Lars von triers
1996

Une jeune fille élevée dans un petit port de pêche écossais est autorisée par le conseil – exclusivement masculin - de l’Église à épouser un travailleur « étranger » de la plate-forme pétrolière amarrée au large. Régulièrement réfugiée dans la petite église privée par esprit d’austérité de cloches, Bess mime un dialogue avec Dieu (comme une petite fille avec sa poupée, Trier dixit) à qui elle se confie et qui la guide. Elle se donne intacte à Jan dans les toilettes de l’auberge des noces avec la hardiesse de la candeur passionnée. Jan n’est pas moins amoureux malgré le scepticisme initial de Dodo (Dorothy), la belle-sœur de Bess. Le congé écoulé, il doit pourtant bien retourner sur la plate-forme. Bess ne pouvant renoncer un seul instant à la présence de son grand amour, prie Dieu de le faire revenir. Et l’hélicoptère rapatrie Jan à moitié mort à la suite du choc sur la tête d’un arbre de forage fou. Paralysé sur son lit d’hôpital, il confie à Bess qu’il ne pourra survivre sans sa sexualité, qu’il lui faut donc la vivre par procuration (« si je meurs, ce sera parce que l’amour ne peut me garder en vie »). Dieu s’en mêle : « Prouve-moi que tu l’aimes et je le laisserai vivre ». Bess ne résiste plus. Toute initiative érotique de sa part établit un lien spirituel avec Jan. Ce qui s’inscrit dans le langage filmique même ; par exemple, son cou se raidit comme celui de Jan (qui porte une minerve) alors qu’elle drague, et le bruit d’air comprimé du bus au fond duquel elle masturbe un passager évoque le respirateur artificiel du blessé. Réciproquement, il y a dans la chambre d’hôpital de Jan une chaise de cuir rouge comme le short de prostituée de Bess. Mais l’état de Jan ne s’améliore qu’en proportion des aventures de Bess, qui résiste certes à la pression sociale, mais ne renonce pas vraiment à la pudeur et la fidélité traditionnelles. Devant son échec, Jan se meurt, mais elle se sacrifie en se rendant au rendez-vous d’un dangereux pervers qui la blesse à mort. Jan miraculeusement sauvé dérobe le corps voué à l’enterrement des maudits, et sur la plate-forme avec ses copains, l’abandonne de nuit à la mer. Le lendemain matin, revanche divine contre les mesquins, des cloches matérialisées dans le ciel sonnent joyeusement.

Lars von Triers qui avait commencé une carrière d’expérimentateur formaliste virtuose, semble s’être avisé depuis que le sens ne venait pas de soi-même à la belle forme comme le voudrait notre civilisation du clip (à noter que la société de production de Trier tient l’essentiel de ses revenus de commandes de films publicitaires). Mais le thème par lui-même, fût-ce celui de l’amour, ne suffit pas non plus. Il le sublime donc par le sacré. Pas le sacré de l’église chrétienne, mais celui qui vient du fin fond de l’histoire de l’humanité et réserve à la sexualité la place centrale. Six ans auparavant, Triers a réalisé un Médée qui me semble très proche à cet égard de Breaking. Il y a du reste, non pas une satire mais une condamnation radicale de la vie religieuse paroissiale, présentée dans les noirs et blanc ou le sépia d’un passé révolu au sein même des couleurs vivantes du contexte.

De même l’étude de femme, pour être véridique ne peut faire moins que la vie réelle qui dépasse toujours en audace tout ce qui peut s’imaginer. Emily Watson incarne donc une demi-folle puérile toujours aux prises avec les limites.

Mais les valeurs de la société ont basculé : c’est la raison qui est nuisible. Les paroissiens ont l’écume aux lèvres et le Dr Richardson, si sympa, se fait rigide et méchant. Cette société puritaine repliée sur elle-même ne sera sauvée que par ce qu’elle vomit, la folie et l’humanité exogène : Dodo l’étrangère, tout en étant du côté de la raison, sait mieux aimer Bess que sa propre mère qui interdit qu’on « craque » chez elle. Jan n’aurait pu sans ses copains, étrangers également, retirer du cercueil le cadavre de sa bien-aimée et y substituer du sable. La lutte en chiens de faïence entre Terry et le conseiller barbu est symbolique : l’un avale d’une traite sa bière en boîte, l’autre ingurgite de même de la citronnade. Le premier écrase dans sa main la boîte en alu, l’autre fait dans sa main crispée éclater le verre. C’est la guerre : « Breaking the waves », briser les vagues, métaphore de la tâche impossible qui consiste à lutter contre les forces rétrogrades pour pouvoir simplement exister ; et voici Bess hurlante sur un rocher côtier battu de brisants. Mais Dodo interrompant le rituel d’enterrement réservé aux hommes pour leur dénier le droit d’envoyer sa belle-sœur en enfer, témoigne d’un début de transformation sociale. Hors de toute utopie, les « étrangers » et les fous (les deux notions fusionnent dans l’anglais « strangers ») l’emportent. Le Dr Richardson reconnaît finalement que tout fut l’œuvre de l’amour.

Découpé en 7 chapitres (sensiblement égaux) suivis d’un épilogue, chacun doté d’un carton de garde agrémenté d’une chanson, le film évoque le récit traditionnel. Cependant le cadre serre sur les personnages comme pour sentir leur chaleur et leur odeur. Usant du filage ou du plan commun dans les dialogues, la caméra semble vouloir s’affranchir, sans y renoncer tout à fait, de la convention du champ/contrechamp. Ce qui accentue cette impression d’être au cœur de l’action. Surtout qu’il n’y a pas de musique d’accompagnement qui constituerait une indication narrative surplombante. Il y a donc contradiction apparente entre la fiction affichée et la participation intense ; de même entre la caméra à main et le format cinémascope : méthode qui prend le spectateur au dépourvu en annulant ses défenses.

On a envie de dire que certaines séquences laissent une l’impression de lourdeur explicative ; que l’accident de Jan par exemple, eut gagné à être davantage suggéré. Que le miracle des cloches lève la très riche ambiguïté de la schizophrénie de Bess en objectivant le divin, et qu’il affadit aussi la prométhéenne lutte sociale en réintroduisant la transcendance divine. Mais ces critiques sont vaines si l’on considère que dans un tel travail, devant une telle force, la norme n’a plus aucun sens.

Daniel Weyl 1/11/00

Genre : mélodrame
Avec Emily Watson (Bess), Stellan Skarsgard ((Jan), Katrin Cartlidge (Dodo), Jean-Marc Barr (Terry), Jonathan Hackett (le pasteur). 2H38’
Breaking the waves