12 jours

2017

Avec : Les internés et les juges. 1h27.

Un long et lent travelling parcourt les couloirs d'un rez de chaussé, vides. C'est le  Centre Hospitalier le Vinatier, le plus grand hôpital psychiatrique de France situé à Lyon. Suite à la loi du 27 septembre 2013, tout interné du fait d’une décision d’un tiers, sans consentement du patient, doit être présenté dans un délai de 12 jours à un juge des libertés et de la détention (JLD) en étant assisté d’un avocat, pour examiner le bien-fondé de son hospitalisation et la prolongation de celui-ci.

1: Le premier patient est un homme d'une trentaine d'années, accusé d'avoir frappé au visage un anonyme en pleine rue. D'après les médecins, il serait victime de troubles psycho-moteur et d'hétéro-agressivité. Il ne souhaite pas rester interné mais les médecins le considèrent comme un individu à risque qui nécessite des soins.

2: Une femme d'une cinquantaine d'année, employée chez Orange, souffrant de harcèlement au travail. Son comportement jugé suicidaire a engendré son internement mais l'attitude du personnel médical l'a révoltée à son arrivée (elle a été attachée). Elle souhaite néanmoins rester hospitalisée le temps que son état se stabilise.

3: Le troisième patient est un homme, la quarantaine, hospitalisé sous contrat depuis un peu moins de 12 jours. Les certificats médicaux s'accordent sur la nécessité de recourir à de telles mesures.   Le patient souhaite pour sa part quitter définitivement l'hôpital. Il insiste sur l'autorité du système hospitalier et sur l'abus de pouvoir des juges.

4: Un homme, la cinquantaine. Il prétend entendre les voix de la chaise électrique. Il est interné depuis presque un an et la question est de définir son état actuel en vue d'une possible remise en liberté. Malgré certaines améliorations notées par un collège de médecins, l'état du patient est encore jugé instable. Il n'a pas de souvenirs des sorties qu'il a pu faire avec les membres de sa famille et est toujours hanté par des voix.

5: Le cinquième patient est un jeune homme de vingt ans, examiné depuis six mois. Il est victime de schizophrénie paranoïde sévère ainsi que de polyaddiction (il consomme de la cocaïne). Il explique avoir tenter de déjouer une menace terroriste qu'il pressentait chez ses voisins et constate ne pas avoir de conscience et être fou. Il souhaiterait quitter l'établissement mais admet que des soins lui sont nécessaires. L'équipe médicale s'accorde à le garder hospitalisé.

6: Femme de trente sept ans et hospitalisée depuis un peu moins de douze jours, elle a été placée sous traitement à la suite d'une tentative de suicide. Elle ne souhaite pas se faire soigner, simplement qu'on lui permette de mettre fin à ses jours. Le personnel médical considère qu'elle a besoin d'être prise en charge et évoque la possibilité d'un appartement thérapeutique dans lequel elle côtoierait d'autres patients et souffrirait moins de la solitude.

7: Homme d'une trentaine d'année, de nationalité angolaise. En 2008, il agresse une femme à l'arme blanche et est incarcéré avant d'être reconnu non responsable de son acte. Jugé schizophrène, il est placé à l'hôpital psychiatrique. Le patient reconnaît ses erreurs et considère qu'il est désormais conscient de ses actes, il souhaiterait être remis en liberté. Jugé dangereux par le corps médical, la décision reste la poursuite de son traitement au sein de l'hôpital.

8: La huitième patiente est une femme d'une vingtaine d'année qui s'est mutilée à la suite d'un viol. Son geste n'était pas une tentative de suicide mais un moyen de se débarrasser des énergies négatives qu'elle sentait circuler dans son corps. La jeune femme témoigne avoir été violé déjà huit fois. Malgré des améliorations de son état clinique, les médecins souhaitent maintenir l'hospitalisation afin de stabiliser la patiente.

9: Homme, entre quarante et cinquante ans. Hospitalisé suite à des faits criminels. Son état clinique semble s'être dégradé quelques mois plus tôt d'après les analyses médicales qui diagnostiquent des tendances délirantes. Le patient ne comprend pas ces constatations et prétend ne pas avoir sa place au sein de l'hôpital, préférant retourner en prison, où il était précédemment après avoir assassiné son père.

10 : La dernière patiente est une jeune femme hospitalisée sous contrainte depuis moins de douze jours. Son état s'étant dégradé lors de la période de noël (au cours de laquelle elle avait été séparé de sa mère étant petite), elle a été jugée inapte à s'occuper de sa fille en bas âge et la garde lui a été retirée. La patiente souhaite s'opposer à la décision des juges et maintient pouvoir continuer à s'occuper de son enfant, au moins par alternance.

