68, mon père et les clous

2019

Thème : Mai 68

Avec : Jean Bigiaoui, José, Mangala, Zohra, Kouang, Caude Eveno, Daniel Weil, Samuel Bigiaoui. 1h24.

Ouverte il y a 30 ans, en plein Quartier latin, la quincaillerie de Jean est un haut lieu de sociabilité. C’est aussi l’ancien terrain de jeu de l'enfance de son fils. Mais Bricomonge va fermer. À l’heure de l’inventaire et des comptes, Samuel accompagne son père dans les derniers moments du magasin. José travaille depuis 30 ans au magasin comme menuisier, Zohra d'origine tunisienne le seconde ainsi que Mangala qui a obtenu ses papiers grâce à Bricomonge et qui y a touché son premier franc.

A ce premier cercle d'indéfectibles, s'adjoint le second cercle des clients : le client moustachu à la recherche de la lampe frontale commandée il y a deux ans, et qui a oublié de venir la chercher et néanmoins fait des remarques peu charitables sur le magasin ou cette cliente qui semble vraiment désolée que le magasin ferme.

Après que Jean ait expliqué le pourquoi du sucre dans le tiroir-caisse, la caméra va s'installer de l'autre côté de la rue pour un unique plan d'extérieur. Lui succède une plongée dans le sous-sol du magasin pour interroger le père sur son parcours.

Puis le magasin est vendu, c'est la liquidation totale. Le dernier jour, le dernier tour de clé donné, Jean s'éloigne dans la rue. Deux banques y sont implantées et bientôt une superette anonyme prendra la place de Bricomonge.

Samuel Bigiaoui a commencé à filmer Bricomonge, la quincaillerie de son père en 2006 pour garder une trace comme pour un film de vacances ou de famille. Ce n'est que fin 2012, alors que son père lui fait part de son intention de vendre le magasin, qu'il réalise son attachement au lieu et construit son film sur une vraie problématique : qu’est-ce qui avait amené mon père, un intellectuel diplômé et ancien militant maoïste de la Gauche Prolétarienne, à ouvrir une boutique ?

La structure du film en témoigne : à une première partie faite de rencontres cocasses avec les clients et émouvante avec les employés, et après un unique plan d'extérieur, succède une plongée dans le sous-sol du magasin pour interroger le père sur son parcours. La réponse qui y est donnée est suffisamment forte et affectueuse pour que la troisième partie, constituée par la vente du magasin, n'apparaisse pas comme triste et nostalgique. C'est celle d'un temps certes révolu où banques et superette remplacent des lieux plus conviviaux mais où la transmission sur la conscience humaine et politique passe du père au fils.

Bricoler pour ajuster les idéaux avec la vie quotidienne

Le film aborde la disparition d’un monde et d’une génération. Les magasins de bricolage ont disparu des centres-villes à Paris comme ailleurs. Les rapports à la ville ont changé. Bricomonge était un haut lieu de sociabilité. Même dans les derniers mois du magasin, on voit encore des gens venir discuter ou acheter des bricoles diverses. José le menuisier se désole toutefois qu'on ne lui demande plus grand chose et que la technicité acquise au fil des ans ne lui serve plus beaucoup. Lorsqu'il remporte son établi, il a bien raison de le comparer à une oeuvre d'art tant la subjectivé qu'il y a appliquée le rend équivalent à un tableau. On y voit encore des clients, celui à moustache, ceux qui regrettent la fermeture, s'exprimer de façon théâtrale. Il y a aussi multi culturel du magasin. José vient du Portugal, Mangala du Sri Lanka, Zohra d’Algérie, Kouang est chinois d’origine.

Autour du comptoir de Jean, c'est ainsi organisée une vraie place publique, lieu de ressourcement face au monde extérieur si ce n'est plus violent du moins plus anonyme et oppressant. Quand Samuel entreprend de faire parler son père, non sans difficultés (il refuse les questions générales, souhaite couper plusieurs fois), ce sont des réponses très apaisées qu'il reçoit dont rend compte le titre du film : Mai 68 renvoie aux idéaux, à une utopie, il évoque le désir de rêves communs d’une société. De l’autre côté, les clous, l’aspect prosaïque de la vie. Et au milieu, Jean, par le bricolage essaie de faire le lien entre les deux.

De la Gauche prolétarienne à la place publique du magasin, au film du fils

C'est dans les sous-sols du magasin que Jean extirpe l'histoire de son engagement. Claude Eveno, ami de Jean, avait lâché le morceau dès le début du film : "On était au lycée ensemble. Puis ce qui nous a tenu à distance, c’est qu’il est devenu un militant de la Gauche prolétarienne et moi, pas du tout : j’étais plus proche des situationnistes".

Jean révèle qu'il était un permanant de la gauche prolétarienne dans ses glorieuses années, celles qui, le le 17 juin 1969 chez Renault, voient cinquante à cent militants de la GP prendre d'assaut l'usine de Flins, pour une bagarre générale avec les contremaitres pour marquer l'anniversaire de la mort de Gilles Tautin le 10 juin 1968. Lorsque le militant ouvrier Pierre Overney est tué, le 25 février 1972, Jean, membre de la Nouvelle résistance populaire (NRP), l'organe de choc de la GP dirigé par Olivier Rolin, décide quelques jours après de l'enlèvement d'un cadre de Renault qui sera unilatéralement libéré deux jours plus tard. Cet enlèvement marque un tournant pour Jean qui décide de ne plus suivre la voie violente. Il anticipe ainsi sur la décision de la GP qui s'auto-dissout le 1er novembre 1973. Seuls quelques dissidents poursuivront sur la voie violente, celle suivie en Italie par les Brigades rouges ou la Bande à Baader. Daniel Weil, avec qui Jean discute un peu plus tard, le confirme : "En 68 on était des marginaux et on l’est restés. Ça nous a mis en face de la possibilité et d’une impossibilité d’une action collective"

Jean n'est pas tant lassé des idéaux que cherchant une nouvelle voie pour les appliquer : "J’ai cette névrose, j’aime être anonyme, j’aimerais être couleur muraille" "J’aime le travail intellectuel mais j’ai besoin aussi du travail manuel, j’ai besoin de m’abstraire dans un truc très concret". La place publique de Bricomonge l'a été. C'est à Samuel avec son film, dont Jean parait de plus en plus fier, de prendre la relève.

Jean-Luc lacuve, le 13 mai 2019.

Source : Dossier de presse