Notre pain quotidien

1934

Genre : Drame social

(Our Daily Bread). Avec : Karen Morley (Mary Sims), Tom Keene (John Sims), John Qualen (Chris), Barbara Pepper (Sally), Addison Richards (Louie), Lloyd Ingraham (L'oncle Anthony), Sidney Bracey (L'huissier), Henry Hall (Frank, le charpentier), Nellie V. Nichols (Mrs. Cohen). 1h20.

Modestes locataires, John et Mary Sims sont menacés d'être expulsés s'ils ne paient pas leur loyer dans les deux jours. Chômeur depuis de longs mois, John vend sa guitare pour offrir à manger à l'oncle de sa femme qui l'a invité à dîner. Riche banquier, l'oncle Anthony propose au couple de partir en province reprendre l'exploitation d'une petite ferme hypothéquée qui ne vaut rien à 180 miles au sud d'Arcadia.

Avec enthousiasme, John et Mary s'installent dans la ferme abandonnée. Mais dès le premier jour, John se décourage à bêcher une terre très dure. C'est alors qu'il aperçoit une voiture en pane sur la route. C'est Chris, un fermier du Minnesota qui avec sa famille, s'en allait chercher de l'or en Californie car expulsé de sa ferme par une grande société. Chris n'a plus d'essence et John lui propose de s'arrêter là pour qu'ils travaillent ensemble.

En un seul jour, Chris lui montre le maniement de la charrue et l'invite le soir à diner d'un ragout de lapin. La nuit, John réfléchit à la somme de travail qui pourrait être accompli par tous les chômeurs qui errent sur les routes et décide de fonder une coopérative. Les volontaires accourent et une cinquantaine d'hommes se met bientôt au travail stimulés par l'enthousiasme de John qui leur parle de l'énergie des pionniers arrivés par le Mayflower. Ils vont tout mettre en commun et recourir à l'échange de service et au troc. Le soir, la communauté réfléchit à son organisation : est réfuté le principe de démocratie dont ils ont fait les frais,  d'un gouvernement pour le peuple qui devrait tout contrôler. Chris convainc tout le monde de designer John comme le big boss.

Les champs sont labourés avec des hommes ou des voitures pour tirer la charrue; le charpentier échange son savoir avec  celui du maçon ; le violoniste donne des leçons de musique au fils du cordonnier. Louie, un volontaire très taciturne, fait régner l'ordre empêchant les plus forts d'empiéter sur le territoire des plus faibles.

Le maïs est semé et, sept jours après, Mary et John observent la première pousse. Mais la Central city Bank veut vendre la ferme de 160 hectares pour 4482 $.  En intimidant les autres acheteurs venus de la ville, les hommes de la communauté obtiennent la ferme pour moins de 2 $.

Survient une femme de la ville, Sally, avec à l'arrière de sa voiture un vieil homme, mort après avoir trop bu qu'elle prétend être son père. Elle s'installe suscitant l'inquiétude de Louie. Qui plus est, l'argent manque pour faire vivre la communauté en attendant la récolte. Louie révèle à Chris que sa tête est mise à prix. Les 500 dollars promis pour sa capture pourront sauver la communauté de la faim. Chris refuse de livrer son ami. Louie demande alors à Sally de le livrer au shérif en se faisant passer pour Mme Sims. De retrour, Sally tente vainement de séduire John, découragé, mais finit par lui donner le chèque au nom de sa femme. Les prévisions affluent et le maïs s'élève dans les champs.

Mais John connaît à nouveau le découragement car la sécheresse menace la récolte. Il se sent impuissant et désavoué dans son rôle de chef. Il se laisse séduire par Sally. Mary ne parvient ni à la chasser ni à retenir John en évoquant leur espoirs passés.

Fuyant la nuit en voiture avec Sally, John à la vision de  Louie qui désapprouve son attitude. Effondré, il s'arrête au bord de la route et entend la centrale électrique toujours alimentée par l'eau de la rivière et reprend espoir. Il laisse partir Sally seule et revient vers la ferme où il réveille toute la communauté : il harangue la foule des découragés et leur explique qu'en creusant un canal de trois kilomètres, ils parviendront à irriguer les champs de maïs. Chris, le premier, approuve sa solution, et un par un, les fermiers retrouvent confiance en leur chef. Sous ses directives, la petite communauté creuse, jours et nuits, un canal depuis la rivière. L'eau est libérée, la récolte sauvée, la joie s'empare de tous.

