John Woo
1992

 

Le maniérisme en peinture se définit par l'utilisation des thèmes classiques avec une déformation des motifs. Le Greco ou Le Parmesan utilisent les mêmes thèmes de l'histoire religieuse ( la glorification du bien) que Raphael ou Léonard mais étirent les corps, changent les couleurs, compliquent les posent ou les arrières plans. Au cinéma, l'on a souvent qualifié Léone, Peckinpah ou De Palma de cinéastes maniéristes, principalement parce qu'ils utilisaient les thèmes du western (la conquête) ou du film noir (le destin) tout en étirant les scènes fortes et en simplifiant la psychologie des personnages. Assez curieusement les plus grands cinéastes américains des années 80-90, Eastwood ou Lynch, n'ont que rarement été qualifiés de maniéristes. Le maniérisme, bien que débarrassé de ces connotations péjoratives, ne peut en effet servir qu'à repêcher les cinéastes intéressants d'une période pauvre. Quoique pense Woody Allen de la Scuola de San Rocco, le Tintoret n'est pas le Caravage. Le maniérisme n'est pas le baroque. Le baroque, comme toute nouvelle période importante, renouvelle les motifs parce qu'il traite de problèmes nouveaux. En l'occurrence comment exorciser le mal ? Les vanités terrestres pour les nordiques, la réforme pour les Italiens. Ainsi selon que l'on qualifiera Woo de maniériste ou de baroque on lui réservera une place modeste ou immense dans l'histoire du cinéma.

 

"Hard Boiled" et "Face/Off", le meilleur film hong-kongais et le meilleur film américain à ce jour de Woo permettent de saisir la transition entre le maniérisme et le baroque. Maniériste "Hard Boiled" l'est d'abord par l'emprunt de son thème à Jean-Pierre Melville : l'amitié virile valeur ultime mais condamnée par un monde qui s'autodétruit et qui ne laisse à l'homme que le choix de sa mort. Le bon copain, qui partage la passion intime du jazz, que l'on essaie de protéger, mais qui se fait tuer quand même, en est la première incarnation. La seconde est bien sur celle de Tony, condamné à participer au monde des truands. Pour ces deux incarnations l'emprunt à Melville est proclamé par deux éléments. Le bouvreuil du "Samouraï" se retrouve dans la scène initiale du restaurent et Tony confectionne des oiseaux en papier pour conjurer la douleur d'être obligé de tuer. Les scènes de bars sont le lieu privilégié des discussions sur le rôle de l'amitié.

Bien sûr ce thème est mis en situation dans le Hongkong angoissé par la rétrocession. Le héros envisage de quitter Hongkong alors que l'ami qui se fera tuer refuse sous le prétexte futile que la nourriture ne sera pas aussi bonne. Woo semble saisi d'une joie désespérée à abattre ces hong-kongais qui ne descendent pas les escaliers assez vite, qui ne s'enfuient que trop lentement. Les habitants de Hongkong réduits à des malades ou des infirmes, tel est bien le sens de cette dernière séquence d'une heure dans un hopital-ville qui finit par exploser. Le héros est littéralement poussé dehors par l'explosion et Tony acquiert la liberté que dans un nouvel horizon qui ressemble à l'Islande.Thème emprunté donc, et traitement maniériste. Il ne s'agit pas là du cinéma classique de Ford ou de Hawks ou les scènes d'action alternent équitablement avec les scènes de repos. Dans "Hard Boiled", la plus longue scène de repos est probablement celle avec "madame" recevant ses roses blanches, se servant des mélodies de son contact pour déchiffrer les messages. Peuvent également être qualifiées comme telles la scène entre Hoi et Tony dans le jardin du premier, et les deux courtes scènes de bars où apparaît John Woo acteur. Melville, maniériste lui-même étirait l'attente et réduisait l'action à des brusques écharges de violence. Woo procède à l'inverse ; les scènes d'actions occupent la quasi-totalité du film : le massacre dans le restaurant, la descente dans l'entrepôt de Hoi, l'attaque sur le bateau et l'attaque de l'hôpital.

Maniériste dans sa construction le film l'est aussi dans quelques figures de style propre à Woo. Au contraposto (poses croisées des personnages) de la peinture il substitue le corps en avant déboulant bras armés tendu et mitraillant, ou le corps penché mitraillant, pratiquant l'esquive par un roulé boulé sur le côté. A l'allongement des doigts, il substitue le doigt prolongé par l'arme à feu. A l'arrière plan surchargé, il substitue l'esthétique des jeux vidéos où des hordes d'ennemis surgissent de nulle part.

