L’héroïque cinématographe
Laurent Véray
2003

Deux opérateurs fictifs, un allemand et un français, personnages construits à partir de vraies notes de tournage, nous font découvrir comment se forgent le genre et le langage du film d'actualité durant la guerre.

L'opérateur allemand filme la joie dans Berlin à la déclaration de guerre, alors que l'opérateur français filme tout pareillement l'élan joyeux et désordonné des soldats partant au front. Il est persuadé que le cinéma, art moderne, filmant une guerre moderne aura un grand rôle à jouer. Le cinéma n'est-il pas le langage de vérité pure ?

Le 6 septembre 1914, il filme la caserne de Vincennes à deux pas des studios Pathé. Puis, en avril 1915, il part, trépied, bobines et caméra sur le dos (50 kilos en tout), vers l'Alsace pour filmer Joffre qui remet des décorations. A Abevillaire dans les Vosges, il réalise une petite mise en scène pour monter les soldats au front. Ils camouflent un canon puis tirent et s'ébrouent gaiement.

Le 8 janvier 1915, l'opérateur allemand filme Guillaume II sur le front de l'Est et la vie d'un régiment, la camaraderie autour du feu.

L'opérateur français filme un soldat niçois qui lui demande de prévenir sa mère lorsque le film passera dans sa ville.

L'opérateur allemand s'interroge pour savoir comment montrer 65 000 prisonniers. Il se décide pour un panoramique.

Le 27 juin 1915, l'opérateur français a été informé du lieu de la bataille avant son déclenchement. Il s'est perché à l'aube en haut d'une maison dans l'axe des positions ennemies. De la bataille de Reichkerkopf (?), Il voit un paysage qui se consume. Les consignes de la propagande sont claires, il faut filmer les boschs comme des trophées, vivants ou morts. On film les cadavres pour, qu'à l'arrière, les salles applaudissent. La plongée, la perspective évoquent la défaite. Il se fait piéger : lorsque les Allemands regardent la camera, leur visage fait réfléchir.

Le 18 octobre 1915, l'opérateur allemand réalise des vues pour montrer la vitalité de l'économie allemande aux pays neutres. Herr P., envoyé par le ministère des armées, organise et régente le champ de prises de vues. Il dicte les comportements à adopter devant la caméra. Le filmage des prisonniers aux mines de Charleroi, toujours avec Herr P. a pour but de montrer l'humanité avec laquelle sont traités les prisonniers.

En France, l'opérateur est déprimé. On lui laisse filmer l'enterrement d'un lieutenant français. Il filme aussi un spectacle donné aux soldats, Carmen, en l'agrémentant de quelques explosions sur la fin.

Près de la Somme, les soldats allemands aident les civils à partir avant les combats.

Le 1er juillet 1916, dans La Somme, l'opérateur français filme le départ au front de soldats. Pendant la riposte il se terre dans la tranchée. Il filme les soldats allemands qui se rendent.

Plus tard, sur le champ de bataille, il filme les corps des soldats alignés le long d'une route. Ces images sont immédiatement censurées à Paris.

Pour la BUFA, le nouveau service de propagande, l'opérateur allemand participe à la reconstitution d'un combat sur terrain de manœuvre avec six autres opérateurs. Le film est présenté en grandes pompes le 21 janvier 1917 au tout Berlin avec grand orchestre et tenue de gala. Les journalistes ne voient pas qu'il s'agit de combats reconstitués. Pourtant la caméra est hors des tranchées, exposée à l'ennemi ou face aux combattants (les opérateurs auraient ainsi devancé l'armée !). Les journalistes s'enthousiasment : "la guerre est vue de face et sans détour : l'objectif est objectif"

Pendant ce temps l'opérateur français montre les images du combat qu'il a filmé. Soudain un grand silence se fait : aucun des hommes présents à l'image n'est revenu vivant.

Choqué, l'opérateur français séjourne quelques temps à Paris où hommes et femmes sont inconscients de la dureté des combats. Seule Musidora au cinéma le réconforte.

