Eric Rohmer et la peinture

La littérature et l'architecture sont les deux arts majeurs, de référence, pour Éric Rohmer. Il s'inspire néanmoins souvent de la peinture, que ce soit pour des tableaux vivants à partir de reproductions (partie 1), d'un tableau montré plein cadre (partie 2), des reproductions de tableaux aperçus dans les intérieurs des personnages (partie 3) ou en demandant à des peintres des tableaux pour ses films (partie 4).

I - tableaux vivants

Pour La marquise d'O... (1978), Eric Rohmer montre à Margaret Menegoz Le cauchemar (Johann Heinrich Füssli, 1781) pour lui donner une idée de ce qu'il souhaite pour la scène du viol.

Le cauchemar (Johann Heinrich Füssli, 1781)
voir : forteresse

Il reproduit ensuite plus ou moins fidèlement le tableau comme une tentative de rafraîchissement de la tradition qui a accumulé trop de sérieux sur les œuvres du XVIIIe. Rohmer avait ainsi refusé l'adaptation de la coproduction allemande de la nouvelle de Kleist pour revenir au texte ligne à ligne.

C'est dans La cambrure (1999), le court-métrage qu'il a supervisé, que Rohmer va le plus loin puisque la reproduction du tableau est montrée à l'écran avant sa reconstitution. C'est ainsi le cas pour Nu assis (Amedeo Modigliani, 1917)

Nu assis (Amedeo Modigliani, 1917)

comme pour La blonde aux seins nus (Edouard Manet, vers 1878)

La blonde aux seins nus (Edouard Manet, 1878)

 

II- Tableau plein cadre et visite de musée

Dans le troisième et dernier court-métrage, Mère et enfant, des Rendez-vous de Paris (1995) est montré plein cadre Mère et enfant (Picasso, 1907)

Mère et enfant (Picasso, 1907)
montré plein cadre
L'inconnue comparant les couleurs du tableau
à celle de l'épreuve

Un artiste-peintre du Marais reçoit en effet souvent de belles et blondes Nordiques que lui adresse une amie suédoise. Il accompagne ainsi Anita jusqu'au Musée Picasso.Mais sur le trottoir, il croise une jolie brune venue superviser la qualité du tirage d'une reproduction pour un livre sur la mère et l'enfant. Il la suit dans le musée où elle compare les couleurs du tableau Mère et enfant, le tableau de Picasso de 1907 à celles des épreuves. Il retrouve Anita au musée et ils déambulent dans les collections.

Toujours Picasso, montré plein cadre dans Triple agent (2004) où Janine et André possède une lithographie (non signée hélas) de Picasso qu'ils montrent à leur voisine, Arsinoé qui ne la comprend pas (voir partie 4).

III - tableaux d'intérieurs

Plus classiquement les reproductions de tableaux que les personnages accrochent dans leur appartement définissent leurs goûts et personnalité. C'est un tableau, probablement de Miro, pour décorer la chambre d'Esther dans Les bancs de Paris, le premier épisode des Rendez-vous de Paris

Est-ce un tableau de Miro ?

Deux reproductions de Matisse dans Pauline à la plage et Conte de Printemps

Pour Pauline à la plage, Eric Rohmer déclare "J’ai pensé à Matisse dans ce décor du sud. J’avais une chambre d'une maison de vacances, dans laquelle il n’y avait pas de tableaux. J’ai pensé que l’on pouvait mettre des affiches dans la chambre de la jeune fille. Et à ce moment là, en rentrant chez moi, passant devant un magasin, j’ai vu une affiche de « la blouse roumaine ». J’ai acheté cette affiche et je l’ai mise dans la chambre.J'ai dit à l’opérateur Nestor Almendros qui l’admirait aussi, que j’aimerais bien faire un film dans lequel les couleurs sont plates comme dans le Matisse. Et il a dit que ce n'était pas impossible. Je lui ai dit: « ce sera très difficile parce que les blancs vont claquer ». Il a dit : « je vais essayer et je suis sûr que je vais y arriver ». Et finalement, je trouve qu’il y est arrivé".

