaucoup de liberté. Il les pousse à la création et il aime ce qu'il est en train de faire. Son émerveillement est continuel. Ce film raccorde les habitants au reste du monde.
Le cinéaste brise les rôles habituels, les habitants inventent un récit et le cinéaste raconte le récit du récit. Ils construisent ensemble. Le jeu est toujours présent.
Les cinéastes (Rouch et Perrault) ont conscience de faire exister des gens, un pays par des films.Chez Rouch, c'est la première fois qu'on voit des Noirs, il n'y a pas encore de cinéma africain et chez Perrault , on voit un nouveau pays.
Dans Le règne du jour, le territoire des habitants est la langue, ils ont conscience de faire naître quelque chose qui n'existait pas et qui leur appartient,
C'est aussi une entreprise politique. On emmène le marsouin à New-York et en même temps on retourne au mythe. Le marsouin évoque Moby Dick, l'ancêtre absolu, à moitié divin..La pêche au marsouin est un retour en arrière métaphysique et en même temps une marche en avant puisque d'autres marsouins vont être réclamés. Les vieux ont une attitude ambivalente, ils veulent que cela rate et en même temps ils sont ravis que cela réusssisse.

Projection du film de Gilles Groulx, Les raquetteurs


Tourné dans les années 50, avec le même opréateur que Perrault. le film montre des archétypes et fait penser à un art caricaturiste qui montre les gens de manière assez méchante. On peut penser à la peinture expressioniste des frères Grosz et à l'émission Strip-Tease.On voit plein de gens dans le plan mais on ne sait pas comment les regarder. Le cinéaste ne semble pas savoir quoi faire de son outil et la caméra est agressive et manque d'empathie. Il est difficile de filmer l'être ensemble, le peuple.

Groupes Medvekine: association libre entre des ouvriers à Besançon et des ouvriers du cinémaqui travaillaient avec Chris Marker. Ils ont tenu sept ans et montraient le monde ouvrier de l'intérieur.Après 1968, le projet réformiste de Chaban-Delmas " nouvelle société " est mis en place.
Les groupes Medvekine font de l'agit prop, ils ont une attitude situationniste.Les films sont faits par les ouvriers pour répondre aux actualités offocielles, ce sont des actualités ouvrières.Dans un des courts-métrages du groupe, une petite fille raconte ce qu'est le projet " nouvelle société " pour ses parents. L'ouvrière qui interviewe la petite fille lui dit " vous " .Le court-métrage commence et se termine avec le même plan : on voit une affiche publicitaire sur laquelle une petite fille est en train de manger une gaufre mais après le récit de la petite fille l'image semble horrible. Sa mère travaille dans l'usine qui fabrique ces gaufres. Elle n'a pas le temps de voir sa fille, le père est chauffeur routier et la petite fille vit la plupart du temps chez sa grand-mère.

Projectionde Et la vie de Denis Gheerbrant


Au début la caméra suit une voiture, puis une dame. Le cinéaste est là , aussi démuni que les gens qu'il rencontre. Le fait d'être seul avec une caméra est incongru et seul à seul, il se crée une certaine égalité. Le cinéaste et les gens qu'il rencontre inventent la règle ensemble, le type qui ouvre sa porte offre un jeu .Parfois la rencontre a été immédiate, parfois le cinéaste a revu les protagonistes plusieurs fois Tout est possible puisque personne n'est là pour représentatif de quelque chose. Chacun se représente lui-même et représente quelque chose qui nous dépasse. Les gens l'invitent à " camerrer ".
Le cinéaste semble parfois embarassé et ce sont les gens eux-mêmes qui relancent la conversation, à d'autres moments, il suggère les réponses. Il filme les hésitations, le silence . Il n'assène pas les gens de questions. Ce qui est dit nous est donné. Le cinéaste se demande ce qui fait désir dans la vie des autres, comment les gens se débrouillent avec la vie. Dans sa vie, chacun construit une fiction.
Il n'y a pas d'enjeu de pouvoir. En 2000, il y avait une notion de pensée ouvrière, on croyait que l'on avait des choses à transmettre. La chute du Mur de Berlin a mis fin à un monde duel. Maintenant il existe un seul modèle.Après la mise à mort de l'accord entre Communistes et Gaullistes, le démantèlement de la Sécurité Sociale, il reste encore de l'épique comme en témoigne l'ouvrier qui se promène dans l'aciérie.
Denis Gheerbrant montre des situations différentes . Il commence par le décor, par l'espace: espace de destruction, de ruines, paysages délabrés. Les gens semblent prisonniers de ces paysages inhabitables.
Il y a eu alliance et négociation entre le cinéaste et les gens. Ils se demandent pourquoi il filme.Ils témoignent et ont envie de faire passer un territoire à l'universel. Voir le film avec eux ne produit rien. Tout s'est produit pendant le tournage.
Dans ce film, on ressent beaucoup de retenue, d'émotion, de pudeur, d'énergie. Quelques moments sont très affectifs: l'étudiante styliste qui détourne le regard, la parole suspendue. Il a aussi valeur de protestation. Il n'est pas violent mais puissant. On ne sait pas si la nostalgie est voulue ou non mais c'est un adieu au prolétariat.
Le cinéaste explique que lorsqu'on coupe, le sens arrive, on suit un fil.Son a-priori était simple: il lui fallait les quatre éléments.

