Lola Montès

1955

Avec : Martine Carol (Lola Montès), Peter Ustinov (le maître du cirque), Anton Walbrook (Ludwig I), Lise Delamare (Mrs. Craigie, la mère de Lola), Paulette Dubost (Josephine, sa servante), Oskar Werner (l'étudiant), Will Quadflieg (Franz Liszt), Henri Guisol (Maurice, le cavalier bavarois). 1h50.

Un cirque gigantesque à la Nouvelle-Orléans, vers 1880. On y représente la vie extraordinaire de Lola Montès, l'une des courtisanes les plus fêtées de son époque et qui fut anoblie comtesse de Landsfeld par le roi de Bavière avant d'être chassée de ce pays par des émeutiers. Aujourd'hui, elle est réduite à jouer, sous la conduite d'un écuyer complaisant et lui aussi amoureux d'elle, sa "scandaleuse carrière de femme fatale".

Défilent sous nos yeux : sa liaison avec Liszt, son mariage manqué avec l'ex-soupirant de sa mère, ses frasques avec un chef d'orchestre italien et l'épisode le plus fabuleux : son idylle avec le roi Louis 1er de Bavière, qui déclencha une révolution.

À présent, vieillie, malade, elle continue, contre l'avis de ses médecins, à mimer ses triomphes et sa déchéance. Le grand plongeon dans le vide qui est le clou de son spectacle lui sera probablement fatal un jour. Pour l'heure elle est exhibée dans une sorte de cage où la foule se presse pour avoir le privilège de toucher les mains de la femme la plus scandaleuse de la terre

Dernier film de Max Ophuls, Lola Montès est souvent considéré un peu à tort comme le testament du réalisateur, le sommet de son art baroque, celui où le style prédomine sur le contenu dramatique.

Il s'agit pourtant d'un film où Ophuls expérimente pour la première fois la couleur et le Scope, preuve de son envie d'aller plus loin encore dans la maîtrise des moyens cinématographiques. On peut ainsi y voir l'amorce d'une cinquième partie dans son œuvre cinématographique après les lyrismes classiques de la période allemande et de la première période française, le lyrisme du cinéma de genre, noir ou sentimental de la période américaine et le baroque de la seconde période française.

Le film, outre sa réflexion sur l'art cinématographique et la fonction du réalisateur, est ainsi une œuvre quasi-expérimentale mettant en scène une réalité déformée à partir du présent d'une courtisane déchue.

Des visions mentales à partir d'une piste de cirque

C'est sans doute en s'appuyant sur le succès inattendu de La ronde, film qui utilise la forme du manège, que Max Ophuls a mis en place cette structure en flash-back avec le cirque comme figure emblématique. Claude Beylie ira jusqu'à écrire que "Le chapiteau du Mammouth Circus, c'est le plafond de la chapelle Sixtine du cinéma moderne" en pensant probablement à toute la symbolique métaphysique dont est ici investi le spectacle de cirque (Jugement dernier, Enfer, tribunal truqué de l'opinion publique).

Et les scènes de cirque représentent bien une sorte de genèse du monde mais d'un monde vu à partir d'une héroïne fatiguée, à l'agonie et qui voit, successivement déformée, apeurée, émue, les principales étapes de sa vie amoureuse. Lola Montes parée de son diadème et de son costume de comtesse est le centre, le gemme du cristal autour duquel vont se succéder les différentes facettes de sa vie, tour à tour brillantes ou sombres.

Dire, comme Jacques Lourcelles, que les scènes du passé (sauf l'épisode bavarois) sont un contrepoint insuffisamment brillant aux scènes de cirque, qu'elles sont guettées par l'académisme, voir même la mièvrerie, c'est probablement ne pas voir qu'elles sont avant tout des images mentales et que c'est l'excès de déformation mentale qui les rend émouvantes.

Les signes de la vision mentale

L'épisode de la rencontre avec Franz Liszt commence ainsi dans le carrosse du musicien qui semble un salon de quatre-vingt mètres carré avec piano, bureau et lit dans lequel la courtisane et le musicien s'avouent que leur amour s'est éteint. Les lèvres excessivement maquillées sont les seules à être encore un peu porteuses de tendresse et de vérité. Un rapide coup d 'œil, donné depuis la fenêtre du carrosse, révèle, outre la voiture suiveuse, des ruines romaines disposées là comme la preuve en carton pâte d'un amour défunt. Tout ici respire la vision mentale de Lola depuis la piste de cirque. Plus tard, on verra un tout petit carrosse, lui bien réel, emporter le musicien sans la courtisane.

