Qu'ils reposent en révolte
(Des figures de guerre)

2010

Avec : Sylvie, Marcel, habitants de Calais et les migrants d'Afrique qui demandent le droit d'asile. 2h33

I - Des figures de guerre.

Dans un square balayé par le vent, des CRS pourchassent des clandestins ; ralentis ; arrêt sur image ; caméra à la main derrière les coureurs ; contre-plongées, courses accélérées. Trois jeunes hommes chantent et rendent grâce à Dieu et à Marie. Ils s'enfuient quand on leur signale la police ; travelling circulaire accéléré sur les arbres ; noir.

Toilette au bord du canal et baignade improvisée pour certains.

Des bénévoles soignent les mains et les pieds meurtris des migrants. L'un fuit dans un champ.

La plage de Calais : lyrisme du macroscope et du microcosme évoquant le partage d'un même monde, le même espoir de liberté sans contrainte des mouettes dans le ciel.

Les camions dans la nuit, prêts à embarquer pour l'Angleterre.

Un turc évoque son trajet jusqu'à un camp dans une île près de la Grèce puis d'Athènes vers l'Italie puis la France. Dans la jungle, il n'a qu'un sac pour se protéger de la pluie et cinq personnes dorment souvent là, à côté de lui, la nuit. Il cherche une place sous les essieux d'un camion. Ceux-ci s'arrêtent ici un court instant avant de tourner à droite au feu. Le candidat au départ pour l'Angleterre fait de nombreux essais, souvent réduits à une simple approche, pour se cacher sous ces fameux essieux. Et puis, une fois, il réussit. Seul témoin de son départ, un sac plastique resté accroché à un arbre.

Dans le jardin des plantes, arrestation de nombreux clandestins. La fontaine coule toujours, ralentis, fondu au noir, détail du mur de pierres.

La ville en négatif inversé ; split screen.

Il pleut, c'est de nouveau la chasse aux clandestins avec, en arrière-plan, la silhouette imposante du beffroi de Calais.

Se tailler les doigts au rasoir pour effacer les empreintes. Puis, au bord du feu, un clou chauffé sur lequel les clandestins apposent, de façon brève et renouvelée, leurs doigts finit ce douloureux travail d'effacement des empreintes.

Ballade et déjeuner le long de la voie de chemin de fer. Ravitaillement auprès des bénévoles. Un migrant se dit ni mort ni vivant, à mi-chemin entre l'homme et l'animal. Un bateau derrière le cimetière. En marge des tombes et des fosses communes, des plaques de bois gravées manuellement évoquent des morts disparus en 2002.

Un homme la nuit qui dort sous un pont sous l'indifférente protection du beffroi.

Il vient du Ghana en passant par le Burkina-Faso, le Niger, la Lybie. Il a marché et dormi onze jours dans le désert à la merci de mercenaires. A Misrata et Tripoli il a vu les femmes étrangères violées dans ce pays à la politique très dure. Sur un petit bateau avec un peu d'essence, ils sont partis à vingt-neuf personnes. Quatre migrants sont morts en mer. Ils se nourrissent d'une tortue crue avant que des pêcheurs italiens les conduisent sur la côte. Quatre sur vingt-cinq ont obtenu le droit d'asile. Pour lui, c'est le travail au noir à Naples où il est exploité comme un esclave. Il s'appelle Christophe.

Un jeune nigérian crie sa colère : "Si nous avions de meilleurs dirigeants, la vie serait plus facile". Dès 13 ans, les enfants pauvres de son pays doivent prendre la route ; pas de quoi payer les faibles frais d'études. Il veut aller à Londres et terminer ses études puis revenir au Nigeria... "Les choses terribles que j'ai vécues appartiendront au passé" espère-t-il.

La queue pour la soupe populaire, comme dans Welcome. La nuit, le Samu intervient et la police patrouille. Une petite baleine, morte, échouée sur le port.

Tentative infructueuse de passer par-dessus les grilles pour atteindre le ferry tout proche. Tout le long du quai, les migrants dorment à même le sol dans des couvertures. La police du port patrouille. Les gilles franchies arrestation dans un camion. J'ai perd ma vie ici. Même avec les chiens, j'aimerai mieux être mort.

Une tente dressée dans un dessous de toi dominat un sol jonché de déchets d'un squat muré. Un migrant sort des photos. Départ d'Erythrée, lui enfant son frère, des amis morts

Sur la jetée les bateaux semblent proches mais la mer est froide, noire et agitée.

Un oiseau mort, la neige.

