La douleur

Emmanuel Finkiel
2017

Genre : Biopic

Daprès les récits de Marguerite Duras. Avec : Mélanie Thierry (Marguerite Duras), Benoît Magimel (Pierre Rabier), Benjamin Biolay (Dionys), Shulamit Adar (Madame Katz), Emmanuel Bourdieu (Robert), Grégoire Leprince-Ringuet (Morland), Anne-Lise Heimburger (Madame Bordes), Patrick Lizana (Beauchamp). 2h06.

Le visage de Marguerite Duras :

"J'ai retrouvé ce journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château. Je n'ai aucun souvenir de l'avoir écrit. Je sais que je l'ai fait, que c'est moi qui l'ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je raconte, je revois l'endroit, la gare d'Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas écrivant ce Journal. Quand l'aurais-je écrit, en quelle année, à quelles heures du jour, dans quelles maisons? Je ne sais plus rien. [...] Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m'épouvante quand je la relis. Comment ai-je pu de même abandonner ce texte pendant des années dans cette maison de campagne régulièrement inondée en hiver. La première fois que je m'en soucie, c'est à partir d'une demande que me fait la revue Sorcières d'un texte de jeunesse. La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot « écrit » ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d'une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n'ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m'a fait honte. Ce qui est évident, c'est que ce texte là, il ne me semble pas l'avoir écrit pendant l'attente de Robert L. (les phrases en italiques ne sont pas prononcées dans le film et la phrase en gras,dite à la fin, est entre les crochets dans la roman)"

Avril 1945. Marguerite, écrivaine et résistante, attend le retour de son mari et dévisage les hommes qui sortent des trains de prisonniers de retour d'Allemagne. Dans son appartement, elle a le regard rivé sur la porte d'entrée, espérant que chaque coup de sonnette lui fera découvrir son mari derrière la porte. Elle imagine même qu'il revient, qu'elle le trouve beau, qu'elle lui offre un café. Mais non, c'est seule qu'elle se retrouve dans le couloir. On sonne de nouveau. C'est Dyonis, son amant, qui, la voyant prostrée lui demande de ne pas perdre courage. Elle en a mais elle préfère rester seule ce soir. Il lui dit de compter sur lui, qu'il n'est jamais loin. Marguerite retourne dans sa cuisine, elle se souvient :

Juin 1944. Robert Antelme, son mari, a  été arrêté. Marguerite est venue avec un colis au siège de la Gestapo pour avoir de ses nouvelles. Elle attend des heures. Un agent français de la Gestapo, Pierre Rabier, auquel elle s'adresse en désespoir de cause, lui dit connaitre l'affaire de son mari et reconnait en elle l'écrivaine dont il a lu le roman. Il lui demande d'attendre. Inquiète marguerite s'enfuit mais Pierre Rabier, la rejoint lui affirme pouvoir lui donner des nouvelles de son mari et prend le colis qu'elle lui destine

Marguerite rejoint le réseau de résistance dirigé par Jacques Morland (nom de guerre de François Mitterrand) où elle fait par de sa rencontre avec le collaborateur Rabier. Dyonis chez qui le groupe a rendez-vous est très inquiet pour Marguerite dont il est l'amant depuis 1942 et pour sa propre sécurité. Il juge irresponsable une proximité avec un agent de la Gestapo qui pourrait conduire à l'arrestation du groupe. Jacques Morland est le seul à espérer quelque chose de bon de cette relation qui permet enfin d'avoir des nouvelles des prisonniers.

Marguerite continue donc à revoir Rabier. Il l'informe du départ en déportation de Robert. Marguerite souhaite alors qu'il soit enlevé par la résistance. L'enlèvement échoue du fait d'une alerte de bombardement. Rabier qui pourrait faire arrêter le commando, le laisse partir. Marguerite et lui savent qu'ils ne se reverront plus.

Avril 1945. Marguerite apporte l'aide qu'elle peut aux prisonniers qui reviennent des camps en diffusant la nouvelle de  leur libération à leur famille. Les officiels gaullistes la trouvent importune. Au centre d'accueil de l'hôtel Lutétia, elle tente d'avoir  des nouvelles de Robert. Elle héberge Madame Katz, la mère d'une de ses amies. Marguerite sait que l'infirmité physique de celle-ci la condamne à la chambre à gaz dès son arrivée mais elle ne veut pas briser l'espoir de madame Katz. Elle est tiraillée par l'angoisse de ne pas avoir de ses nouvelles et sa liaison secrète avec son camarade Dyonis. C'est le début d’une insoutenable attente, une agonie lente et silencieuse au milieu du chaos de la Libération de Paris qui prend fin en mai lorsque Robert Antelme est ramené en urgence des camps par els hommes de son réseau. C'en est trop pour marguerite qui refuse de le voir.

Eté 1946. Marguerite et Robert sont sur une plage en Italie. Marguerite veut un enfant et a décidé de divorcer de Robert pour vivre avec Dyonis. Dans le scintillement du soleil, elle  voit Robert comme Un homme qui marche vers la mer.