L'hypertrophie des scènes d'action, le plongeon en avant ou sur le côté, l'arme à feu prolongement de la main sont des caractéristiques que l'on retrouve décuplées dans "Face off". Mais en ne recourant plus à un thème d'emprunt et reprenant un schéma équilibré entre action et repos, Woo évite le maniérisme.

La différence majeure entre les deux films tient à la présentation de l'enjeu : une métaphore dans "Hard Boiled" : la nécessité du départ, de l'exil ; Un thème tabou : la mort de l'enfant dans "Face off". On aurait ord de croire ce sujet bénin. Dans la problématique de Woo d'abord qui a envisagé pour l'un de ses films un héros psychopathe tueur d'enfants et qui dans "Hard Boiled" consacre de nombreuses séquences au sauvetage des nourrissons de l'hôpital. L'enfant est le seul espoir d'un monde corrompu, sa mort est donc le mal absolu. Ce thème est bien sûr traité dans "Allemagne Année zéro". Dans le cinéma le parcours de l'enfant vers la mort fait généralement l'objet de mélodrame tel "L'incompris" de Comencini. La conséquence de cette mort sur la famille est un sujet plus difficile : abordé par Truffaut dans "Domicile Conjugal", il me semble que seuls Rossellini et Renoir ont vraiment traité le sujet. "Europe 51" et "Le fleuve" offrent d'ailleurs deux perspectives contradictoires : l'exclusion de la vie dans un enfermement mystique pour l'un, 'acceptation de la vie comme force supérieure pour l'autre. Dans les deux cas la religion prime. Quelle soit chrétienne ou hindoue importe peu, il y a réconciliation au nom d'une valeur transcendante.

Woo résout le traumatisme sans appel à une valeur extérieure : seul un passage par le mal permet de vaincre le traumatisme. Le bien vécu au quotidien ne peut effacer le traumatisme. Malgré toute sa bonne volonté, le flic pleurera toujours son enfant (voir la scène sur la tombe pour l'anniversaire ; pathétique et misérable). Le mal se traduit d'abord par le dépouillement total. La scène dans la prison où le flic est au fond de sa prison enchaîné et sans possible secours extérieur est une terrible incarnation contemporaine du malheur s'abattant sur Job. Mais le mal n'est pas le contraire du bien, il est une façon de retrouver le bien quand le mal a été fait. Pour continuer à filer la métaphore picturale on pourra dire que Woo substitue aux couleurs aigres-douces de la psychologie douloureuse, l'éclairage violent nécessaires aux tableaux nocturnes. L'ombre ne peut se comprendre sans la lumière et la lumière n'est jamais aussi nécessaire que quand la nuit est là. Car le bien que procure le flic, sa lumière, est bien terne. Le truand ne se fera pas faute de souligner avec humour son habitat triste, sa femme délaissée, son autorité impuissante sur sa fille, son zèle un peu borné au bureau. La leçon du baroque Woo l'applique à la lettre. Il serait faux de dire que le bien et le mal se confondent dans un gris indifférencié à partir de la fameuse scène de la fusillade dans le miroir. Cette scène scelle simplement que le bien et le mal, bien qu'éminemment contradictoire, sont nécessaires l'un à l'autre. L'échange de personnalité permet surtout à Woo de donner une véritable place aux scènes de repos. Cet échange de personnalité permet de travailler les zones où la lumière éclaire la nuit : ce sont les scènes émouvantes où le flic essaie de reconquérir sa femme et où la nuit éclaire la lumière celles où le truand joue avec humour et brio au flic. Ainsi, le retour à la vie du personnage ne pourra passer que par les leçons du truand

Le spectateur partage cette marche vers la résurrection. La sensation la plus violente, il l'éprouve dans les scènes d'action. Si le mal s'abat sur le flic, le spectateur est lui-même épuisé par les quatre séquences de l'aéroport, du loft au miroir, de l'église et des hors bords, qu'il croyait être le summum de l'affrontement violent. La sagacité du spectateur est de si nombreuses fois prise à défaut (la mise à mort du truand aurait pu constituer un digne final dans la scène du loft, de l'église ou sur le hors-bord) qu'il demande proprement grâce et peut accepter cette grosse ficelle qu'est le retour de l'enfant.

Un monde qui a connu la destruction et où la lumière surgit du milieu de la nuit, tel est le tableau baroque que propose Woo dans "Face off".

Genre :
(Hard boiled)
A toute épreuve
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