 


Dimanche :
Le moindre geste

Le moindre geste est un film unique. Fernand Deligny n'est pas cinéaste, il est poète, écrivain, pédagogue. Il travaille avec des autistes. Josée Manenti n'est pas caméraman. Le film disparaît puis réapparaît sept ans plus tard. Jean-Pierre Daniel, opérateur, consacre deux ans à le monter. Chris Marker soutient le projet et le film est projeté à Cannes en 1971. Il disparaît à nouveau et ressort en 2000.


Après la projection, le dialogue s'engage avec Jean-Claude Pollack, psychiatre et directeur de la revue Chimère, qui poursuit la pensée de Deleuze et Guattari.
Fernad Deligny est un personnage singulier qui ne supportait pas les institutions. Le film est surréaliste. Il fait penser à Bunuel en 1937 qui était allé dans un village où il y avait beaucoup d'idiots car les gens manquaient d'iode. Certains plans font penser à L'âge d'or: lorsque Yves est en adoration devant la statue, on pense à Gaston Modot qui suce le pied d'une statue.

Il y a un rapprochement entre des choses distantes : la guerre, un discours de De Gaulle et ce qu'il fait (promenade dans la nature…)
Il y a aussi la dialectique entre destruction et construction accentuée par la présence des machines que l'on entend. Yves suit le mouvement de la machine, il devient la machine.
Ce film est anti-oedipien ,on s'intéresse aux guerres, au monde, à la religion…Yves a un rapport conflictuel avec le monde. On entend crier des étudiants, des klaxons ont été enregistrés à Belfast, pendant des manifestations de l'OAS. Quelqu'un qui est coupé du monde comme Yves est ouvert de manière cosmique sur le monde entier, le monde humain.


