Entrée des employés

1933

Genre : Drame social
Thème : Pré-code

(Employees' Entrance). Avec : Warren William (Kurt Anderson), Loretta Young (Madeline Walters), Wallace Ford (Martin West), Alice White (Polly Dale), Hale Hamilton (Monroe), Albert Gran (Denton Ross). 1h15.

1929. Kurt Anderson est depuis 30 ans l’impitoyable directeur général des grands magasins Monroe. Pour lui une seule devise : écraser ou être écrasé. Sous sa férule, le magasin ne cesse d’accumuler les profits mais aussi les plaintes des employés et petits fournisseurs, pressurés. Ainsi, lorsqu'un nouveau fournisseur de manteaux, Garfinkle, prévient Anderson qu'une partie de sa commande sera retardée de trois jours en raison d’un conflit avec ses ouvriers, Anderson annule la grosse partie de la commande qui n’arrivera pas le jour de la promotion qu’il a engagée. Il ordonne même à sa secrétaire de poursuivre en dommages-intérêts Garfinkle qui est, de toute façon, ruiné.

Pour vérifier un problème récurent de toilettes bouchées au quatrième étage, Anderson découvre après la fermeture, Madeline Walters cachée dans le magasin et jouant du piano dans un appartement témoin. Sans un sous et au chômage, elle veut être la première à postuler pour travailler chez Monroe dès le lendemain matin. Lorsqu'elle découvre qui il est, elle se laisse inviter au restaurant puis laisse Anderson profiter d'elle sachant qu'elle ne peut refuser si elle veut trouver un emploi le lendemain.

Les mois passent. La Grande Dépression de 1929 s’abat sur le grand magasin, menaçant son chiffre d’affaires. Anderson exige de nouvelles idées de ses chefs de département. Martin West propose une idée innovante : déplacer des articles d'hommes dans le rayon des femmes afin qu'elles achètent pour leur mari. Higgins, le responsable de longue date des vêtements pour hommes, n'approuve pas. Anderson, impressionné, dit aussitôt à Martin de mettre en œuvre son projet et congédie Higgins sur le champ. Voyant en West un employé prometteur, Anderson fait de lui son assistant. Il déclare à son nouveau protégé qu'il doit se consacrer entièrement aux affaires et rien d'autre s'il veut aller de l'avant. Quand il demande à Martin s’il est marié, il est soulagé de sa réponse négative.

Cependant, à l'insu d'Anderson, Martin et Madeline, mannequin dans le département de l'habillement, sont tombés amoureux. Martin lui dit qu'il ne peut pas se marier tant que sa position n'est pas plus sûre, mais, sur une impulsion, le fait quand même, bien qu'il garde le secret auprès d'Anderson.

Anderson double le salaire de son employée, Polly Dale, pour garder son superviseur en titre, Denton Ross, occupé, lui laissant les mains libres pour gérer le magasin sans interférence. Higgins essaie à plusieurs reprises de voir Anderson pour demander son travail, mais échoue. Il se suicide en sautant par une fenêtre du neuvième étage du magasin. Martin est consterné alors qu’Anderson estime qui devra aussi s’effacer quand il aura fait son temps

Martin et Madeline se disputent lors de la fête annuelle des employés ; Anderson surprend alors une Madeline vulnérable et la saoule au champagne. Quand elle se plaint du mal de tête, il lui propose sa suite d'hôtel à l'étage pour se reposer. Après qu'elle se soit endormie sur le lit, il entre dans la chambre et fait l'amour avec elle. Désespérée, Madeline écrit une lettre de rupture à Martin. Mais c'est lui qui vient lui demander pardon de s’être saoulé la veille et de n’avoir pas pu rentrer à la maison. Madeline en colère insiste pour qu'Anderson la laisse tranquille mais laisse échapper qu'elle est mariée avec Martin. Elle démissionne et menace d'emmener son mari avec elle, Anderson essaie de convaincre Polly de séduire Martin, mais elle refuse. Il fait alors écouter à Martin par l'interphone une nouvelle conversation avec Madeline sans son bureau où elle révèle qu’elle a couché deux fois avec Anderson.

Dégoûtée d’elle-même, Madeline tente de se suicider avec du poison. Martin, furieux, affronte son patron et menace de le tuer. Anderson, confronté à son propre licenciement par des banquiers effrayés par ses projets ambitieux, le défie de le faire, fournissant même une arme à feu. Martin tire, mais n'inflige qu'une blessure mineure au bras d’Anderson. Lorsque les employés se précipitent, Anderson fait comme si de rien n'était. Denton Ross, qui admire Anderson en dépit du mépris qu'il manifeste envers lui, parvient in extremis à contacter le propriétaire souvent absent du magasin, le commodore Franklin Monroe, et obtient sa procuration juste à temps pour le vote du conseil d'administration. Avec les 40 voix du Commodore, Anderson garde son poste. Il promeut rapidement Garfinkle, maintenant tout aussi impitoyable que lui, pour être son nouvel assistant.

