Notre Dame des Turcs

1968

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(Nostra signora dei turchi). Avec : Carmelo Bene (Le protagoniste/ narrateur), Lydia Mancinelli (Sainte Margareth), Ornella Ferrari (La servante), Anita Masini (La sainte vierge/ La femme), Salvatore Siniscalchi (L'éditeur). 2h04.

Dans le palais d'Otrante désert, la voix d'un chevalier chrétien dit se souvenir qu'en 1480, il appela sa bien-aimée alors que les Turcs menaçaient d'envahir la ville. Elle ne put venir. Il fut conduit dans le champ de blé où, comme lui, huit cents chrétiens furent martyrisés pour ne pas vouloir embrasser la foi de Mahomet. Le chevalier se réveilla pourtant devant la figure d'un crucifié. Il se trouvait dans la crypte de la cathédrale, entouré de cadavres. Mais lui, ses yeux bougeaient toujours.

"C'est moi" déclare le protagoniste. Alors que Jacques Brel chante "Bruxelles" off, le protagoniste, les mains entravées, dans une pièce en flammes  tente de remplir une valise d'annuaires. Comme il tente de s'échapper dans la campagne, il est victime de tirs de revolver. C'est un autre lui-même qui lui tire dessus et le tue.

Le protagoniste tente de grimper au balcon de la servante, récupère un bouquet et tente de se suicider en se jetant par la fenêtre. Ce n'est pas la première fois mais ce coup ci, il portera plainte, promet-il.

Le protagoniste se soigne d'un flacon de médicament qu'il jette puis supervise en arabe la prière des villageois.

Retour aux catacombes où les ossements de 270 martyrs sont restés alors que les autres sont à Naples. "Je te veux" lui dit la femme du martyr.

Campi-Salentina. Le protagoniste est à son balcon. Quelqu'un tente de le sauver et court à travers la ville mais meurt d'épuisement. Le protagoniste écrit au ministre du tourisme, brûle la lettre et détruit son appartement pour le reconstruire en bas de la rue...

Prix spécial du jury au festival de Venise 1968, Notre dame des Turcs, est adapté de l'unique roman de Carmelo Bene paru en 1964. Dans un baroque délirant, malmenant style et structure, et un surréalisme hyperbolique, le film mélange situations érudites, déclamations de poèmes, musiques classiques, voix off et recherches linguistiques mêlant dialecte des Pouilles à l'Arabe.

Notre-Dame des Turcs se construit sur des polarités opposées. Quelques scènes documentent le Sud profond, la région de Lecce dans les Pouilles où Bene est originaire avec sa paysannerie et l'importance de la religion. Ainsi la piqûre sur la place du village ; le lit où il est couché avec la visite des villageois la nuit avec la voiture ; la scène de la fête foraine (Bene filmait en caméra cachée et a simulé un malaise. Quand les villageois s'en sont aperçus, ça a failli mal tourner); le troupeau de chèvres que ramène les jeunes bergers.

Mais de partout aussi se ressent la volonté de Bene d'être un musicien pour l'œil, alternant déformations, transparences, obstacles visuels et angles de camara surprenants. Le délire baroque culmine avec la formidable scène des deux moines, père et fils, dans la cuisine, tous deux interprétés par Bene avec jets de pâtes, sauce tomate et artichauts. Souvent filmée avec des contre-plongées, elle est une allusion à la scène en couleur d'Ivan le terrible d'Eisenstein. Bene l'a confirmé... "Cela n'avait vraiment rien à voir... et c'est bien pour cela que je l'ai fait".

Campi-Salentina, ville natale de Carmelo Bene
Otrante où furent massacrés 800 chrétiens en 1480

Autre polarités opposées, celle du présent de Carmelo Bene et celle du passé, celui d'Otrante et du massacre perpétué par les Turcs. Pour compliquer le tout, le protagoniste est aux prises avec trois personnages (la madone, le grand amour disparu auquel est lié l'enfant et la servante) qui interviennent dans ces dimensions multiples. La Madone est d'une encombrante et pénible conjugalité avec ses "je te pardonne" à répétition et sa volonté de refaire les bandages. Omniprésence mélodramatique de la femme perdue, à laquelle on écrit des lettres, et référence autobiographique à l'enfant perdu (la multiplication des enfants lors de la scène avec les ballons ou la reconstitution d'une piéta).

Bene inflige à son propre corps les stigmates de l’Histoire, décline sur lui-même les motifs de la souffrance et de l’épuisement : il tombe à répétition d’un balcon, voit son corps empêché par des bandelettes de momie, puis par une armure de fer qui gêne considérablement une étreinte amoureuse. Ainsi communique-t-il avec une forme de sainteté, ou du moins de dépassement de soi hors des limites du temps tel le saint ayant survécu, les yeux se fixant dans les orbites du crâne. Tout commence et rien ne finit, aphasie et empêchement se multiplient pour cet éternel Prométhée.

Jean-Luc Lacuve, le 9/02/2016