Carmelo Bene

(1937-2002
17 films
   
   
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histoire du cinéma : résistance des corps

1-Mise en scène

Gilles Deleuze reconnait en Carmelo Bene l'un des plus grands constructeurs d'image-cristal :

Le palais de Notre Dame des Turcs, flotte dans l'image, ou plutôt c'est toute l'image qui bouge et palpite, les reflets se colorent violemment, les couleurs elles-mêmes cristallisent dans Don Juan, dans le danse des voiles de Capricci où les étoffent s'interposent entre la danseuse et la caméra. Des yeux hantent le cristal, comme l'œil dans l'ostensoir, mais ce qui est d'abord donné à voir, de sont les squelettes de Notre Dame, les vieillards de Capricci, le vieux saint décrépi de Salomé qui s'épuisent en gestes toujours repris, en attitudes toujours empêchées et recommencées, jusqu'à la posture impossible (Le Christ de Salomé qui n'arrive pas à se crucifier tout seul : comment la dernière main pourrait se clouer elle-même ?) "

Néanmoins c'est bien davantage dans la transformation du corps cherchant sa propre disparition jusqu'à l'extenuation pour devenir son et image purs qu'il reconnait la specificité de Carmelo Bene :

La cérémonie chez Bene commence par la parodie qui n'affecte pas moins les sons que les gestes, car les gestes sont aussi vocaux, et l'apraxie et l'aphasie sont les deux phases d'une même posture. Mais ce qui sort du grotesque, ce qui s'en arrache, c'est le corps gracieux de la femme comme mécanique supérieure, soit qu'elle danse entre ses vieillards soit qu'elle asse par des attitudes stylisées d'un vouloir secrète, soit qu'elle soit en posture d'extase. N'est-ce pas pour vouloir enfin libérer enfin le troisième corps, celui du "protagoniste" ou du maître de cérémonie qui passe par tous les autres corps ? C'est lui dont déjà dont l'œil se glissait dans le cristal, c'est lui qui communique avec le milieu cristallin comme dans Notre dame où l'histoire du palais devient autobiographie du protagoniste. C'est lui qui reprend les gestes empêchés, ratés comme dans Notre Dame où il ne cesse de manquer sa propre mort, momie toute bandée qui n'arrive plus se faire une piqûre, la posture impossible. C'est lui qui doit profaner le corps gracieux ou s'en servir à quelque égard pour acquérir enfin le pouvoir de disparaitre, comme le poète de Capricci qui cherche la meilleure position pour mourir. Disparaitre, c'était déjà le vouloir obscur de Salomé quand elle s'éloignait, de dos vers la lune. Mais quand le protagoniste ainsi reprend tout, c'est parce qu'il a atteint maintenant au point de non vouloir qui définit maintenant le pathétique, le point schopenhauerien, le point d'Hamlet dans Un Hamlet de moins, là où disparait le corps visible. Ce qui se libère dans ce non-vouloir, c'est la musique et la parole, leur entrelacement dans un corps qui n'est plus que sonore, un corps d'opéra nouveau. Même l'aphasie devient alors la langue noble et musicale. Ce ne sont plus les personnages qui ont une voix, ce sont les voix ou plutôt les modes vocaux du protagoniste (murmure, souffle, cri, éructions...) qui deviennent les seuls véritables personnages de la cérémonie, dans le milieu devenu musique : tels les prodigieux monologues d'Hérode Antipas dans Salomé, qui s'élèvent de son corps recouvert par la lèpre, et qui effectuent les puissances sonores du cinéma. Et sans doute dans cette entreprise Bene est le plus proche d'Artaud. Il connait la même aventure : il "croit" au cinéma, il croit que le cinéma peut opérer une théâtralisation plus profonde que le théâtre lui même,

Et Deleuze de regretter que Carmelo Bene n'ait crû qu'un court instant aux puissances du cinéma :

Carmelo Bene pense bientôt que le théâtre est plus apte à se renouveler lui-même et à libérer les puissances sonores, que le cinéma, trop visuel, restreint encore, quitte à ce que la théâtralisation intègre des supports électroniques au lieu de cinématographiques. Reste qu'il y a cru un moment, le temps d'une œuvre trop vite interrompue, volontairement interrompue : la capacité qu'aurait le cinéma de donner un corps, c'est à dire de le faire naître et disparaitre dans une cérémonie, une liturgie.

2- Biographie

Acteur, écrivain, réalisateur et metteur en scène italien, Carmelo Bene naît  le 1er septembre 1937 à Campi Salentina, dans la province de Lecce dans les Pouilles, au sud de l'Italie.  Il passe son enfance dans un collège religieux. À 18 ans, il entre, seulement pour quelques mois, au Conservatoire de Rome. Il met en scène et joue dans Caligula d'Albert Camus en 1959. Il travaille ensuite sur des poèmes de Vladimir Maïakovski qu'il rejoue plusieurs fois, jusqu'à la version définitive de 1982 : Quatre manières diverses de mourir en vers.

