A perdre la raison

2012

Thème : Psychiatrie

Festival de Cannes 2012, Un certain regard Avec : Tahar Rahim (Mounir), Niels Arestrup (André Pinget), Emilie Dequenne (Murielle), Stéphane Bissot (Francoise), Mounia Raoui (Fatima), Redouane Behache (Samir), Baya Belal (Rachida), Nathalie Boutefeu (Docteur Declerck). 1h51.

Dans une chambre d'hôpital, une jeune femme, le visage bouffi de larmes, demande à ce que l'on enterre ses enfants au Maroc. Quatre petits cercueils blancs sont hissés lentement dans un avion.

Mounir et Murielle s'aiment passionnément et, bientôt, le premier demande la seconde en mariage. Le jeune homme vit chez le docteur André Pinget qui le prépare, sans succès, à un examen tout en lui assurant une vie matérielle aisée. Ainsi lui propose-t-il de devenir son secrétaire médical lorsqu'il refuse de trouver un travail par lui-même comme le lui suggère Murielle. Celle-ci est professeure de lettres dans un collège modèle et accepte la proposition d'André de venir habiter avec Mounir dans la chambre qu'il occupe chez lui.

Françoise, la sœur de Murielle, est jalouse du mariage de sa sœur dont les frais sont payés par André. Celui-ci offre un voyage de noces aux mariés auquel il se voit convier.

Le jour du mariage, Murielle découvre que Mounir est le fils adoptif du médecin qui a même épousé Rachida, la sœur de son protégé marocain pour qu'elle obtienne ses papiers. Fatima, leur mère est heureuse de cette protection et seul Samir, son troisième enfant, est jaloux d'être tenu à l'écart des bienfaits du médecin et rapporte les ragots que cette générosité suscite au village.

Murielle donne bientôt naissance à Jane ce qui réjouit le trio familial. Lorsque Murielle oublie de fermer la porte du parc, Jane tombe dans l'escalier et le couple file à l'hôpital pour vérifier que l'enfant n'a rien. Mounir, qui s'était emporté contre sa femme, s'excuse.

Murielle donne naissance à une seconde fille et le trio, avec ses deux enfants, vit toujours heureux même si le fait de n'avoir qu'une chambre pour deux enfants écourte leurs nuits. Murielle refuse de faire l'amour dans la chambre d'André et supporte difficilement la tentative malheureuse de sa sœur de séduire André. Mais ce sont les taches ménagères, les lessives incessantes, qui lui pèsent le plus.

Ainsi, à la naissance de Malika, leur troisième fille, Murielle est-elle déjà très fatiguée. Même la transformation du bureau d'André en chambre d'enfant ne peut la réjouir. Mounir observe la dépression de sa femme et, sur les conseils d'André, choisit de prendre quinze jours de vacances au Maroc, pendant que Murielle s'occupe des enfants avec André. Au retour des vacances, elle demande à Mounir de changer de vie et d'aller s'installer au Maroc. Mounir accepte avec joie cette proposition puis la refuse quand André menace de leur couper les vivre si la famille se sépare de lui. Il propose de chercher une grande maison. Un voyage au Maroc semble réconcilier la grande famille et Françoise accepte un mariage blanc avec Samir.

Murielle est bientôt enceinte d'un quatrième enfant et s'enfonce dans la dépression. Elle s'emporte contre un élève en classe. André lui signe un certificat de complaisance et l'envoie chez une psychiatre, le docteur Declerck en lui recommandant de taire leur cohabitation.

Murielle donne naissance à son quatrième enfant, un garçon, mais a de plus en plus de mal à faire face aux obligations de la vie quotidienne. La venue de Fatima pour le mariage de son fils Samir avec Françoise ne suffit pas à redonner espoir à Murielle. Lorsque son mari raccompagne sa mère malade au Maroc, elle s'effondre. Dans les rayons d'un supermarché, elle achète des gâteaux et un DVD, la flèche bleue, et vole un long couteau. Lors d'un gouter avec les enfants, elle les laisse devant le DVD et les appelle un par un à l'étage. Elle appelle ensuite la police au secours : elle a tué ses enfants et est incapable de se suicider.

A partir d'un fait divers, le quintuple infanticide commis par Geneviève Lhermitte en 2007, Joachim Lafosse construit un film très abstrait autour d'un trio de comédiens cadrés serrés. En accumulant de courtes scénettes retraçant dix ans de vie bourgeoise de plus en plus étouffante, il rend subtilement compte du parcours vers la dépression qui, non soignée, aboutit au terrible sentiment de peur et de solitude pouvant conduire à la tragédie.

Monstrueuse bourgeoisie

Murielle est un personnage solitaire. Une courte phrase de Françoise fait comprendre qu'elle a rejeté sa mère, qu'elle n'a pas invitée au mariage, et elle ne semble pas connaitre son père. Son mari, Mounir, disparait progressivement derrière son père adoptif qui lui ôte l'envie de chercher un travail par lui-même, un logement par lui-même et le conforte dans son machisme tristement ordinaire.

André, médecin brillant, gère sa famille d'adoption avec un paternalisme colonialiste de bon aloi qui lui épargne les sentiments profonds au profit d'un sentiment réconfortant de domination. Il n'aime Murielle que dans la mesure où elle est capable de rendre Mounir heureux et la réduit à sa fonction de bonne ménagère. Les enfants, que Murielle accepte compulsivement (aussi bien les siens que ceux de sa classe), ne lui renvoient que l'image d'elle-même : apaisée quand cela va bien, terrible quand la dépression s'empare d'elle.

Les limites de la psychologie

Il faut ainsi attendre près d'une heure de film, les lessives qui précèdent la naissance de Malika, la troisième fille, pour que le film aborde son sujet. Certes le prologue qui précède long flash-back annonce la tragédie avec les quatre petits cercueils montant dans l'avion; certes la musique baroque qui scande quelques séquences laisse présager une fin dramatique. Néanmoins, il s'agit là presque de fausses pistes, la musique accompagnant aussi bien des séquences anodines que celles marquant l'étouffement, encore fort supportable, de Murielle.

La tragédie ou la monstruosité des personnages des deux précèdent films de Lafosse sont plutôt amoindris au profit de comportements plus universels. Murielle n'est pas Médée. Elle ne sacrifie pas ce qu'elle a de plus cher au monde pour punir un mari traitre et infidèle. Abandonnée de tous, elle est victime d'un effondrement intérieur (magnifiques plan long où elle chante Femmes je vous aime de Julien Clerc que diffuse l'autoradio ou plans des errances fantomatiques en djellaba). En refusant la dimension tragique et ses affrontements, Lafosse nous prive d'autres séquences fortes, telles celle du repas de mariage, au profit de scènes, qui surtout dans la première partie, sont bien ennuyeuses en dépit de leur justesse et du talent, remarquable, des comédiens.

Jean-Luc lacuve le 29/08/2012