Emmanuel Finkiel adapte La douleur, un texte de Marguerite Duras très vite célèbre mais aussi problématique. Finkiel développe ainsi le personnage de madame Kats, devenue ici Katz, car il reproche à l'écrivaine son apparent désintérêt pour l'extermination des juifs. Néanmoins, c'est bien l'écrivaine Duras qui l'intéresse et pour laquelle il déploie des moyens de mise en scène très visibles. Ce faisant, il recouvre d'un voile esthétisant la violence crue et impudique de la réalité de l'époque et, plus grave peut-être, du texte lui-même.

Le texte et de son élaboration derrière un voile esthétisant

Publiés en 2006, les Cahiers de la guerre de Marguerite Duras sont écrits entre 1943 et 1949. Ils ont longtemps été conservés dans les mythiques «armoires bleues» de sa maison de Neauphle-le-Château. Malgré l'appellation inscrite sur l'enveloppe qui les renfermait, le contenu de ces cahiers excède amplement le cadre de la guerre. On y trouve en effet des récits autobiographiques où elle évoque les périodes les plus cruciales de sa vie, particulièrement sa jeunesse en Indochine ; des ébauches de romans en cours, comme Un barrage contre le Pacifique ou Le Marin de Gibraltar ; ou les récits à l'origine de La douleur, publié en 1985.

La douleur, qui reprend en partie la matière des Cahiers de la guerre, comporte cinq récits regroupés en trois parties I : "La Douleur" ; II :" Monsieur X. dit ici Pierre Rabier" ; III : "Albert des Capitales, Ter le milicien", "L’Ortie brisée", "Aurélia Paris". Ces récits comportent un préambule qui raconte en quelques lignes la découverte surprise des Cahiers de la guerre, longtemps oubliés ; l'affirmation qu'ils n'ont pu être écrits entre juin 1944 et mai 1945 où Marguerite attend Robert L. et qu'elle les a repris une première fois à la demande d'une revue.

Ainsi après un premier jet en 1945 dans son journal, le texte La douleur, qui donne son titre au recueil est retouché dans les années 1970 et retravaillé en 1984 avant publication. Monsieur X. dit ici Pierre Rabier, le deuxième texte adapté par Finkiel a lui été entièrement écrit en 1984.

Comme l'action du deuxième texte, située en juin 1944, se déroule avant celui du premier, Finkiel le raconte en premier. Il l'enchâsse, sous forme de flash-back après le prologue et une courte partie située en avril 1945. Ce qui est problématique, c'est d'ignorer l'élaboration en différentes étapes du récit et de faire comme si Marguerite écrivait La douleur et non Les Cahiers de la guerre et ce au mépris de son affirmation de ne pas les avoirs rédigés durant l'absence de son mari.

Finkiel se range pourtant bien du coté le plus ambitieux de l'adaptation littéraire, celui du commentaire, qui vise à faire entendre le texte comme s'il sortait de la plume de l'écrivain ou de l'écrivaine. Il tente de restituer la difficulté, la fièvre ou le lyrisme qui s'est alors emparé du créateur. Mais ici, Finkiel anesthésie le texte en montrant une Marguerirte Duras qui, pour écrire se détache du monde ; le renvoie dans une périphérie floue. Marguerite écrivaine se dédouble ainsi vis à vis de son personnage (Elle attend devant une porte, se voit agir dans un miroir ou descendant l'escalier). La caméra serre le personnage au plus près, derrière la nuque ou avec une longue focale pour rendre le monde qui l'entoure flou, insaisissable. Ou bien encore la place de l'étoile qu'elle décrit en fête, lui semble déserte pour elle et c'est ce désert de la place qui est montré à l'écran.

L'image ainsi chargée d'une esthétique trop visible, au lieu d'emporter le texte et d'en restituer sa puissance lyrique, le recouvre d'un glacis esthétisant. László Nemes, avec le Fils de Saul (2015), rabattait la dimension barbare et impensable de la Shoah dans un écrin, une forme esthétique très visible, qui la pensait d'abord en termes de moyens cinématographiques. Il perdait ainsi beaucoup d'une force qui pourrait ne tenir que de son seul sujet. Le projet d'Emmanuel Finkiel à propos de la douleur de l'attente de Marguerite est évidemment tout aussi sincère. Mais, à trop en rajouter sur l'exhibition des moyens cinématographiques, il finit par rendre artificielle cette douleur. Il donne alors trop évidement raison à Doynis qui pointe la complaisance de Marguerite à s'enfermer dans la douleur.

Reconstituer, c'est trahir

Publiée juste après L'amant qui obtient le prix Goncourt en 1984, La douleur est une œuvre très populaire. Après une 1ère édition chez P.O.L. en 1985, elle en connait une seconde par Le Grand livre du mois la même année puis par France loisirs en 1986. P.O.L. réimprime en 1992, Gallimard en Folio en 1993 puis en Folioplus Classiques en 2011. En plus de ces six éditions, La douleur est adaptée au théâtre en 1998 et 2008 ainsi que dans le tome IV de ses œuvres complètes dans La pléiade en 2014.