En 1925, King Vidor a réalisé l'un des plus beaux films sur la première guerre mondiale, La grande parade puis, en 1928, La foule, suivi de quelques films de studio puis Street scene en 1931, pièce filmée sur les habitants d'une rue d'une grande ville. Il retourne ensuite à des films de commandes : Le champion ou L'oiseau de paradis. Ainsi, rien ne laisse prévoir une rupture avec les studios et la réalisation, par pure volonté d'auteur, du premier film indépendant américain. La croyance en l'individualise et la force de l'amour sont exacerbés ici selon le processus du "raptus", terme que l'on doit à Luc Moullet. Le critique désigne ainsi la capacité faire croître la tension jusqu'au paroxysme dont il fait de King Vidor le champion. Ce processus dramatique ne va en effet pas sans la recherche d'une grande beauté plastique des plans qui n'a rien à envier au lyrisme de l'école soviétique.

Le premier film indépendant américain

En 1933, après une lecture du Reader digest qui décrit les conséquences de la grande dépression qui met des millions de gens sur les routes, King Vidor propose le projet de Notre pain quotidien au patron de la MGM. Thalberg avait ardemment soutenu le projet de La foule sur un couple normal. Pour lui, le studio avait aussi "besoin de ce genre de film". Mais pour Notre pain quotidien, tout son entourage lui déconseille de s'engager et Thalberg renonce.

King Vidor se tourne alors vers la RKO ou Merian C. Cooper, le co-réalisateur de King Kong, s'y intéresse. Il développe le scénario avec le personnage de Sally, la femme tentatrice, alors que, plus tard, c'est Chaplin que créera le personnage de Louie. Mais la RKO rejette finalement le projet.

Vidor fonde alors sa propre compagnie de production, le 9 février 1934. Chaplin l'aide avec un accord de distribution avec la United Artists pour avoir un prêt de 150 000 dollars. Vidor hypothèque sa maison, vend sa voiture et avance lui même les 100 000 dollars nécessaires pour compléter le budget. Le tournage commence mi-mars dans un vieux studio destiné aux films pour les minorités et dans le ranch de l'auteur de Tarzan, Edgar Rice Burroughs. Pour des raisons d'économie, le film est tourné en muet et sera sonorisé ensuite.

Ce qui est sans doute le premier film indépendant des Etats-Unis est présenté en salles en août puis à la Maison Blanche en octobre. Le film ne perdra pas d'argent et sera continuellement projeté... dans les universités.

La société a besoin d'un chef... qui réussit

C'est le même couple, John et Marie, que dans La foule même si ce ne sont pas les mêmes interprètes. En effet, Vidor divorce de sa femme et le figurant propulsé premier pour la foule, James Murray, n'a pas supporté sa gloire soudaine, a fini alcoolique et s'est noyé. Tom Keene lui ressemble néanmoins physiquement. Le couple est toujours très amoureux mais John Sims est toujours menacé de mégalomanie et de projets de grandeur.

C'est John qui a l'idée de communauté. Il va accepter tous ceux qui, sans qualification adaptée, se montrent prêt à tous les sacrifices pour adhérer au projet commun. C'est l'ensemble de la société et sans doute de l'humanité, qui est figurée lors du recrutement initial : des Cohen qui attendent un enfant jusqu'au dernier candidat : un croque-mort.

Au départ, la communauté fonctionne comme une coopérative en autogestion. Pourtant le soir, la communauté réfléchit à son organisation : est réfuté le principe de démocratie dont chacun pensent qu'ils ont fait les frais pour les emmener là où ils en sont. Ils rejettent également un gouvernement pour le peuple qui devrait tout contrôler. Chris convainc tout le monde de désigner John comme le big boss.