Carmelo Bene débute au cinéma en jouant Créon dans Oedipe Roi de Pasolini en 1967, avant de passer lui-même à la réalisation. Notre-Dame des Turcs (1968) adapté de son unique roman paru en 1964, est une rêverie autour de la prise d’Otrante par les Turcs, au cours de laquelle furent martyrisés huit cents chrétiens. Viennent ensuite Capricci (1969) avec Anne Wiazemsky, d’après Manon Lescaut de l'abbé Prévost et Arden de Feversham, pièce anonyme élisabéthaine ; Don Giovanni (1970), d’après Le plus bel amour de Don Juan de Barbey d’Aurevilly ; Salomé (1972) d’après Oscar Wilde, et enfin Un Hamlet de moins (1973) relecture paroxystique de Shakespeare via Jules Laforgue.

Pierre-Henri Deleau, responsable de la Quinzaine des réalisateurs, le fait découvrir en France avec toute une nouvelle génération de cinéastes : Julio Bressane, Stephen Dowskin, Rainer Werner Fassbinder, Werner Herzog, Robert Kramer, Nagisa Oshima, Hugo Santiago et Werner Schroeter. Pierre-Henri Deleau programme tous les films de Bene à l’exception de Un Hamlet de moins, récupéré en compétition officielle au festival de Cannes 1973. Cependant la réception critique et publique fut presque décroissante depuis le Prix spécial du jury au festival de Venise 1968 pour Notre-Dame des Turcs. Au lendemain de la projection d'Un Hamlet de moins, la conférence de presse est une catastrophe. L’inculture de la plupart des journalistes, leur ignorance du théâtre de Jules Laforgue, des poésies de Tristan Corbière et des romans de Joris-Karol Huysmans agace Carmelo Bene au point qu’il abandonne le cinéma pour ne plus faire que du théâtre.

Peut-être se sentit-il déçu d'être considéré comme d'avant-garde lui qui la détestait. Peut-être se sentait-il mal à l'aise avec ce matériau qu'il ne pouvait plus retoucher une fois le mixage finalisé lui qui, toute sa vie durant, n'a cessé de reprendre et de transformer chacun de ses motifs privilégiés, de Shakespeare à Pinocchio. Carmelo Bene avait aussi un grand mépris pour les cinéastes, ne défendant qu’Eisenstein, Godard (sauf Week-end), Welles et aimait autant Keaton qu'il détestait Chaplin. Il aimait aussi Freaks de Tod Browning et Antonio das Mortes de Glauber Rocha et disait ignorer Jerry Lewis dont il était pourtant proche dans sa passion transformiste. Il aimait Villon, Huysmans Laforgue mais aussi Roland Barthes et souffrit de n'être reconnu que très tard par le milieu intellectuel français hormis les critiques des Cahiers du cinéma. Dans les années 70, peu de gens de cinéma comprenent la nature de ses recherches. Il faut attendre les représentions théâtrales à Paris au début des années 80 pour que les intellectuels français amplifient cette fois son succès.

En Angleterre et Outre-Atlantique, les réalisateurs Kazan, Losey, Mankiewicz, Ray, Welles travaillent aussi au théâtre. En France des gens de théâtre étaient venus au cinéma (Cocteau, Duras, Guitry, Pagnol) et certains de la Nouvelle Vague s’y sont essayés (Rivette, Rohmer, Chabrol), mais l’activité régulière dans ces deux pratiques à la fois y est chose rare. Visconti en Italie et Bergman en Suède font exception. Tant et si bien que Carmelo Bene abandonne définitivemnt le cinéma en 1974 sauf pour capter ses propres mises en scènes pour la télévision.

Il donne dès lors des spectacles sur les scènes italiennes les plus importantes. Il s'attaque à Shakespeare dont il va monter successivement Roméo et Juliette (en même temps que S.A.D.E.), Richard III (publié en 1978 sous le titre de Superpositions avec un commentaire de Gilles Deleuze), plusieurs versions différentes de Hamlet, Othello, et enfin Macbeth (Paris, 1983).

Une autre pièce que Carmelo Bene ne cesse de présenter est Pinocchio, point de départ d'une conceptualisation de l'acteur comme « machine actoriale », concept toujours à l'œuvre dans les réalisations qui suivent : Lorenzaccio, Le Dîner des dupes, Hamlet suite, Macbeth Horror suite. L'aboutissement de ce travail est la série de l'Achilléide-Penthésilée qui évoque à la manière d'Artaud la cérémonie funèbre et dérisoire du vide du théâtre.

Ce n’est que peu de temps avant sa mort qu’il termina le montage d’Otello, filmé en 1979 dans les studios de la RAI, avec cinq caméras vidéo. Il  meurt  le 16 mars 2002 à Rome.

