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Chocolat dansant dans un bar

1896

Chocolat dansant dans un bar
Henri de Toulouse-Lautrec, 1896
peinture à l'essence, crayon bleu et crayon Conté, 65 x 50 cm
Albi, Musée Toulouse-Lautrec

Chocolat inspira Toulouse-Lautrec qu'il peint ici dans un cabaret de Montmartre, l'"Irish and American Bar". Le célèbre Chocolat, ici en train de danser, manifestait une grande dévotion pour cette établissement enfumé, sans prétention. Après sa performance au Nouveau Cirque, il venait ici pour étancher sa soif avec son partenaire Footit. Occasionnellement, Chocolat se mettait à danser… Lautrec était fréquemment le dernier client à quitter le bar avec l’heure de fermeture.

Le barman Randolphe, à gauche, était connu sous le sobriquet Ralph. Moitié chinois, moitié indien d’Amérique, né à San Fransisco, visage rond aux yeux en amande, cheveux plaqués et sourire esquissé, il affichait une dextérité toute asiatique dans le mélange de cocktails spéciaux. Au milieu de la fumée, jockeys, entraîneurs, palefreniers et vendeurs de chevaux jouent des coudes avec des cochers bien habillés dont les employeurs dînent dans l’un des restaurants chics aux alentours. C’est ce moment de liberté que choisit de représenter le peintre, dans un instantané photographique. Lautrec montre Chocolat dansant et chantant accompagné à la lyre, sous les regards des consommateurs et du barman.

L’espace du bar et les clients sont simplement esquissés. Lautrec concentre son travail sur le couple formé par le clown et le musicien, ainsi que sur la physionomie du serveur, Ralph, métissé de Chinois et d’Indien, La posture du danseur, main et pied droits levés, est saisie dans l’instant d’un moment d’équilibre suspendu et dans l’élégance d’un geste figé dans son immédiate singularité, comme un arrêt sur image. Elle doit être rapprochée des études de gestes décomposés par Hokusai dans les pages de la Mangwa, "sténogrammes de mouvements" déclinés par le maître japonais et étudiés par Lautrec. Ainsi ce dessin, servi par un trait vif et aigu, est-il un parfait exemple de l’influence du japonisme sur son art.

 

Rafael Padilla fut un artiste légendaire. Né à Cuba en 1864, fils d'esclave, il fut vendu à un Portugais fortuné qui l'embarqua avec lui en Europe. Le garçon réussit à prendre la fuite du côté de l'Espagne. Il vécut de travaux divers qui le conduisirent au fond des mines ou dans les hôtels où il exerça une activité de groom. Le clown anglais Tony Grice le repéra, puis l'invita à monter à Paris avec lui. C'est un autre clown britannique Tudor Hall, alias Footit, qui changea le destin de Rafael en le faisant devenir l'auguste Chocolat, un bouc émissaire stupide et malchanceux. Les encyclopédies consacrées aux clowns affirment d'ailleurs que c'est de là que vient l'origine de l'expression "être chocolat".

Footit fut le premier à choisir un partenaire attitré, il donna ainsi naissance aux tandems qui firent le succès des clowns. Leur duo prit son envol en 1886. Doté d'une bonne diction et d'un jeu vif, habillé dans la tradition anglaise des travestis, Footit créa le clown hautain et sarcastique qui fustige son compagnon. Chocolat devint son souffre-douleur sur la piste, mais on prétend aussi qu'il eut dans la vie le courage de supporter le caractère difficile et très autoritaire de son compère de Nottingham.

Leur numéro resta en haut de l'affiche pendant près de quinze ans, ils eurent un statut de vedettes. Ils furent adorés des enfants. Gérard Noiriel met en exergue les ambiguïtés de la philosophie politique en ce temps-là : la volonté de défendre les droits de l'homme d'une part et la justification des colonies d'autre part. Il dit : "Leur duo symbolisait les relations entre Blancs et Noirs à l'époque. C'était une représentation de la domination coloniale." Si les injures et les coups subis, dans le spectacle, par l'auguste à la peau noire eurent pu susciter un malaise, Footit apporta une nuance à son personnage autoritaire et brutal en déclarant : "Il fait réfléchir sur la méchanceté des hommes." Quant à Rafael Padilla, il interpréta le personnage de Chocolat sans arrière-pensée, c'est sans doute pourquoi le public applaudit les scènes sans malice.

On dit aussi que Chocolat servit de modèle à Samuel Beckett pour créer l'esclave Lucky dans sa pièce "En attendant Godot" (1952). Si l'on est sûr que que Beckett admirait les comiques du cinéma américain, que Charlie Chaplin, Buster Keaton ou Charles Laughton furent ses véritables sources d'inspiration, il y a moins de certitude à propos de Chocolat. Il faut pourtant reconnaître que les couples dérisoires de Godot, leur façon d'attendre pour exister ou leur manière d'être liés par la nécessité de s'organiser, s'apparentent aux tandems traditionnels des clowns. Ils ne raisonnent pas, mais bavardent à bâtons rompus. Ils se déplacent dans un mouvement circulaire, à l'instar de celui du clown blanc et de l'auguste sur la bande de la piste.

Après un immense succès aux Folies-Bergère, le spectacle de Chocolat et Footit subit un déclin inéluctable. La Belle Epoque trouva d'autres intérêts artistiques. Footit devint gérant de bar à l'avenue Montaigne, Chocolat tenta de poursuivre sa carrière. Ce dernier ne parvint jamais à s'ouvrir une nouvelle voie dans laquelle il aurait pu relancer sa trajectoire d'artiste. Avec Eugène Grimaldi, son fils (certains disent qu'il avait été adopté), il tenta de former un nouveau duo. Tablette et Chocolat ne réussirent jamais à percer. Rafael Padilla sombra dans les affres de l'alcool et mourut dans la misère en 1917.