C'est depuis la surimpression en rouge de Lola adossée à la tête d'un lit en fer forgé sur le fond bleu de la nuit qu'avait été amorcé le premier flash-back. On retrouve ce même lit, éclairé de teintes rouges, lorsque Franz Liszt compose sa valse des adieux en guise de lettre de rupture à Lola et que celle-ci parvient à le retenir pour une dernière étreinte. Cette teinte rouge qui baigne un lit occupant la totalité du cadre, on n'en verra rien le lendemain, lorsque Lola s'apprête à repartir seule et que le lit est filmé d'un point de vue plus large, sous un autre angle, le rendant parfaitement banal.

Le second flash-back qui raconte son mariage raté avec l'ancien amant de sa mère est découpé en trois parties avec deux retours au cirque. Il est lui aussi saturé de signes d'une vision mentale rendus visibles par la mise en scène d'Ophuls. Le premier flash-back explique le traumatisme qui conduira au donjuanisme de Lola. Alors que celle-ci, à la proue d'un navire, rêve d'amour et de grandeur, sa mère la contraint à vivre parmi les petites gens dans le dortoir commun. Étouffant à cette place qui n'est pas la sienne, pas plus que l'entrepont où sa mère se laisse séduire par l'ancien écuyer de son mari, Lola file à la proue du navire contempler des étoiles. Celles-ci sont manifestement des étoiles de carton pâte de studio, aussi bien celles du firmament que leur reflet dans l'eau.

Ce choix de préférer des étoiles, mêmes fausses, à la vie miséreuse qui lui est promise se retrouve aussi dans le plan suivant qui est aussi le premier plan du retour à Paris. Alors que la voix du maître de cirque enchaîne les deux épisodes, le rideau qui tombe sur la scène à la fin du premier acte figure un ciel d'étoiles. Lola se lève alors, préférant en rester là plutôt que d'assister à un second acte qui, le pressent-elle, finira mal.

Pour l'heure, c'est elle que l'on conduit tout en haut des loges pour y rencontrer le riche vieillard que sa mère lui destine pour mari afin de la mettre à l'abri du besoin. Le long mouvement ascensionnel ne cadrant que les dorures manifestement fausses du théâtre, Lola n'en veut pas et préfère par le mouvement identique mais inversé s'enfuir avec l'ancien amant de sa mère par une petite porte de jardin. L'échec de ce mariage sera l'objet du troisième flash-back.

On a alors atteint la mi-temps du film, celui où le mouvement ascensionnel est vécu comme une souffrance ("Toujours plus haut Lola ! Toujours plus haut !") alors que la fuite, la chute ne semble guère plus favorable. Le très court épisode avec le chef d'orchestre infidèle à sa femme se conclut par la longue marche en avant de Lola. Celle-ci remet le bracelet que le premier lui a offert à la seconde en guise de preuve de sa loyauté face à toutes les duplicités du monde. Episode court, nerveux, éclairé de soleil, il est comme un idéal inaccessible.

Pour l'arrêter dans sa chute, Lola ne trouvera plus que le maître de cirque. Comme le note Jacques Lourcelles : "exploiteur de Lola, il est devenu son témoin, son héraut, son compagnon d'infortune et sans doute son plus fidèle amoureux". Ophuls livre à travers lui un portrait de l'artiste qui bâtit sa fortune et son œuvre sur le malheur d'autrui et lui donne finalement en le transformant en destin, valeur d'éternité. C'est à lui que Ophuls destine la scène de l'escalier, ornement de cirque, gravi pour raconter sa rencontre avec Lola à Nice.

Ophuls refuse d'utiliser le Scope pour réunir dans le même plan la courtisane au sommet de sa gloire et l'exploiteur du malheur des autres. A son habit de fourrure frustre, il oppose le monde de vêtements élégants et délicats et les miroirs trompeurs de Lola. Ophuls isole dans des plans séparés ces deux êtres que le malheur réunira. Il rend ainsi extrêmement sensible la peur de Lola devant celui qu'elle pressent être le symbole de son malheur par des axes obliques en contre-plongée où les verticales sont manifestement inclinées.