Sur un scénario de Croze, Pétain goûte au pinard des hommes.

Le 4 juillet 1917, Ludendorf, chef d'état major des armées écrit une lettre où il exige que le cinéma soit utilisé avec l'efficacité d'une arme de guerre dans tous les domaines où les Allemands veulent exercer leur influence.

L'opérateur est sur un sous-marin et assiste à la répétition des mêmes arraisonnements et naufrages de navires.

A Lyon dans un centre de prothèses maxillo-faciales, le docteur Ponte vente les progrès de la science.

Octobre 1917, l'opérateur décide de filmer sans trépied. Il ne connaîtra pas le résultat (décevant) de ce travail. Le 27 octobre, il filme le retour de l'offensive du fort de la Malmaison.

Le 15 novembre 1918, l'opérateur allemand, en Alsace, filme le défilé de soldats rentrant chez eux, la guerre perdue puis les enfants chichement nourris. L'opérateur français filme, désabusé, les fêtes de la victoire à Strasbourg. Les autorités ont réussi à faire des opérateurs des complices alors qu'ils en avaient peur aux premières heures de la guerre. Les mythes s'écrivent désormais avec la caméra et l'on ne demande plus aux opérateurs que d'être aux ordres pour voir Pétain recevoir son bâton de maréchal.

C'est probablement Agnès de Sacy qui a décidé de monter le film de manière chronologique avec pour guide deux opérateurs fictifs, un allemand et un français, personnages construits à partir de vraies notes de tournage, qui nous font découvrir comment se forgent le genre et le langage du film d'actualité durant la guerre. On imagine que c'est Laurent Véray qui a sélectionné les carnets de tournage et les lettres des opérateurs du Service Cinématographique des Armées formé en 1915 par Jean-Louis Croze.

Le film est en tous les cas aussi pédagogique qu'émouvant, reprenant de célèbres bandes d'actualités remises dans leur contexte toute en soutenant une thèse, toujours d'actualité hélas, sur la manipulation des images que l'armée nous impose.

Filmer la guerre entre censure et propagande : la bataille invisible

Le cinéma d'actualité de guerre se heurte à une double difficulté: la contrainte de la censure et l'impossibilité de filmer des batailles si l'on ne veut pas être tué. La guerre n'est montrée qu'à travers les fictions patriotiques comme Une page de gloire de Léonce Perret où les soldats français chargent un ennemi invisible, absent de l'écran par peur des réactions hostiles des spectateurs.

La lourdeur du matériel l'absence de grande focale et la puissance du feu adverse interdisent pratiquement tout filmage de la bataille.

Filmer l'ennemi, c'est filmer des morts ou des prisonniers

Toute innovation dans le filmage comporte un risque ou produit des effets inattendus, comme cet objectif à hauteur d'homme, trop près des prisonniers. " En plan rapproché, l'ennemi n'est plus tout à fait le même … comment peut-on haïr un homme exténué qui vous regarde dans les yeux " Il faut " filmer les boches comme des trophées " prisonnier ou mort.

Filmer après la bataille

Les très impressionnantes images des gueules cassées tournées à Lyon, ne sont là que pour témoigner de l'efficacité de la chirurgie réparatrice du docteur Ponte. Tournées pour servir la cause des médecins militaires, avec le recul, ces images apparaissent comme l'indécente exhibition de monstres de foire, des mutilés que les gens de l'arrière continueront à croiser pendant de longues années, après la fin des combats.

Filmer à l'arrière, le triomphe de la propagande

On sait que les films de guerre sont fait pour l'arrière pas pour les soldats du front. Il y a aussi des films tournés à l'arrière pour l'arrière. L'héroïque cinématographe nous en livre quelques exemples : comme ces images allemandes destinées à montrer la puissance et l'opulence du Reich en guerre aux pays neutres.

 

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Thème : Guerre de 14-18
Genre : Documentaire, 0h40.