Des sanitaires près du canal. La toilette dans la neige fondue. Rasage avec une simple lame de rasoir

Préparation des sardines, éviscérées et bouillies graffiti : "N'y pense pas trop, un jour tu seras un homme élégant", "fuck you Europe", "I love Afrika". Seul dieu peut guider

II - Les émigrés sont des bombes temporelles

Une banderole : "Oubliez nos empreintes prises par les Etats européens et accordez-nous le droit d'asile. Mais pas le droit d'asile tel que pratiqué aujourd'hui."

Linge lavé ; tentes de fortune montées. L'une, plus grande sert de mosquée. Un minimum de confort, pas de nourriture, de commodités, de soins ; "la jungle" s'organise.

2009 : "Il faut envoyer un signal fort" a dit le ministre Eric Besson. En pleine nuit, des militants viennent avertir les migrants qu'à quatre heures, la jungle va être encerclée par la police. Les mineurs seront placés dans des camps à l'est de la France, à 400 kilomètres de là, à Metz. Certains migrants sont sceptiques, espérant même des papiers d'une descente de police. Sylvie, surnommée "maman", et Marcel ne se découragent pas et vont de tente en tente prévenir qu'il faut fuir.

Dans la nuit, les micros des journalistes se tendent. Les photos sur des portables dans la nuit. Un homme est depuis sept mois dans la jungle. Il n'est pas heureux : "Je m'adresse au monde, j'ai besoin d'aide."

Marcel répond aux journalistes. La destruction de la jungle est la preuve de l'échec du gouvernement. Nouvel échec, nouvelle dégradation après la fermeture de Sangatte. Eric Besson, Nicolas Sarkozy et les autorités anglaises en feront un succès de leur politique de communication mais les migrants reviendront.

Un pont sous la pluie où les immigrants se protègent avec des plastiques de fortune. L'un d'eux explique qu'il est depuis six ans en Europe. En 2007, il a été renvoyé d'Angleterre vers l'Afghanistan puis a refait le même voyage : Pakistan, Iran, Turquie, Moldavie, Roumanie, Serbie, Macédoine, Albanie, Hongrie, Autriche, suisse, Italie, France et, l'espère-t-il, Angleterre bientôt.

Dans un centre de rétention, un migrant se couvre d'un drap blanc.

Dans ce film en deux parties, la première, intitulée "Des figures de guerre", en est la plus longue et la plus importante. Lui succède, dans ses trois derniers quarts d'heure, la destruction de la jungle de Calais filmée le 22 septembre 2009, et intitulée "Les immigrés sont des bombes temporelles".

Sans musiques autre que celles chantées par la migrants et sans aucun commentaire off si ce n'est une "voix de l'extérieur" qui égrène quelques noms, Des figures de guerre narre comment l'épopée de migrants ayant passé de longues années pour atteindre Calais se heurte aux mesures policières qui les empêche de prendre le dernier bateau qui les conduira vers la terre promise, l'Angleterre.

C'est cette épopée grandiose et misérable que le film tente de saisir par ses multiples fragments, enserrés par des plans esthétisants, rapidement fondus au noir qui en sont comme les écrins bienveillants et symboliques. Deux cartons, au début et à la fin, évoquent deux parrains tutélaires, Walter Benjamin avec Pour une critique de la violence et Henri Michaux dont le poème Qu'il repose en révolte a inspiré le titre.

De ces fragments qui s'entrechoquent, on retiendra par exemple les moments lumineux de toilettes au bord du canal ou presque diaboliques des empreintes effacées à coup de rasoir et de burlesques ; les narrations de voyages successives d'un Turc, d'un Ghanéen, d'un Nigérien, d'un Erythréen et d'un Afghan ; le départ d'un migrant sous les essieux d'un camion, la veillée d'armes avant la destruction de la jungle par les CRS.

Au détour de quelques plans devant les tréteaux de bénévoles distribuant de la nourriture, on reconnait le cadre qui a servi au romanesque Welcome de Lioret. Les migrants ne sont pas ici des études de cas mais une communauté qui s'est constituée avec ses rites (chansons et graffitis) et son inexorable désir d'une vie noble et élégante. En ne se choisissant aucun héros, aucun personnage qui ne sera suivi au-delà d'un fragment, Sylvain George produit le grand film ethnographique sur les comportements guerriers (se cacher, courir, franchir les grilles, se cacher, survivre) des Africains exclus de leur terre, exclus de nos cités et apprenant à survivre, misérables durant des années avant que, peut-être, le chemin de l'intégration ne s'ouvre.

Jean-Luc Lacuve, le 23/11/2011.