Le visage d'un autre
1966

Okuyama a été défiguré dans un accident de travail. Contraint de se bander entièrement le visage, il perd goût à la vie et sa femme refuse ses avances. Son psychiatre lui propose alors de participer à une expérience : un masque complexe, véritable prothèse faciale, est créé pour Okuyama et lui redonne un visage. Devenu anonyme, il emménage dans une auberge modeste et cultive peu à peu une nouvelle vie sociale, testant les limites de son identité retrouvée…

Mais le masque complexe ne peut être porté que douze heures d'affiler. Un produit doit alors être ajouté au bout de cette période. . L'homme tente d'abord de séduire sa femme et de la reconquérir sous une autre identité. En testant les limites de sa nouvelle identité, il perd peu à peu ses repères et c'est la folie meurtrière qui aura finalement raison de lui.

Deux ans après La femme des sables, Hiroshi Teshigahara poursuit sa collaboration avec le romancier et dramaturge Kôbô Abe et le compositeur Tôru Takemitsu. Allégorie sur la nature illusoire de l’identité et l’agonie de l’absence, Le Visage d’un autre évoque autant Les Yeux sans visage de Georges Franju que L’Homme invisible de James Whale et étonne dans ses similitudes thématiques avec L’Opération diabolique de John Frankenheimer réalisé la même année.

" Cela affecte-t-il aussi les sens de perdre son visage ? " Bien que le thème de l'identité et sa nature illusoire abordé par le film soit complexe, il n'y a pas une seule interrogation qui soit mise de côté dans " Le Visage d'un autre ", menée de main de maître par Teshigahara d'après une histoire du dramaturge Kôbô Abe. Ce film fantastique dresse un constat philosophique et sociologique sans égal dans le cinéma japonais des années 60.

Le film s'ouvre sur un prologue qui sidère par son audace formelle et qui rappelle les expérimentations issues de la Nouvelle Vague du cinéma Underground japonais : une prothèse de bras plongeant dans un bocal, une radiographie du visage anonyme du héros qui parle de son aventure, un plan coupé en deux par un canapé noir parfaitement horizontal…

" Le Visage n'est qu'un espace au dessus du cou recouvert d'une couche de papier de riz " Le personnage se questionne perpétuellement sur sa condition d'homme sans visage. Il fait à la fois les questions et les réponses, et va même jusqu'à réfuter certaines de ses idées pour les corriger : " Le visage est la porte de l'esprit. Sans lui, l'esprit est fermé. Il n'y a pas de communication. L'esprit se désagrège, se désintègre. L'esprit d'un monstre qui pourrit ? Je suis enterré vivant. "

Pas étonnant que cette idée d'homme sans visage ait pu séduire le cinéaste : le thème implique au metteur en scène un bouleversement total des codes filmiques traditionnels. Pas de champ contrechamp classique car il n'y a pas de plan de réaction possible retraduit par un visage ; recours à une voix-off ou à une voix de tête, utilisation fréquente de plans où l'on voit le protagoniste de dos, etc. Le sujet bouleverse donc par nature les codes classiques du cinéma. Le langage filmique et le genre fantastique doivent être repensés autrement. Nous ne sommes pas loin de l'essai cinématographique où une narration innovante, expérimentale, moderne mélangée à un sous texte nihiliste, surréaliste, cauchemardesque pousse le spectateur à réfléchir à la fois sur sa condition et sur sa perception du monde, sur sa vision de la communication entre les êtres, la sociabilité, etc.

La scène où Teshigahara jette son personnage principal en pâture dans une rue de Tokyo, dévisagé par de vrais piétons est symptomatique du travail de ce cinéaste. Cette confrontation entre réalité et fiction donne à cette scène une vérité et une intensité très puissante. Teshigahara, c'est aussi le génie de l'incidence angulaire. Comment décupler à la fois le sens d'une action et le plaisir visuel du spectateur en changeant simplement l'angle de la caméra ? Ce plan en plongée parfaite sur l'infirmière qui enlève le bandage du héros (au lieu d'employer la méthode classique du fondu enchaîné ou du plan frontal) confirme l'intérêt de l'auteur pour ce type d'effets.

Quant au fidèle musicien Toru Takemitsu, il nous avait habitué à un style de musique plus arythmique et atonale. Ici, il a fait le choix de composer un motif musical plus classique, une valse qui rend le thème du film plus lyrique, plus théâtral et moins tragique et qui rend les états d'âmes des protagonistes plus distanciés. La bande originale de Takemitsu surligne magnifiquement l'aspect énigmatique et elliptique du récit.

" Les masques pourraient détruire la moralité humaine " dit le psychiatre à son patient. Etats d'âmes, philosophies et tourments liés à l'opération hante à la fois le héros et le professeur. Les deux sont anxieux, bouleversés. " Nous serions tous étrangers les uns aux autres ". Ils se donnent des rendez vous pour faire le point non pas sur des détails cliniques mais sur les incidences philosophiques que ce changement de visage peut causer. C'est dans cet échange permanent entre le docteur et sa créature que réside la puissance de ce film. La question du double et de l'identité se trouve être résolue dans ces scènes à deux. Le psychiatre joue le rôle de la conscience du protagoniste. Nul mieux que le dialogue pour exprimer ses tourments et ses questionnements les plus complexes. Le dispositif scénique est étonnant et tellement approprié : une brasserie allemande, véritable repère social qui représente le microcosme parfait de la béatitude, du social, de la communication, du bien-être lié aux apparences. Teshigahara braque littéralement ses projecteurs sur ces deux personnages en perpétuelles réflexions qui finiront par oublier de vivre car fascinés par leur propres investigations et le partage de leurs sentiments.

"- Le masque n'est-il pas gêné par votre passé ?" "- Il ne sert qu'à savourer les émotions ordinaires "

Le cinéaste nous offre encore une histoire de réincarnation à travers ce film réalisé quatre année seulement après Traquenard : c'est finalement à nouveau une histoire de mort-vivant qui cherche à réintégrer le monde des vivants. Les sons ambiants et la postsynchronisation des voix sont clairs, propres, parfaitement "artificiels". La fréquente disparition du son de la ville et de l'environnement du personnage permet de mettre une distance entre le monde réel et l'univers psychique du héros.

Parallèlement, une autre histoire se développe : celle d'une fille au visage à moitié brûlé. L'un des plans les plus forts du film est celui où le frère ouvre une fenêtre et aperçoit sa sœur disparaître dans la mer. L'homme est irradié par un rayon de lumière retraduisant ainsi son immense douleur. Le plan est suivi d'un effet de solarisation puis d'un fondu d'image sur un morceau de chair écartelé par des crochets. Le sentiment d'horreur atteint son paroxysme grâce à cette subdivision impressionnante.

Tommy Lee Lux le 10/12/2007

critique du DVD
Editeur : Carlotta, decembre 2007. Langue : japonais.
Sous-titres: français. Son : mono. Format : 1,37.
critique du DVD

DVD1 : Le Traquenard, José Torrès (1 et 2). DVD2 : La Femme des sables version intégrale inédite. DVD3 : La Femme des sables version cinéma, Tokyo 1958, Sculptures de Sofu-Vita, Ako. DVD 4 : Le Visage d'un autre, Hokusai, Ikebana.

 

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(Tanin no kao). Avec : Tatsuya Nakadai (Mr. Okuyama), Machiko Kyô (Mrs. Okuyama), Mikijiro Hira (le psychiatre), Kyôko Kishida (l'infirmière), Eiji Okada (le patron), Miki Irie (la fille au visage monstrueux). 2h01.

dvd chez Carlotta Films