Je veux juste en finir

2020

Genre : Portrait d'homme (de femme aussi, mais moins)

(I'm Thinking of Ending Things). D'après le roman de Iain Reid. Avec Jesse Plemons (Jake), Jessie Buckley (Lucy), Toni Collette (La mère), David Thewlis (Le père), Guy Boyd (Le concierge) Hadley Robinson, Gus Birney, Abby Quinn (Les serveuses de Tulsey). 2h14.

Lucy explique anxieusement dans un monologue intérieur qu'elle envisage de mettre fin aux choses, même si elle ne peut pas dire depuis quand ni comment l'idée lui est venue. Elle est en couple avec Jake depuis six ou sept semaines, même si elle a l'impression que cela fait beaucoup plus longtemps.

C'est le milieu de l'hiver et Jake a décidé de la conduire dans la ferme familiale pour lui faire rencontrer ses parents pour la première fois. Alors qu'elle attend au coin d'une rue que Jake vienne la chercher, elle ressent vivement à quel point elle regrette de ne pas avoir rompu avant d'accepter ce voyage.

Pendant le voyage en voiture, la jeune femme continue de faire tourner ses pensées dans sa tête alors que Jake essaie de faire la conversation. Ils passent devant une maison en ruine avec une balançoire dans la cour. Lucy remarque à quel point il est bizarre qu'une maison inoccupée depuis longtemps ait une toute nouvelle balançoire. Au fur et à mesure que le voyage avance, les chutes de neige deviennent plus fortes et la conversation du couple devient parfois profonde et philosophique. Les deux personnages semblent très bien informés sur une grande variété de sujets. Jake allume la radio et chante une chanson de la comédie musicale "Oklahoma!". La jeune femme est surprise de découvrir qu'il est passionné par les comédies musicales.

Sur l'insistance de Jake, la jeune femme, poète, lui récite son texte sur l'apparent confort de rentrer à la maison alors que l'on est confronté à la terreur existentielle d'affronter la solitude ainsi que le regret et la peur de vieillir. Jake la remercie: il a l'impression que le poème a été écrit spécialement pour lui.

Un vieux concierge nettoie les couloirs d'un lycée. Il regarde les élèves pendant qu'ils répètent la comédie musicale "Oklahoma!".

Finalement, le couple arrive à la ferme des parents de Jake. Jake refuse d'entrer immédiatement à l'intérieur et insiste pour lui montrer d'abord l'étable. En entrant, ils trouvent plusieurs moutons morts couchés dans l'entrée. Jake évite d'expliquer comment ils sont morts. Il raconte plutôt l'histoire d'un cochon mort il y a des années. Son père avait négligé de surveiller les porcs pendant quelques jours et avait finalement découvert que l'un d'entre eux était mangé vivant par des asticots.

Jake et Lucy entrent à l'intérieur de la maison mais les parents de Jake restent silencieux. Il explique qu'ils sont tous les deux encore à l'étage pour se préparer.

Jake fait visiter la maison. Lucy indique combien la maison lui rappelle sa propre maison d'enfance. Elle trouve également une photo de bébé de Jake sur le mur qu'elle semble croire être une photo d'elle. Jake lui montre la porte, fermée, du sous-sol qui est couverte de rayures. Jake la prévient qu'il est dangereux de descendre et que les égratignures proviennent probablement du chien de la famille; qui arrive alors en s'ébrouant.

Les parents descendent enfin et tous s'assoient tous pour dîner. Les parents sont sympathiques et accueillants, mais présentent un comportement particulier.Le père semble prendre tout au premier degré et ne comprend rien au-delà de son sens littéral. La mère a l'habitude de mal prononcer les mots et de rire hystériquement. Lucy montre certains de ses tableaux aux parents sur son téléphone qui ne savent pas quoi en penser. Elle raconte également comment elle et Jake se sont rencontrés lors d'une soirée.

Pendant le dîner, Lucy reçoit un message sur son téléphone, mystérieux et angoissant parlant de peur et de folie. Lucy ne semble pas réagir au message et poursuit avec désinvolture la conversation du dîner. Au dessert, la jeune femme parle de ses études en gérontologie et de la fascination qu'elle a toujours eue pour le processus de vieillissement et de la façon dont la société traite les personnes âgées. Au milieu de la conversation, la mère de Jake est brièvement prise d'un bourdonnement dans ses oreilles causé par des acouphènes. Elle se demande si le bourdonnement ne viendrait pas de quelqu'un qui essaie de communiquer avec elle pour partager les secrets de l'univers.

Au fur et à mesure que la nuit avance, des choses plus bizarres et inexpliquées commencent à se produire. Les parents de Jake commencent à vieillir. La jeune femme monte dans la chambre d'enfance de Jake et la trouve telle qu'elle était quand il était enfant avec toutefois des DVD et des livres de critiques.. Elle trouve un livre de poèmes qui contient celui qu'elle a récité plus tôt dans la voiture.Le père de Jake, qui est alors très âgé et souffrant d'une forme de démence, semble mal comprendre que la petite amie de Jake n'est là pour passer la nuit. Malgré les tentatives répétées de Lucy pour expliquer qu'elle a besoin d'être à la maison ce soir, le père offre le lit d'enfance de son Jake pour dormir et la vieille chemise de nuit de la mère qui a une grosse tache dessus.