3 - Bibliographie :

4-Filmographie :

Courts-métrages :
1968 : Il barocco leccese, Hermitage, A proposito di 'Arden of Feversham'
1973 : Ventriloquio (adapté d’un chapitre d’À rebours de Huysmans)

Longs-métrages :

1968 Notre Dame des Turcs
(Nostra signora dei turchi). Avec : Carmelo Bene (Le protagoniste/ narrateur), Lydia Mancinelli (Sainte Margareth), Ornella Ferrari (La servante), Anita Masini (La sainte vierge/ La femme), Salvatore Siniscalchi (L'éditeur). 2h04.

Meditation sur la mort dont le support est la prise d'Otrante par les Turcs et les crânes de leurs victimes contemplés aujourd'hui par les touristes.

   
1969 Capricci
Avec : Carmelo Bene (Le poète), Tonino Caputo (Clarke), Anne Wiazemsky (Manon), Giovanni Davoli (Arden), Ornella Ferrari (Alice), Gian Carlo Fusco , Poldo Bendandi (Les tueurs). 1h29.

L'adaptation de Manon de l'abbé Antoine-François Prévost est publiée dans le volume en Juin 1964 et mis en scène au théâtre Arlequin de Rome 2 janvier 1965 . Par rapport à la version scénique, Bene reprend John Davoli (Arden), Franco Gula (Mosbie) et Manlio Nevastri (Franklin), mais remplace Lydia Mancinelli par Ornella Ferrari dans le rôle d'Alice; Comme dans Manon, il se réserve à lui-même le rôle de Des Grieux et Manon Anne Wiazemsky

   
1970 Don Giovanni
Avec : Carmelo Bene (Don Giovanni), Lydia Mancinelli (La mère), Vittorio Bodini (Le père) Gea Marotta (La fille), John Francis Lane (Le narrateur). 1h20.

Don Giovanni est le seul film de Cramelo Bene qui ne soit pas adapté d'une de ses pièces ou d'un de ses livres. Il est adapté d'une des histoires du reccueil des Diabolique de Jules Barbey d'Aurevilly, Le Plus Bel Amour de Don Juan.

   
1972 Salomè
Avec : Carmelo Bene (Erode), Lydia Mancinelli (Erodiade), Alfiero Vincenti (Erodiade), Veruschka von Lehndorff (Myrrhina). 1h20.

D'après la pièce Salomé d'Oscar Wilde

   
1973 Un Hamlet de moins
(Un Amleto di meno). Avec : Carmelo Bene (Hamlet), Luciana Cante (Gertrude), Sergio Di Giulio (William), Franco Leo (Horatio), Lydia Mancinelli (Kate), Luigi Mezzanotte (Laertes), Isabella Russo (Ophelia), Giuseppe Tuminelli (Polonius), Alfiero Vincenti (Claudius). 1h10.
   
1977 Bene ! Quatre manières diverses de mourir en vers
(Bene! Quattro diversi modi di morire in versi : Majakovskij-Blok-Esènin-Pasternak). Téléfilm Avec: Carmelo Bene. 1h20.
   
1978 Amleto di Carmelo Bene (da Shakespeare a Laforgue)
  Téléfilm
   
1981 Richard III (de Shakespeare) selon Carmelo Bene

(Riccardo III (da Shakespeare) secondo Carmelo Bene). Téléfilm. Avec : Carmelo Bene (Richard III), Lydia Mancinelli (Duchesse d'York), Maria Grazia Grassini (Elizabeth). 1h16.

Bossu intelligent et ambitieux, Richard Gloucester ne songe qu'à ravir la couronne royale de son frère Edouard IV. Après avoir épousé de force Lady Anne, la veuve de l'héritier de la maison de Lancastre, Richard persuade Edouard que leur frère Clarence complote contre lui...

   
1983 Manfred - Oratorio
(Manfred - versione per concerto in forma d'oratorio). Téléfilm. Avec : Carmelo Bene (Manfred), Lydia Mancinelli (Astarté). 1h12.

Bourrelé de remords après avoir tué celle qu'il aimait, Manfred vit seul comme un maudit au cœur des Alpes. Il invoque les esprits de l'univers, et ceux-ci lui offrent tout, excepté la seule chose qu'il désire, l'oubli...

   
1990 Hommelette for Hamlet, operetta inqualificabile (da J. Laforgue)
  Téléfilm
   
1996 Canti orfici
  Téléfilm
   
1997 In-vulnerabilità d'Achille (tra Sciro e Ilio)
  Téléfilm
   
1997 Macbeth horror suite di Carmelo Bene da William Shakespeare
  Téléfilm
   
1998 Carmelo Bene e la voce dei canti
  Téléfilm
   
1999 Pinocchio ovvero lo spettacolo della provvidenza
  Téléfilm
   
2001 Quattro momenti su tutto il nulla
  Téléfilm
   
2002 Othello de Carmelo Bene
(Otello di Carmelo Bene).Téléfilm. Avec : Carmelo Bene (Otello), Michela Martini (Desdemona), Cosimo Cinieri (Jago), Cesare Dell'Aguzzo (Cassio / Brabanzio / Lodovico), Beatrice Giorgi (Roderigo), Rossella Bolmida (Emilia-Bianca). 1h17.