La blouse roumaine (Henri Matisse, 1952)

Pour le Conte de Printemps, c'est une affiche d'un des derniers tableaux de Matisse, La perruche et la sirène qui figure dans l'appartement parisien de

La perruche et la sirène (Henri Matisse, 1952)

Pour Les nuits de la pleine Lune, c'est Pascale Ogier qui choisit les tableaux pour décorer l'appartement de Marne la Vallée. Il paraissent en adéquation avec l'architecture froide et rigoureuse de la ville nouvelle.

Tableau 1, 1921
Les nuits de la pleine Lune (Eric Rohmer, 1984)
 
Les nuits de la pleine Lune (Eric Rohmer, 1984)

IV - Les peintres mis à contribution

Devant les tableaux qui ont été peint auparavant par Pierre de Chevilly, le peintre dit ne pas partir d'une photographie mais se transformer lui-même en appareil photographique.

Pour Triple agent (2004) Rohmer demande à l'une de ses actrices, Charlotte Very, personnage principal du Conte d'hiver, de peindre des tableaux pour le personnage d'Arsinoé, qui est une artiste plutôt traditionnelle, travaillant dans un genre figuratif qu'on pourrait rapprocher du style de Tamara de Lempicka. Rohmer repère avec Charlotte Véry, dans des galeries parisiennes de peinture russe ou ukrainienne, des tableaux des années 1930-1940, des scènes de genre, et la jeune femme s'en inspire pour un portrait d'enfant, un manège aux chevaux de bois, un chat sur un toit, des fleurs et des oignons, une sortie de métro, une femme et des enfants allongés sur l'herbe, ou des baigneuses sur la plage en costume de bain, au total quatorze toiles commandées et sélectionnés par le cinéaste (A. de Baecque, N. Herpe, p. 452).

Triple agent comporte une longue scène de discussion opposant la peinture moderne (supématisme, cubisme) défendu par les voisins communistes (Janine et André), au réalisme soviétique qu'approuvent Arsinoé et Fiodor, bien qu'ils soient du côté des Blancs :

- (Arsinoé) Ce n'est pas que je n'aime pas; c'est que je ne comprends pas. Venez voir mes tableaux : vous comprendrez mais vous n'aimerez pas.
- (Janine) Les couleurs sont très belles; on sent bien l'hiver. Vos tableaux sont très concentrés sur les personnages alors qu'en France c'est plutôt sur les paysages. Les français apprécient peu les scènes de genre. Les français n'apprécient pas beaucoup les instantanés de la vie quotidienne.
- (Fiodor) Et les russes apprécient encore moins la peinture cérébrale.
- (André) Vous voulez dire l'abstraction ? Que faites vous alors des Malevitch, Kandinsky, Pevsner. Ils sont russes, il me semble.
- (Fiodor) Oui, ces noms me disent quelque chose mais ils ont quitté la Russie
- (Arsinoé) Monsieur aime les cubistes
- (André) Oui j'aime Picasso, Braque, Juan Gris
- (Fiodor) Picasso : horrible. Et les autres, je ne connais pas. Non, le cubisme, je ne comprends pas et je ne cherche pas à comprendre
- (Janine) Vous êtes comme Staline !
- (Fiodor) Et bien oui, j'ai beau être un Blanc, je ne trouve pas que tout soit mauvais chez les rouges
- (André) Et moi qui suis Rouge, j'aurais tendance à dire que tout est bon en Russie sauf ça. Mais je pense que pour un artiste ou un intellectuel vivant dans une société bourgeoise, le refus de l'académisme est une attitude révolutionnaire même s'il est vrai qu'elle peut être dépassée dans un pays où le socialisme est déjà en marche.
- (Janine) Je ne sais pas si ta dialectique est d'un marxisme très orthodoxe.

principaux films avec tableaux:

Films d'Eric Rohmer avec des tableaux :
       
2004 Triple agent Picasso, Réalisme soviétique 20e
1999 La cambrure Manet, Degas, Modigliani... 19e
1995 Les rendez-vous de Paris Pablo Picasso 20e
1990 Conte de printemps Henri Matisse 20e
1984 Les nuits de la pleine lune Piet Mondrian 20e
1983 Pauline à la plage Henri Matisse 20e
1978 La marquise d'O Johann Heinrich Füssli 18e