Dans Urgences, (1987) les couloirs étaient parcourus d'une même lenteur désespérée. Des chemins se dessinent entre les hôpitaux filmés par Depardon et s'accordent avec d'autres espaces, le bureau d'un poste de police, également rasé par une lumière basse et sondé dans une égale apathie dans Faits divers (1983). C'est qu'à travers ces lieux emblématiques qui s'interpénètrent, ce sont les Institutions que Depardon traque, hauts lieux dits de justice dans lesquels les rapports s'organisent dans le but d'instaurer un contrôle social. L'action est politique, le but est de pénétrer des milieux privés et d'écouter, à travers des portes qui d'ordinaire nous restent  fermées (Depardon insiste d'ailleurs sur ce motif qui traverse ses films), les voix qui bien souvent sont tues. Ces voix, ce sont celles de dix patients internés qui, les uns à la suite des autres, son amenés à passer devant un juge (qui sont quatre, deux femmes et deux hommes afin de décider soit de leur remise en liberté soit du prolongement de leur internement avec la possibilité de faire appel.

Un dialogue à distance

Les différents témoignages se succèdent et mettent en scène trois parties : le patient, le juge et l'avocat. Entre ces parties des écarts se creusent, écarts de positions, rapports de forces, inégalités de langages... Le cinéma de Depardon se définit dans la distance. Le cinéaste n'intervient pas, il se contente d'observer l'action ou l'inaction d'un espace, d'où la fixité de la caméra lors des échanges.

Alors une distance existe dans cette triangulation dialogique, mais elle n'évince pas le quatrième regard, celui qui n'aspire pas à disparaître malgré son absence physique, l’œil de la caméra, le point de vue du cinéaste. Dans sa tentative, Depardon s'applique à ne pas perturber le rituel de pratique qu'il observe. La caméra existe et certains patients viennent s'adresser tout naturellement au cinéaste, défiant la machine, floutant la prétendue barrière entre regardants et regardés. Depardon choisit d'ailleurs d'intégrer certains regards caméra (celui d'un juge troublé suite à une audience par exemple).

Pour parvenir à s'introduire dans ce milieu fermé, le cinéaste témoigne avoir travaillé en petite équipe (lui et l'ingénieur du son Claudine Nougaret). Dans la salle d'audience, trois caméras sont utilisées : l'une pour le patient, l'autre pour le magistrat et la troisième pour un plan général. D'après le cinéaste : « Ces axes de prise de vue permettent de donner une équidistance entre les patient et le magistrat, pour ne pas imposer un point de vue dominant et laisser le spectateur libre de se faire sa propre opinion. »

La folie à l'époque moderne

En filigrane dans le film circule cette fonction définit par Foucault, « d'assujettissement des individus au contrôle social ». La question que pose le film, mis en exergue par cet épigraphe du même auteur, «de l'homme à l'homme vrai, le chemin passe par l'homme fou »,  est celle des mesures et délimitations. Comment prendre en charge les personnes atteintes de troubles psychologiques? Plus largement, comment coexister avec la différence de l'autre. Foucault, à travers ses ouvrages historiques et philosophiques sur la folie et les mutations des divers espaces d'enfermements, rend compte des traitements, dans des premiers temps tortionnaires inculqués aux « fous » et des évolutions qui s'en suivirent. Les diagnostiqués fou perdurent, les sociétés changent. S'adaptent-elles mieux ? On constate les doutes et les interrogations que soulèvent les cas. Les juges osent afficher un certain désarmement face à la maladie, des incertitudes qui conduisent dans la plus part des cas, à une reconduction de l'internement. Incapacité à trancher ? Abdication face à des cas complexes ? Les questions restent ouvertes. Malgré cela, Depardon se réjouit de l'arrivée d'un juge dans le processus psychiatrique actuel, cela permettant de réévaluer les enjeux d'un internement et d'entendre les témoignages des patients. 

Ces patients qui se suivent, qui s'adressent au spectateur sont au cœur du film. Les voix sont tremblantes, parfois difficilement percevables (certains s'en excusent), les répétitions ponctuent les dialogues (répétition de mots mal compris mais aussi reformulations de l'avocat, retraduisant dans le langage juridique les paroles du patient) et tendent à instaurer tensions et confusions. S'en suit une hésitation chez le spectateur qui parfois a du mal à réagir, faut il rire parfois, lorsque l'un parle de ces projets politiques avec Olivier Besancenot dans le plus grand sérieux ? La succession des corps et des mots incorpore un sentiment difficilement définissable, quelque chose touche. Toutes ces singularités qui devraient paraître lointaines et différentes semblent parvenir à une certaine proximité. La composition du film aidant, une identification  s'opère non entre le spectateur et tel ou tel patient, mais entre spectateur et l'état de folie. Comme le remarquait déjà Félix Guatari à propos d'Urgences : « Le spectacle de toutes ces ruptures existentielles travaille en prise directe sur nos propres lignes de fragilité ».

Ainsi, même lorsqu'elle est troublée par la maladie, la parole des patients fait sens. Lorsque le jeune homme de vingt ans témoigne être fou, avoir un sous-mental, être un sous-doué,  il se juge lui même d'après les critères de bourreaux invisibles et insidieux. Ce n'est pas seulement son corps qui subit les règles de la justice, c'est son âme, déjà prisonnière bien avant le jugement. C'est dans la parole des « condamnés » que se dévoile un assujettissement qui prend ses racines bien en amont des prétendus crimes, bien au delà des corps physiques.

Caroline Adam, le 13 décembre 2017