Domicile conjugal

1970

Avec : Jean-Pierre Léaud (Antoine Doinel), Claude Jade (Christine Doinel), Daniel Ceccaldi (Monsieur Darbon), Claire Duhamel (Madame Darbon), Hiroko Berghauer (Kyoko), Barbara Laage (Monique), Danièle Girard (Ginette), Claude Véga (Le pseudo étrangleur). 1h40.

Antoine Doinel est marié. Il a épousé Christine, la jeune fille qu'il courtisait dans Baisers volés. Il exerce un métier insolite : il teint des fleurs afin de les rendre plus attrayantes. Christine, quant à elle, donne des leçons de violon. Quand il n'y a plus rien dans le réfrigérateur, ils descendent au bistrot, au bas de l'immeuble, où ils retrouvent tous les gens du quartier. Déçu par un nouveau mélange qui détruit les fleurs teintes, Antoine décide de changer de métier.

Il est engagé par une firme américaine, en profitant, bien malgré lui et par erreur, de la lettre de recommandation d'un autre postulant. Il est chargé de faire manœuvrer des maquettes de pétrolier dans un canal de Suez miniature. Christine met au monde un enfant. La naissance de ce fils exalte Antoine au plus haut point. Il s'écrie en le portant dans ses bras : "Mon fils sera Victor Hugo ou rien ! "

Un jour, alors qu'il fait voguer ses minuscules bateaux devant un groupe de clients, une jeune japonaise laisse tomber volontairement son bracelet dans le bassin. Antoine le lui rapporte. C'est le début d'une idylle, bientôt d'une liaison. Christine découvre la vérité. Elle ne fait pas de scène mais ce soir-là elle accueille Antoine habillée en japonaise, de grosses larmes coulant sur ses joues... Antoine ne sait plus quoi faire. Il va de sa maîtresse à sa femme... Il attendra que la petite japonaise se lasse pour rentrer au "domicile conjugal".

Baisers volés était un roman d'apprentissage montrant que la voie du couple dans laquelle s'engageait Doinel était une imposture. Domicile conjugal, sa suite, prend l'adultère comme sujet et tente d'en donner la vision d'un moment de confusion qui brouille les messages de l'existence. Pour égayer ce triste sujet, Truffaut surinvestit dans les procédés de narration et rend ainsi hommage à l'un de ses maitres, Ernst Lubitsch.

La confusion de l'adultère

Truffaut après Jules et Jim s'était reproché d'avoir présenté une vision idéalisée et complaisante de l'adultère :

"J'ai voulu faire La peau douce pour monter que l'amour est quelque chose de beaucoup moins euphorique, exaltant. Mais l'échec de ce film avait de nouveau créé chez Truffaut "une insatisfaction et Domicile conjugal a été une réponse à La peau douce. Le second est comme il l'explique, un remake gai du premier "Et puis finalement Domicile conjugal a été terminé et, à ce moment là, j'ai trouvé qu'il était triste lui aussi… Quand on touche à l'adultère, ce n'est pas gai et, pour faire une chose gaie, il faut mentir comme dans certaines comédies américaines" (Le cinéma selon FT, p. 274).

La première scène pose d'emblée le problème. Les jambes de Christine parcourent l'écran et l'on entend par deux fois corriger en voix off des commerçants qui l'appellent mademoiselle ; "Non, pas mademoiselle, madame". Premier message mal reçu : madame Doinel n'a pas l'air d'une femme mariée. Autre message déconcertant : les jambes du désir sont devenues celles de la loi. Ce transfert est peut être à l'origine du dérèglement qui opère dans tous le film. Le mariage bouille les codes, altère le langage du désir, du couple, des échanges sociaux, fausse le rapport des mots et des choses. Ainsi le remake du baiser dans la cave. Lorsque le couple descend chercher une bouteille ; Christine demande à Antoine de l'embrasser comme dans Baisers volés. Le rituel remplace le désir ; le signe se vide.

Le film démarre sur un système de communication bien agencé et fonctionnel : Christine joue La marseillaise au violon pour qu'Antoine puisse arrêter dans la cour la cliente qui oublie toujours de payer. Mais il ne s'agit que de fonctionnement économique. L'espace central du récit est une cour qui évoque celle du Crime de monsieur Lange (Jean Renoir, 1935) et où se croisent sans cesse des personnages avides de s'exprimer. Pourtant de cette foule bruissant se dégage sans cesse le sens d'une profonde solitude. La multiplication des signaux semble surtout destinée à combler un vide. Chacun suit son obsession depuis la serveuse qui veut coucher avec Antoine, jusqu'au retraité qui ne sortira de chez lui que lorsque Pétain sera enterré à Verdun en passant par le chanteur d'opéra qui, irrité d'attendre sa femme, jette le sac et le manteau de celle-ci dans l'escalier. Ces messages restent sans effets. Ce sont des objets inutiles qui encombrent l'espace comme l'escalier de bibliothèque qu'Antoine acheté alors qu'il n'a pas de bibliothèque. L'instrument est ingénieux et disponible mais le réel qu'il doit atteindre est absent.