Josée Manenti confirme que l'aventure était surréaliste, ils vivaient sans eau, ni électricité. Deligny était un être surréaliste, qui a cassé sa vie en plusieurs morceaux et les options de travail le faisaient changer.
Jean-Pierre Daniel a été influencé par Terre sans pain de Bunuel et par Pierre Perrault. Le marteau piqueur évoque la guerre. L'usine exerce une certaine fascination sur Josée Manenti qui éprouve du bonheur à filmer les machines. On voit peu d'humains dans le film mais les ouvriers ne sont pas loin. Il y a une sono prolétaire.
Yves est halluciné, il parle sans arrêt de la mort. Le scénario raconte l'histoire d'un gamin qui va mourir dans un trou. Il est en communication avec des soldats, avec un public, avec une masse. On pense au théâtre d'Antonin Artaud. Son discours s'adresse toujours à des gens, il invective souvent. Son discours répond à un processus schizophrène. Lui-même est très multiple, il parle avec violence.
Cependant, il ne faut pas oublier qu'il joue et on ne sait pas si c'est sa parole ou non. La mort a été mise en place par Fernand Deligny et Josée Manenti. L'idée était de mettre Yves dans un film pour le comprendre.
Josée Manenti avait essayé d'enregistrer les sons pendant les prises avec un magnétophone mais cela ne rendait rien. Ils enregistraient la parole d'Yves le soir et ont aussi enregistré des bruits de pierres. Jean-Pierre Ru, ingénieur du son dans Ma nuit chez Maud, a fait tous les sons. Il a entre autres enregistré une fanfare à Belfast. Chris Marker l'a encouragé à faire ce montage sonore. Il y a parfois coïncidence entre le son et l'image par exemple lorsque l'on voit des machines, on entend aussi des bruits de machines.
Denis Gheerbrant fait remarquer que le son est maintenu à distance et que l'on est toujours dans la dislocation. On entend parfois la radio et c'est alors le quotidien du monde qui rentre. L'image est habitée par les fantômes du monde.
Josée Manenti et Fernand Deligny montraient les rushes à Yves. Il observait l'effet que cela leur faisait. Le film l'a mis dans son corps. Il s'éronnait de se voir marcher. Il a sa propre existence, il prend le film. On découvre qu'il est une personne, que l'on n'est pas humain que par la parole. La mort est aussi très présente car elle tenait une place importante dans son discours. L'interrogation de Deligny était: qui est celui-là? Le projet était de lui donner l'espace de sa liberté. Ce qui était surréaliste et intéressant, c'était d'être désaccordés, de montrer un monde hétérogène.
Pourquoi dans une démarche thérapeutique faire un film ? Fernand Deligny n'était ni soignant, ni thérapeute. Sa question était : "Qui es-tu?" Ce pédagogue était un poète. Il voulait remettre en vie les enfants qui lui étaient confiés. Le film a permis à Yves de se déplier.
Deligny a choisi le cinéma parce que le cinéma le passionnait. Il avait été responsable de ciné-clubs. Lui-même n'a jamais voulu toucher la caméra mais il a beaucoup parlé de l'image. Dans l'image, chacun peut projeter ce qu'il veut. L'image contient beaucoup de choses et est parfois plus puissante que la parole. C'est le divan du pauvre (Guattari ou Deligny????).
Le film a été tourné en territoire cévenol. Deligny n'a jamais dit où tourner, il a juste allumé la mèche. Personne n'a écrit le texte de Yves. Deligny n'était pas là au moment où le tournage avait lieu car il voulait que le personnage fût complètement à son travail, fût libre et créatif.
Beaucoup de personnages ont été enlevés. Il reste une présence ouvrière à travers les machines et leur bruit. Chacun prend en main le film, s'en empare personnellement. Chacun inscrit dans ce qu'il fait, tout ce qu'il est. Deligny révélait les gens à eux-mêmes.

 

Ricochets du Moindre Geste

Denis Gheerbrant a filmé Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel qui parlent en regardant les rushes.
Deligny n'aimait pas le mot "filmer" et préférait "camerrer". Il pensait que l'on confond souvent la beauté du geste et le produit fini. Le cinéma est ce qui échappe à tout ce qu'on a enlevé. Plutôt que chercher la vérité, il disait "il faut vérite-er. Pierre Perrault parle de "camerrage". Dans ses derniers films, Perrault est très poétique, il filme des paysages désertiques, la question des corps, de la présence est très importante.
Ce qui intéressait Josée Manenti, c'était de vivre l'expérience, le rapport immédiat avec la lumière, l'ombre. Elle voulait entrer en vibration avec quelque chose. Elle avait tourné une pièce à la Clinique de La Borde mais elle dit qu'elle n'aurait pas pu faire du cinéma.
Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel sont retournés sur les lieux du tournage. Le paysage, son aridité, la dimension de l'espace: la vibration était sur la lumière et l'espace. La situation de création était une affaire de cohérence. Pour perrault, filmer devient une affaire d'existence. Josée manenti cite Teilhard de Chardin:"rien ne vaut la peine d'être trouvé que ce qui n'a pas existé encore".
La seule action digne de notre effort est de construire l'avenir.

A la fin du stage, Patrick Leboutte a rappelé l'aventure des groupes Medvekine. Prendre la parole est indissociable d'une certaine liesse. C'est assez émouvant de prendre la parole quand on n'a pas l'habitude de le faire. P. Leboutte va projeter le premier film du groupe Medvekine. En 1965-1966, ce groupe a réalisé un montage diapo et une bande sonore. "Vive laids patrons" était une parodie des roman-photo.

Il a ensuite projeté un court métrage "Mon diplôme, c'est mon corps", extrait du long métrage :"Ils ne mouraient pas tous mais ils étaient tous frappés". C'est l'histoire d'une femme de ménage qui, grâce à la caméra, va rompre l'isolement. La caméra va permettre de raccorder le monde de cette femme aux autres mondes. la caméra répare, suture, raccorde. Fatima s'est sentie en confiance et a pu dire et nommer son existence. A un moment elle dit au médecin ou psychologue du travail, "je me sens plus à égalité mais je ne serai pas à égalité car je ne sais pas écrire. Elle a finalement appris à écrire et a écrit un livre intitulé "Prière à la lune". La caméra libère.

Compte-rendu : Anne Lerouxel le 05/01/2008