Cette apologie du chef, Vidor en marque aussi le revers. Quand le chef est découragé, ceux qui se sont placé sous son autorité le sont tout autant et ne se sentent pas investis d'apporter une solution. En revanche leur regard venimeux envers celui qu'ils estiment les avoir trompés affecte John. Découragé, amer dans son rôle de chef, il abandonne sa femme et part avec Sally dans la nuit. Seule l'image de Louie en surimpression l'oblige à s'arrêter.

... Et d'une femme parfaite

In extremis, John rejoint ainsi sa femme. Elle n'avait pu l'empêcher de partir avec une autre, même en lui rappelant les jours heureux de leurs espoirs de récolte. Mary regarde pourtant avec émotion son homme haranguer avec succès les volontaires prêts à creuser le canal. C'est John qui au cours de la nuit alors que Mary lui apporte le café hésite à la regarder en face. Le film se termine sans avoir besoin d'une scène d'explication sur la trahison de John tellement le couple est joyeux de son bonheur retrouvé.

Ce bonheur du couple on le retrouve dans une scène qui défie ouvertement le code Hays. Celui-ci prescrit qu'il est interdit à un couple marié (les autres n'ont pas même droit à la chambre à coucher) de dormir dans le même lit. Ainsi John et Mary sont-ils chacun sur une couche de banches de sapin. Mais Mary a peur de bruit sur le toit et demande à John de se rapprocher. Ce qu'il fait avant un fondu au noir assez explicite.

Le raptus dépasse le lyrisme de l'école soviétique

Luc Moullet a défini le cinéma de Vidor par le "raptus", la faculté de créer une montée de la tension souvent sexuelle ou érotique, jusqu'au paroxysme. Là on peut dire que le raptus est social avec l'extraordinaire dernière séquence des hommes creusent en rythme un canal de trois kilomètres avec leur pioche pendant deux jours. Le tournage c'est effectué au métronome pour respecter une cadence de plus en plus rapide des pioches frappant le sol au même moment. Et, lorsque le rythme doit être plus rapide encore, aux tous derniers plans, un léger accéléré a été tourné. Et puis c'est la libération de l'eau avec les hommes se couchant dans la glaise lorsque le flot sort du lit du canal ou soulevant de leurs bras musculeux d'énormes pierres, ou joignant ensemble leurs mains pour rehausser un muret de terre.

Ca travail collectif pourrait être revendiqué par les stakhanovistes russes mais on trouve peu d'exemples d'une telle démonstration. En revanche la charrue traçant son sillon dans un champ évoque La terre de Dovjenko et les voitures qui vont ensuite dans le plus grand désordre tirer les charrues évoquent le Eisenstein de La ligne générale, en plus libre et plus fou.

Le raptus peut aussi être plus discret. C'est la pousse de maïs qui sort de terre (image si simple) devant Mary qui tend la main à John. Celui-ci, superbe, en contre-plongée, la domine vu au travers de ses yeux. Il est bientôt rejoint par Chris et toute la communauté. Le charpentier bénit alors le Seigneur de leur apporter le pain quotidien. Cette magnifique plastique du cadre se trouve aussi dans le plan des ouvriers descendant la colline en chantant.

Vidor donne ici un concentré de son idéologie pour échapper à la crise : la construction d'une communauté sous l'autorité d'un chef. On y verra sans problème une métaphore de sa conception du cinéma tout entière dirigée vers la puissance de l'esprit et la beauté plastique. Mais l'ensemble serait bien moins attachant sans l'humour constant de Vidor et sa capacité à dessiner en quelques traits, l'humanité de ses personnages : Schultze le boucher au petit poulet, le charpentier et le maçon qui échangent leur savoir, le violoniste et le cordonnier qui travaillent de concert, Chris et sa famille, Cohen et sa femme.

Ainsi, sans exception, chacun des plans de ce film de 1h20 porte-t-il une idée ou une émotion. Premier film indépendant américain, il peut bien être le porte drapeau d'un cinéma d'auteur qui revendique une maitrise parfaite de son projet pour aller jusqu'au bout de ses idées.

Jean-Luc Lacuve, le 16 mars 2019