Martin rejoint Madeline à l’hôpital et lui promet de tout rependre à zéro.

Description sans fard du fonctionnement d’une entreprise capitaliste avec son directeur général, aussi intelligent qu’impitoyable ; son conseil d’administration, composé pour moitié d’actionnaires financiers et pour moitié de notables incompétents se gargarisant de discours creux et, enfin, des employés dont les valeurs amoureuses ou familiales sont incompatibles avec leurs désirs d’ascension sociale.

Intelligence économique et pratique managériale impitoyable

Anderson, le directeur général, méprise les femmes, estimant que tout ce qu'elles recherchent, c'est la sécurité financière et le contrôle de leur mari. Il considère l'engagement conjugal comme incompatible avec la gestion d'une entreprise prospère. Tout juste accepterait-il sil ne pouvait plus diriger les magasins Monroe de partir avec une jolie maîtresse, Polly, profiter des charmes de l'Europe avant de la laisser tomber une fois lassé d’elle. Il pratique assidûment le harcèlement sexuel, auprès de Madeline mais aussi, selon les dires de la responsable du rayon féminin, en convoquant souvent ses jolies employées dans son bureau.

Lucide, il a pour simple devise : écraser ou être écrasé. Employé lui-même, il l’applique aussi bien envers son conseil administration qu'envers employés et fournisseurs. Face au suicide de Higgins, il n'éprouve aucun remord, estimant qu'il est du devoir de chacun de s’effacer quand on a fait son temps et qu'il saura le comprendre à temps. Ainsi dans l’attente des voix du Commodore Monroe, quand il croit que tout est perdu, il ne panique pas, prêt à accepter de changer momentanément de vie

Il montre l’exemple : il s’applique à lui-même les baisses de salaire qu’il impose à tout le personnel

Il fait preuve dune grande intelligence économique. Lorsque les actionnaires banquiers veulent appliquer les règles d’économie qui vont aggraver le krach boursier de 1929, Anderson est plus proche d’une politique de relance telle que la pratique alors Roosevelt en 1933, date du film. Il veut de nouvelles idées qui vont certes coûter mais permettront de vendre davantage. Il encourage ainsi Martin à déplacer des articles d’hommes près des vêtements féminins, pour que les femmes soient tentées d'acheter pour leur mari (derrière chaque homme, il y a une femme). Quand il repère que sa secrétaire achète ses robes sur la 6e avenue, il veut un rapport complet des femmes de son magasin qui font de même afin qu'elles rapportent ces robes au magasin qui les copiera pour concurrencer les boutiques de mode. Il supervise même le choix des jouets et la façon de les vendre.

Ouvrir les yeux sur le capitalisme

Le conseil d’administration qui l’emploie est montré comme particulièrement incompétent ; que ce soient les banquiers frileux ou les notables qui se gargarisent de mots, seulement préoccupés de recueillir les honneurs dus à leur seule descendance de Benjamin Franklin et James Monroe. Anderson, aussi brutal avec eux qu’avec ses employés leur dira "Vous n’avez jamais rien fait pour mériter l’argent que vous possédez". Il ne pourra que grimacer en sirotant son champagne à l’écoute du même message de Monroe lu une nouvelle fois aux employés suffisamment naïfs pour s'en réjouir .

Sans doute faut-il voir là le principal message politique de ce film, comédie légère profitant de l’absence de censure due à la période du pré-code. Le système capitaliste ne permet pas aux travailleurs de bonne volonté une ascension sociale sans sacrifice de leur vie privée. Certes la fin du film est présentée comme optimiste et réconciliatrice : le couple Martin-Madeline sort conforté dans leur amour par les épreuves. Néanmoins cette courte scène finale apparaît comme plaquée (presque trop blanche dans la chambre d’hôpital, désincarnée, hors du monde), vis-à-vis du discours économique central qui voit Anderson conforté dans ses positions.

N’en reste pas moins deux belles séquences romantiques. Lors de leur première rencontre, Martin se sert des couvertures de magazines pour déclarer son amour à Madeline, ravissante, qui défile en robe de mariée. Belle séquence de mariage soudain à la vue d’un couple sortant de l’église. La scène est évidemment plus simple que celle du mariage dans l’Aurore. Elle est néanmoins émouvante avec le gros plan de leur deux visages sous l'averse de grains de riz et le mariage lui-même, demandé au balayeur puis au prêtre qui accepte, Martin disposant du papier officiel.

Jean-Luc Lacuve, le 20 août 2020.