Le film d'Emmanuel Finkiel vient ainsi prendre place après toute une série de rééditions. Finkiel n'adapte que les deux premiers textes et notamment pas le troisième, "Albert des Capitales, Ter le milicien", le plus problématique où Marguerite Duras revendique le passage à tabac d'un milicien dont elle ne masque pas la violence. Dans Les cahiers de la guerre, elle nomme le personnage Théodora puis Thérèse dans La douleur, tout en avouant "Thérèse c'est moi".

Finkiel n'adapte pas davantage la fin de La douleur, où pendant 17 jours, Marguerite Duras soigne son mari entre la vie et la mort commentant ses excréments et lui déniant la qualité d'homme pour le qualifier de légume. Il ne commente pas davantage la phrase polémique de Marguerite à propos de L'espèce humaine (1947) publiée dans la collection Cité universelle dirigée alors par Dyonis. Robert Antelme y montre des déportés qui conservent leur conscience face aux « pires cruautés humaines ». Les hommes qu'il décrit, réduits à l'état de "mangeurs d'épluchures", vivent dans le besoin obsédant mais aussi dans la conscience de vivre. Dans La douleur, Marguerite Duras dit que c'est ce que "croit avoir vu" celui dont elle a divorcé en 1947. Sans doute ne cherche-t-elle pas à dévaloriser le témoignage de son ex-mari mais à rappeler que tout souvenir est subjectif et une construction a posteriori... ce qu'elle fait de son côté. Si L'univers concentrationnaire de David Rousset connait aussi un certain retentissement, les autres témoignages paraissent dans des éditions confidentielles dont les lecteurs vont bientôt se détourner. Les 2 000 juifs qui reviennent des camps seront ignorés alors que les prisonniers politiques sont héroïsés.

Malgré le soin apporté à la reconstitution, celle-ci apparait toujours un peu fausse, notamment avec l'étrangeté soft de la reconstitution de l'Hôtel Lutetia avec ses prisonniers ne sont évidemment pas assez maigres ou du cauchemar, souvenir de l'enfant qu'elle eut avec Robert, perdu à la naissance.

Quand la réalité dépasse la fiction

Robert Antelme est arrêté le 1er juin 1944 et emprisonné au camp de Royallieu à Compiègne. Le 17 août, il est envoyé à Buchenwald puis à Bad Gandersheim. Les nazis ne voulant pas laisser de preuves de leur barbarie avec la libération des camps contraignent les survivants à la marche de la mort. Robert Antelme parcourt 15 km à pied puis est transporté en train jusqu'à Dachau où 5000 français attendront dans des conditions effroyables (absence de soin et de nourriture, typhus) la libération. François Mitterrand diligentera des hommes de son réseau pour le sauver d'une mort certaine s'il avait du attendre quelques jours de plus et notamment une vaccination qu'il n'aurait pas supportée.

Charles Delval est le vrai nom de Pierre Rabier. Il donna bien un nom qui aurait pu être celui qui dénonça Robert Antelme, mais ni Mitterrand ni Dyonis Mascolo ne purent prouver la véracité de ses dires. Il se révèle un sous-fifre de peu d'importance. Il a la malchance d'être jugé dans le même procès qu'Henri Lafont et Pierre Bonny. Maitre Floriot, qui le défendit, révéla que le seul témoignage à charge fut celui de Duras. Dyonis lui-même, effrayé de la violence du témoignage de sa compagne et peu convaincu des exactions de Delval, exigea qu'elle fasse part de ses déclarations selon lesquelles il aurait épargné des juifs qui auraient été raflés s'il avait attendu à leur domicile. Cela ne suffit pas et Duras revendiqua l'exécution de Delval "j'ai eu sa peau" s'exclama-t-elle lorsqu'il est fusillé en décembre 1944.

De cela, Marguerite Duras ne parle pas dans son texte comme elle ne parle pas du massacre des juifs même si elle hébergea bien madame Kats, la mère d'une de ses amies juives. Finkiel développe ce personnage car il reproche à l'écrivaine son apparent désintérêt pour l'extermination des juifs.

Il y a là comme une entreprise de sauvetage un peu dérisoire de la personne de Marguerite Duras qui aurait dû être consciente de l'entreprise d'extermination des juifs des nazis dès 1945 ou du moins en 1949 à la fin de la rédaction des Cahiers de la guerre. Peut-être aurait-on préféré être davantage sensible à sa dimension hors normes.

Jean-Luc Lacuve, le 30 janvier 2018.
Après l'intervention de François Rouquet et Françoise Passera (cheville ouvrière de la base Ego), enseignants en Histoire Contemporaine à l’Université de Caen, le jeudi 25 janvier 2018 au Café des Images. La base de données « Écrits de Guerre et d’Occupation » (EGO 1939-1945) est destinée à recenser de façon exhaustive l’ensemble des témoignages, récits, carnets, journaux intimes et mémoires, concernant la France et les Français durant la Seconde Guerre mondiale, publiés de 1939 jusqu’à nos jours. Fin janvier 2018, elle rassemble 5195 témoignages dont pas plus de 12 % de femmes. La douleur est l'un d'eux.