Il arrive aussi que les messages dévient de leur trajectoire et atteignent le mauvais destinataire. Antoine n'aura qu'à s'en féliciter lorsque la lettre de recommandation d'un fils de famille pistonné passera pour la sienne et lui permettra d'obtenir un travail. Mais quand les mots doux que sa maitresse japonaise a enfermés dans des tulipes tomberont littéralement sous le nez de Christine, l'aventure tournera mal. L'homme mystérieux, que les habitants de la cour appellent l'étrangleur et redoutent, n'est ainsi qu'un simple artiste de variétés. Il passera un jour à la télévision, démontrant l'erreur du décryptage collectif.

Une narration à la Lubitsch

Dans Domicile Conjugal, Antoine écrit un livre. Christine lui reproche de salir sa famille en racontant son enfance et lui déclarera qu'"une oeuvre d'art n'est pas un règlement de comptes". Avec ce film, Truffaut semble se désolidariser de son double et jeter sur lui un regard particulièrement critique. Le film entier célèbre néanmoins l'art de conter et le plaisir de jouer avec le spectateur. Le sujet du film n'est plus l'histoire mais la narration. Le dire prime sur le dit. Ce décalage reflète l'influence de Lubitsch et des comédies américaines sur le travail du cinéaste :

"Depuis quelques années, je suis influencé par Lubitsch dont je regarde les films de très près, étant passionné par cette forme d'esprit très particulière qui se perd après avoir eu extrêmement d'importance à l'époque sur Leo McCarey notamment et Hitchcock. Cela consiste à arriver aux choses de manière extrêmement détournée et à se demander : étant donné que l'on a telle situation à faire comprendre au public, quelle sera la manière la plus indirecte, la plus détournée de la présenter ? (Le cinéma selon FT, p. 268)". Le style indirect implique une distanciation et un certain degré d'abstraction dans le travail de la mise en scène : "Lubitsch ne cherche pas à ce que l'on croit à l'histoire. Il nous prend par la main et démonte systématiquement tous les mécanismes qu'il met en branle. Il nous raconte une histoire et fait une blague toutes les deux minutes pour nous montre qu'il nous raconte une histoire (Le cinéma selon FT, p. 321)"

L'exemple le plus fort des complexités de la communication est le téléphone. Les Doinel n'en ont pas : au début du film, Christine est avertie par un système byzantin de relais humains que sa mère l'appelle au bistrot de la cour. Quand ils obtiendront un appareil grâce à l'intervention d'un sénateur, Antoine commencera par appeler l'horloge parlante et obtiendra l'hôpital Cochin. Puis lorsque Christine critiquera sa lettre de remerciements, il entrera dans une colère noire déclarant qu'il n'a nul besoin de téléphone car "Il ne s'ennuie jamais". Pourtant à la fin du film, seul en tête à tête avec sa maitresse au restaurant, il sombre dans un tel marasme qu'il passe sa soirée à téléphoner à sa femme. La dernière fois qu'il revient à table, la Japonaise lui a laissé un petit billet laconique : "Va te faire foutre". C'est la fin de l'adultère.

La communication rapprochée aura plus de succès. Antoine entreprend de définir les seins de sa femme, qu'il juge dissemblables, en les nommant Laurel et Hardy ou Don quichotte et Sancho Pança. S'y ajoute le langage des fleurs : Antoine qui teint au début du film des œillets pour gagner sa vie, cherchera le rouge intégral ; les fleurs deviendront noires consacrant l'échec de son mariage. Le langage des images : Christine refuse de dire où elle va quand elle se rend chez le gynécologue ; Antoine le devinera en voyant l'affiche d'un bébé sur les murs du métro. Les langues étrangères : avec son patron américain, Antoine aura une conversation à la Ionesco où il répond aux questions qu'il ne comprend pas par des phrases de manuel scolaire ; avec sa maitresse japonaise, il sombrera dans un no man's land linguistique qui transformera leurs moments d'intimité en cauchemar. Le langage muet ; Christine après avoir découvert l'adultère d'Antoine l'accueillera à la maison, déguisée en geisha et les larmes aux yeux. Même lorsqu'il se retrouve seul au bordel avec une prostituée, Antoine tient un discours qu'elle ne comprendra pas : "Je déteste tout ce qui se termine", c'est la fin du film".

L'épilogue du film propose un message ambivalent :

"J'avais une fin heureuse, mais l'on voit que Jean-Pierre lead se comporte comme se comportait avant le chanteur d'opéra, c'est à dire qu'il prend le manteau et le sac à main de sa femme et les jette dans l'escalier ; il est devenu un mari comme celui-ci. Mais je veux contrebalancer ça, monter que ce n'est pas très grave, alors je fais dire à la voisine, le femme du chanteur : " Tu vois chéri, ils sont comme nous, maintenant ils s'aiment vraiment ". Mais je ne veux pas non plus finir là-dessus. Je montre le chanteur qui fait la grimace, qui dément ce que dit sa femme, c'est-à-dire que chaque plan contredit celui d'avant dans cette fin où l'on monter successivement deux indices heureux et deux indices malheureux (le cinéma selon FT, p.275).

 

Bibliographie : Anne Gillain : François Truffaut, le secret perdu