La mère de Jake demande à la jeune femme de descendre au sous-sol pour jeter sa chemise de nuit tachée au lavage. Elle va au sous-sol et reçoit un autre appel téléphonique mystérieux répétant le même message. Elle ouvre la machine à laver en marche et trouve à l'intérieur une charge entière de chemises identiques au sigle d'un lycée. Elle trouve également plusieurs tableaux signés par Jake qui sont les siens. Mais ceux ci ont disparu de son téléphone.

La jeune femme finit par convaincre Jake de partir et ils reprennent la route .Les chutes de neige sont devenues une tempête de neige. Il y a un moment où Jake appelle la jeune femme Amy. Elle ne semble plus capable de se souvenir d'une grande partie de ce qui s'est passé à la maison après le dîner.

La conversation se tourne vers le film de John Cassavete, Une femme sous influence. La jeune femme donne une longue critique éloquente et condescendante du film. Elle semble même évoquer une cigarette allumée à partir de rien pour ponctuer son attitude soudainement très béate. Jake dit avoir été ému, même s'il semble trop honteux maintenant pour essayer d'expliquer pourquoi.

Jake suggère soudainement qu'ils s'arrêtent pour une glace. Ils s'arrêtent à un endroit appelé "Tulsey Town". Deux des employées semblent reconnaître Jake, qui est clairement embarrassé, refusant de s'approcher. La jeune femme semble reconnaître le troisième employé, mais ne se souvient pas d'où. La fille, qui a une sorte d'ecchymose sur le bras, dit à Lucy de fuir.

De retour sur la route quelques instants plus tard, Jake décide qu'il en a assez de sa glace alors qu'il l'a à peine touchée. La jeune femme décide soudain qu'elle n'en veut plus non plus. Jake essaie de chercher un endroit où jeter la glace avant qu'elle ne fonde dans la voiture.

Jake s'arrête à proximité de son ancien lycée . Il disparaît un instant pour jeter les pots de glace et revient bientôt. Ils sont sur le point de partir quand Jake aperçoit le concierge qui les regarde de comme s'ils étaient les personnages d'un film. Furieux, Jake sort de nouveau et disparaît dans le bâtiment. La jeune femme attend ce qui semble être très long et Jake ne revient pas. Elle sort de la voiture et  verrouille les portes par mégarde.

Elle entre à l'école à la recherche de Jake. Elle rencontre le concierge et essaie de se cacher de lui dans un premier temps. Il la trouve bientôt et elle lui parle. Elle lui dit que rien ne s'est jamais passé entre elle et Jake cette nuit-là, et qu'elle ne se souvient même pas à quoi il ressemble.

La jeune femme et Jake se retrouvent bientôt. Deux danseurs apparaissent, habillés de la même manière qu'eux et entament une longue séquence de ballet onirique. La danse se termine quand un  troisième danseur, habillé comme le concierge, apparaît. Un combat s'ensuit qui se termine par le concierge tuant Jake avec un couteau.

Le concierge termine son quart de travail. Il sort dans son camion et s'apprête à l'allumer, mais hésite. Il s'assoit dans le froid et semble souffrir d'une dépression nerveuse. Il hallucine des personnages d'une publicité Tulsey Town à l'extérieur. Il se déshabille et suit un cochon animé dans l'école. Le cochon ressemble à celui de l'histoire de Jake, avec son ventre infesté d'asticots.

Dans l'auditorium du lycée, une version de Jake, maquillée  pour paraître plus âgée, reçoit un prix Nobel et prononce un discours sur son voyage à travers la métaphysique. Lucy le regarde dans le public. Elle ainsi que les trois marchandes de glace sont plus âgées. Jake termine son discours en chantant la chanson "Lonely Room" de "Oklahoma!"; une chanson sur l'espoir de rencontrer une fille qui voudrait bien de lui.

Le lendemain matin, l'école est déserte. La tempête de neige s'est arrêtée et la voiture qu'avait prise Jake et Lucy est recouverte de neige. Générique  en lettres minuscules et bruits de pas dans la neige et de porte.

Le film possède une structure double, assez différente toutefois des modèles du genre. Chez Hong Sang-soo, on recommence mais différemment ; chez Lynch, dans Mulholland drive, le rêve précède la réalité. Ici le rêve, l'imaginaire, occupent la grande majorité du film mais ils vont se révéler être pris en charge par un personnage âgé qui apparait comme secondaire, et beaucoup plus jeune, dans la partie rêvée.

Une jeune femme imaginée dans la tête d'un vieillard

La partie rêvée est celle du voyage en voiture, aller puis retour et du repas dans la ferme des parents. C'est un voyage intérieur, dans la tête de Jake : Le voyage aller en voiture dure environ 17 minutes et le voyage retour plus de 22 minutes (sans compter le détour par Tulsey). Lucy semble être le personnage principal et cherche juste à en finir avec Jake qui est pourtant gentil, instruit et attentionné . Il fait un complexe d'infériorité vis à vis d'elle qu'il imagine à la fois, poète, peintre et critique de cinéma. Elle est angoissée par la tempête de neige qui menace.

