Woody Allen (1988) :

Pendant de longues années, le champ de bataille privilégié des films a toujours été représenté par le monde extérieur, le monde physique. Alors que la révolution freudienne se diffusait, l'arène la plus fascinante des conflits glissait vers l'intérieur et le cinéma dut affronter ce problème. La vie psychique n'est pas visible. Si les plus belles batailles sont livrées par le cœur et l'âme que faire ? Bergman développa un style traite de l'intériorité humaine il est le seul parmi les metteurs en scène à avoir exploré dans le détail le champ de bataille de l'âme. Avec impunité, il a placé sa caméra pendant des temps inconcevables sur les visages des acteurs et des actrices en proie à leur angoisse. On voit de grands interprètes en trsè gros plans. Toujours des gros plans. Il créa des rêves et des fantaisies et les mélangea à la réalité tant et si bien que peu à peu l'essence de l'homme émergea. Il se servait des silences avec une efficacité diabolique. Les lieux des films de Bergman sont différents de ceux de ses contemporains. Il filmait les plages désertes de l'île rocheuse où il vivait. Il avait trouvé un moyen de faire ressortir l'âme du paysage. Il affirma que l'âme était une membrane rouge, et la montra telle quelle dans Cris et chuchotements.

Arnaud Desplechin (Télérama , décembre 2004) :

Il est le seul cinéaste auquel je m'interdis de penser en faisant un film, sous peine de tout arrêter. Chez lui, un personnage qui parle face à la caméra, cela devient une pure scène d'action. C'est un tel raconteur d'histoires, ç'en est déprimant ! Une exception : Monika, qui me donne une énergie folle. Le film commence dans un réalisme social bien comme il faut. Mais, au bout de 25 minutes, le jeune héros ouvrier envoie valdinguer toute une étagère d'assiettes. Cela correspond au trajet de Bergman qui, jusque-là, faisait des films plutôt classiques et qui, soudain, a l'audace de s'élancer vers l'inconnu pour raconter une utopie. Dans la suite du film, il invente tout ce qu'il va approfondir pendant les quinze années les plus connues de son oeuvre. Et après, il y a encore 25 minutes d'engueulade en huis clos, au cours desquelles il met au point ce fameux " kammerspiel " [le théâtre filmé], qu'il pratiquera dans les années 70. Tout Bergman est là en germe, dès lors qu'il a ce geste adolescent : fracasser la jolie petite histoire du début, et larguer les amarres, inventer le cinéma moderne.

Pour prendre la mesure de Bergman, il faut penser que des cinéastes aussi singuliers que Godard, Truffaut ou Allen en sont profondément imprégnés. Truffaut attend quinze ans - à partir des Deux Anglaises - pour assumer cette imprégnation. Godard, dès son deuxième film, refait du Bergman, affiches comprises. Il n'a aucune honte à assumer le fait qu'il connaît par coeur quelque chose de très fort et à s'en servir. Une autre femme, de Woody Allen, est un remake presque littéral des Fraises sauvages, à la différence que le personnage principal est un homme chez Bergman, une femme chez Allen. Mais Bergman disait lui-même faire la même chose, en moins bien, que les deux pionniers scandinaves, Stiller et Sjöström... Woody Allen était déçu par l'accueil d'Une autre femme. Il en a repris la structure, une femme avec trois maris, il a fait Alice, et ça a marché. Non seulement il a fait un remake des Fraises sauvages, mais aussi un remake de ce remake. Bergman, comme un caillou dans l'eau, propage ses ondes à l'infini dans l'histoire du cinéma.

Benoit Jacquot (Télérama , décembre 2004) :

Je crois que les films de Bergman sont les seuls à inverser radicalement l'usage ordinaire du temps au cinéma. Le présent (la présence) exposé par ces films n'est pas habité, nourri, produit par ce qui s'est passé avant et même avant tout, mais par ce qui vient, viendra et qui sans cesse se fait attendre, et ces films, du coup, sont les moins oubliables. "