L'épisode de Bavière est le plus apaisé de tous. La révolution de la jeunesse n'y apparaît pas bien méchante, comme un hors champ plein de troubles incompréhensibles au roi comme, pour un temps, à Lola. Encadré par les rencontres avec l'étudiant, l'épisode évoque l'impossible amour partagé dans la vieillesse et l'adieu définitif à la jeunesse. Si la rupture avec Franz Liszt avait lieu dans le cadre d'un carrosse élargi à un immense salon, le Scope est ici, pour la même scène avec l'étudiant, obscurci dans ses parties latérales pour ne laisser apparaître qu'un cadre réduit. Lola dévoile son amour sincère du roi comme sa volonté, probablement rétrospective, d'un amour de vieillesse calme et apaisé. C'est le rêve d'un temps suspendu à l'élaboration d'un tableau qui n'en finirait jamais. C'est tout le contraire qu'on la contraint à vivre : ou la chute, ou le long travelling arrière qui dévoile, terrible, interminable comme un calvaire, la foule nombreuse qui viendra la contraindre à jouer un rôle dont elle est fatiguée depuis bien trop longtemps.

Un film incompris puis mutilé

Film éminemment théorique, difficile, il a été boudé par le public et a connu un échec retentissant à sa sortie. S'il est défendu par Godard, Truffaut ou Cocteau, la plupart des critiques dénoncent l'excès d'affectation des scènes de cirque, des mouvements de caméra par trop sophistiqués, un flot de créativité mal jugulée et mal orchestrée, sans parler de l'usage audacieux des couleurs et du Cinémascope.

A la version originale de décembre 1955 succèdent celle de février 1956, dans laquelle les dialogues allemands sont remplacés par des voix françaises postsynchronisées, et enfin celle de 1957, remontée contre la volonté de Max Ophuls - l'histoire est replacée dans un ordre chronologique, accompagnée d'une voix off. C'en est fini du pouvoir générateur de l'esprit à partir de la piste de cirque. Déniant son aspect expérimental, les producteurs en font un simple film psychologique. Or Lola n'intéresse guère Ophuls : "Ce sont les gens qui l'entourent qui me passionnent (..) Son rôle est à peu près le même que celui de la paire de boucles d'oreilles dans Madame de.... dira-t-il pour souligner une mise en scène très éloignée des grandes tragédies amoureuses que sont Lettre d'une inconnue ou Madame de..

Copie restaurée au format Scope et en Eastmancolor

La version présentée sur dix copies depuis le 3 décembre 2008 rend enfin justice à l'originalité du film. Elle est le fruit de la collaboration entre la Cinémathèque française et les Films du Jeudi - la société de Pierre Braunberger, qui avait racheté le film en 1966. Après la faillite du producteur français Gamma, Pierre Braunberger, qui a produit Godard, acquiert les droits de Lola Montès. Il entreprend de reconstituer la continuité de la version de 1956, qui ressort dans deux salles parisiennes.

La Cinémathèque française ne disposant pas d’une copie intégrale de Lola Montès a convaincu en 2006 la fille de Pierre Braunberger, Laurence, directrice des Films du Jeudi, de tenter de retrouver le montage initial, les couleurs, la bande-son et le format d’origine du film. Sous le regard attentif de Marcel Ophüls, cette lente résurrection de Lola Montès a réuni François Ede, qui avait déjà oeuvré à la restauration du Playtime de Tati, la Fondation Thomson pour le patrimoine du cinéma et de la télévision, qui a permis l’accès au laboratoire Technicolor de Burbank en Californie, et le Fonds culturel franco-américain.

En 2007, l’arrivée de deux mécènes, L’Oréal et Agnès B., a permis de réunir la totalité des 440 000 euros nécessaires. Il a fallu rechercher des éléments photochimiques du film de 1955 dans différentes cinémathèques, à Luxembourg, Bruxelles, Munich.

Pour Tom Burton, vice-président de Technicolor Digital Services, "la plus grande difficulté était de retrouver l’intention première du réalisateur dans le montage. Il manquait entre vingt et trente minutes du film. Nous avons eu la chance de travailler avec Marcel Ophüls, qui nous a guidés très précisément. Les négatifs originaux étaient souvent abîmés, troués, griffés, décolorés. Certains photogrammes ont été recréés numériquement, comme la gestuelle d’un bras ou un déplacement de caméra. Les couleurs, auxquelles Max Ophüls avait attaché une attention si particulière - il voulait par exemple que dans certaines scènes elles soient aussi éclatantes que "des cravates américaines" -, ont été retrouvées une à une. Le numérique a permis d’harmoniser des images provenant de supports de générations différentes".

Jean-Luc Lacuve le 16/12/2008

Bibliographie :