En 2007, son troisième long-métrage, La Graine et le Mulet, avait raté de peu la sélection cannoise, le film étant arrivé tardivement et dans une version jugée trop longue. Cette fois-ci, la course contre la montre a été payante, au terme d'un travail de montage titanesque. Car il a fallu essorer 750 heures de rushes - chiffre donné par la production - pour faire jaillir in extremis trois heures de film. Le sujet, le choix des actrices - une star, une inconnue - et sa fabrication hors norme font déjà des vagues sur la Croisette. Mais un grain de sable syndical vient perturber la machine cannoise. Un peu avant la séance, la branche cinéma et audiovisuel de la CGT (Spiac-Cgt) appuie sur le bouton "envoi" et fait atterrir dans les rédactions un communiqué tonitruant, dénonçant les conditions de travail sur le tournage, qui a eu lieu en grande partie à Lille. Promesses salariales non tenues, temps de présence étirable à merci, comportement proche du "harcèlement" : à présent, c'est la tête d'Abdellatif Kechiche qui se retrouve sur l'affiche, dans le mauvais rôle. Pourtant, le budget (4 millions d'euros) n'est pas celui d'un film pauvre. Mais le tournage, prévu initialement sur deux mois et demi, a duré le double, de mars à août 2012. Sept techniciens, dont certains travaillent dans le Nord, témoignent dans Le Monde. En creux, ils dressent le portrait complexe d'un réalisateur doué, méticuleux à l'extrême, car soucieux de capter les instants d'authenticité, mais aussi désorganisé, fonctionnant à l'improvisation et mettant son équipe au bord de la crise de nerfs. Cela passe dans son entourage proche, habitué à ce rythme foutraque, mais parmi ses nouveaux collaborateurs, parisiens ou installés dans le Nord, on tombe des nues. La polémique s'emballe. Il y a les pour, les contre, et il y a ceux qui se méfient : en effet, ce pavé dans la mare est lancé en plein débat sur la convention collective de la production cinématographique. Un texte signé le 19 janvier 2012, qui n'est toujours pas applicable un an plus tard, tellement il divise la profession. Il vise à faire respecter le code du travail dans un secteur qui n'est régulé par aucun texte officiel, mais se cale sur des usages plus ou moins suivis. Ses opposants - la quasi-totalité des producteurs - redoutent que la nouvelle réglementation et les surcoûts qu'elle va engendrer ne compromettent la production des films fragiles. En face, le spiac-CGT défend bec et ongles la convention collective et La Vie d'Adèle ressemble à un cadeau tombé du ciel pour dire la nécessité d'une régulation sociale sur les tournages. C'est dans ce climat tendu que, le 26 mai, le jury présidé par Steven Spielberg décerne la Palme d'or. Fait exceptionnel, celle-ci n'est pas attribuée au seul réalisateur mais conjointement à Abdellatif Kechiche, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos. A l'heure du couronnement, les deux actrices ne boudent pas leur plaisir, et entourent tout sourire celui qui a su tirer le meilleur d'elles-mêmes et qui fait rayonner le cinéma d'auteur français dans le monde entier.
Certes, la veille de l'annonce du palmarès, Julie Maroh, l'auteure
du Bleu est une couleur chaude, le roman graphique dont est tiré le
scénario, a tenu sur son blog des propos critiques quant à la
façon dont Kechiche a traité les scènes d'amour physique.
Mais elle est par ailleurs plutôt élogieuse pour le film. Un
mois plus tard, l'équipe est reçue à l'Elysée
par François Hollande pour célébrer la deuxième
Palme d'or française du siècle, après Entre les murs,
de Laurent Cantet.
Il aura suffi d'un été pour faire retomber l'euphorie. C'est
d'abord Léa Seydoux qui, le 24 août, explique à Télérama
qu'elle ne "pense pas que la réussite artistique justifie tout
ni que le film soit le résultat de la douleur infligée pendant
sa fabrication". Elle conclut : "Le film, c'est quand même
Adèle et moi." Quelques jours plus tard, metteur en scène
et comédiennes se retrouvent dans les montagnes du Colorado, au festival
de Telluride. Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux se livrent
au site The Daily Beast, fondé par l'ancienne patronne de Vanity Fair,
Tina Brown.Les deux femmes évoquent les dix jours de tournage d'une
scène de sexe, les cent prises nécessaires pour le plan qui
montre la rencontre entre les deux personnages, et la rage qui a saisi le
metteur en scène lorsque l'une d'elles a ri. Léa Seydoux affirme
catégoriquement que "plus jamais" elle ne tournera avec Kechiche.
Le lendemain, le correspondant de Canal+ à Los Angeles rapporte, sur
Twitter, quelques propos désobligeants d'Abdellatif Kechiche à
l'endroit de Léa Seydoux
Au festival de Toronto, le trio répond aux questions du public lors
de la présentation du film, le 5 septembre. Deux jours plus tôt,
dans Le Parisien, Adèle Exarchopoulos adoucit le tableau en soulignant
que "c'est sans doute le film où nous avons le plus appris, le
plus évolué". Le réalisateur finit par sortir de
son mutisme, à son tour. Le 25 septembre, dans un long entretien à
Télérama, Abdellatif Kechiche dit son amertume, explique sa
méthode, rend quelques coups de griffes à ses détracteurs.
Il commence par rappeler dans quel "état d'épuisement"
il se trouvait après l'échec en salles de Vénus noire
(2010), son quatrième long-métrage. Ses relations "désastreuses"
avec son producteur d'alors, Marin Karmitz, n'avaient rien arrangé.
Puis l'homme d'affaires Vincent Maraval, patron de la société
Wild Bunch, lui a proposé de monter sa compagnie de production pour
"être libre". Les deux hommes se mettent à travailler
ensemble. Et c'est en feuilletant, un jour, la bande-dessinée de Julie
Maroh, Le Bleu est une couleur chaude, qu'est né le projet de La Vie
d'Adèle...
A quelques semaines de la sortie en salles du film, prévue le 9 octobre,
il déclare à Télérama : "Selon moi, ce film
ne devrait pas sortir, il a été trop sali. La Palme d'or n'a
été qu'un bref instant de bonheur; ensuite, je me suis senti
humilié, déshonoré, j'ai senti un rejet de ma personne,
que je vis comme une malédiction..." Le cinéaste ne s'attarde
pas sur les conditions de tournage. Rien à signaler, dit-il : "Aucun
technicien n'est venu me voir pendant le tournage pour me dire : "Tu
as bafoué le droit du travail", et personne ne le peut. Alors
oui, je peux piquer une crise parce qu'il manque un pull rouge ou une montre
et que ça me panique (...), est-ce un crime ?"
Il réserve ses mots les plus durs pour Léa Seydoux. La comédienne,
issue de l'une des grandes familles du cinéma français, "a
insisté" pour avoir le rôle, "et ensuite pour rester",
parce qu'il avait "des doutes" sur leur réussite. Il lui
a proposé "plusieurs fois d'en rester là", mais "elle
tenait à continuer". Samedi 5 octobre, dans Libération,
il se fait plus mordant et brandit la lutte des classes : "J'ai vraiment
le sentiment que je passe pour un gueux aux méthodes rustres qui aurait
sali une princesse égarée loin de son palais doré."
Clarisse Fabre , Journaliste au Monde, le 7/10/2013