La partie réelle est celle de la journée ordinaire d'un vieil homme, un concierge, qui ressasse les souvenirs de son existence en nettoyant les couloirs d'un lycée. Lucy, lui-même jeune ainsi que ses parents ou les serveuses du magasin de glaces peuplent donc la tête du vieil homme. Dans l'un des premiers plans du concierge se promenant dans le lycée, des mots espagnols pour différents types de chaussures sont écrits au tableau, y compris le mot «zapatillas» (pantoufles). Lorsque Jake offre à sa copine ses pantoufles, il dit "zapatillas". Parmi les nombreux indices qui révèlent que le concierge est Jake, on remarque aussi dans son jardin une balançoire, la même probablement que celle de la maison délabrée entraperçue en voiture au préalable.

Lucy n'est pas nommée dans le générique ni dans les sous-titres et est désignée le plus souvent par Lucy mais aussi par Lucia, Louisa et Amy. Ses vêtements changent, souvent lorsqu'elle est appelée au téléphone : un pull noir et orange ; pull noir ; chemisier et robe à manches longues. Elle porte ou non des bijoux et pas les mêmes, collier de perles ou boucles d'oreilles. Lucy semble ainsi un personnage incertain. Elle ne semble plus capable de se souvenir d'une partie de ce qui s'est passé à la maison après le dîner (la vaisselle notamment). Elle est surtout constituée de références qui appartiennent à l'imaginaire de Jake et dont il aimerait se défaire pour être authentique. Ces références habitent la chambre d'enfant que découvre Lucy : Le poème déclamé par Lucy dans la voiture à l'aller est tiré de "Rotten Perfect Mouth" de Eva H.D. La tirade sur Une Femme sous influence (John Cassavetes, 1974) du voyage retour est repris de la célèbre critique new yorkaise, Pauline Kael, dont on voit le recueil (For Keeps) dans la chambre (L’appréciation de Pauline Kael étant négative, cette critique n'est pas dans le recueil). Jake, quand il reçoit le prix Nobel, refait le discours de Russel Crowe à la fin d’Un homme d’exception (Ron Howard) dont on voit le DVD dans la chambre. Dans les deux films, les acteurs portent des maquillages exagérés de vieillard.

Les parents de Jake semblent aussi flotter dans le temps au gré de ses souvenirs. Le sparadrap du père de Jake change de position. La mère de Jake change de coiffure : frange avec cheveux ondulés ou pas de frange avec des épingles à cheveux

Solitude et misère de la vieillesse

"I'm Thinking of Ending Things" pourrait être un processus de libération si on le traduit par "Je pense à la fin des choses". Il indiquerait la volonté de Jake de ne pas se laisser encombrer par sa culture (celle qui remplit sa chambre d'adolescent) et de vivre pleinement avec une femme en accord avec la vie qui lui prendrait la main. C'est ce qu'il exprime dans la chanson Oklahoma! . Le titre français se place du côté de Lucy et évoque sa volonté d'en finir, soit avec la vie soit, plus probablement, avec Jake.

On adoptera pour un composé de ces deux attitudes. Jake, vieilli, pense à la jeune femme qu'il aurait aimé pour compagne, pleine de vie et de créativité. C'est ce qu’il aurait aimé être lui-même s'il n'était pas encombré de culture. Il pense sans doute à la mort et le vieil homme, abandonnant tout espoir d'une vie belle, ne pense plus qu'à survivre. Il s'est déshabillé dans la neige, guidé alors par un cochon animé, moins dangereux pour son imaginaire que le cochon mangé de l'intérieur par les asticots. A la toute fin du générique, on l’entend rentrer chez lui, dans le confort et la solitude à n'en pas douter.

Quant à Lucy, il ne l'a peut être pas même invitée, tout comme il n'a sans doute pas osé aborder les trois filles de sa jeunesses, converties en marchandes de glaces ; un met qu'il ne goûte plus guère. Les ecchymoses sur le bras de la dernière serveuse évoquent peut-être une action brutale d'où le message de celle-ci envers Lucy lui enjoignant de fuir. Le dernier plan du film montre la voiture totalement sous la neige comme si le souvenir d'elle s'était effacé, enfui. Lucy avait bien raison de redouter cette tempête.

Le passage du rêve d’une jeune femme pleine de vie à la réalité d’un vieil homme terrorisé par les asticots rappelle sans conteste Mulholland drive, le flamboiement des actrices, des décors et des objets mystères en moins. Le paysage mental qui s’échappait de la boîte bleue ou du Silencio était aussi bien plus mystérieux et brillant que ce paysage mental dans une voiture (40’ quand même) et une maison. La navigation incertaine entre les morts et les vivants le rapproche aussi du Sixième sens. Le film évoque enfin le dérèglement mental proche de l’horreur de Shining d’autant que les paysages de neige jouent un grand rôle tout comme la maison étrange, sorte d'hôtel Overlook du pauvre.


Jean-Luc Lacuve, le 4 février 2021.