Biographie
Né en 1909 à Gorizia en Dalmatie (alors Empire d'Autriche-Hongrie,
aujourd'hui Croatie). Après des études aux Beaux Arts
de Zagreb (1930 1935), il voyage en Italie, en Espagne, à Paris.
Il effectue des copies des tableaux de Goya et du Greco, au Musée
du Prado. Sa première exposition personnelle a lieu en 1938.
En 1944, il est arrêté par la Gestapo et déporté
à Dachau. Cette période de captivité et de souffrance
détermine toute son oeuvre à venir Après des séjours
à Venise et en Suisse, il s'installe à Paris en 1952.
En 1995, il fait partie de la sélection française pour
le centenaire de la Biennale de Venise. Il vit et travaille à
Paris et à Venise.
Les camps : Zoran Music à Dachau
Accusé d'appartenir à la Résistance, il est arrêté
à Venise et déporté à Dachau de 1943 à
1945, où il réalise, au risque de sa vie, une centaine
de dessins décrivant ce qu'il voit : les scènes de pendaison,
les fours crématoires, les cadavres empilés par dizaines,
c'est-à-dire l'indescriptible. Zoran Music est « saisi
par une incroyable frénésie de dessiner » «
peut-être une raison de s'en sortir », « peut-être
une raison de résister ». Il dessine la vie au camp : «
Une vie de tous les jours comme dans un brouillard, ombres et fantômes
bougent. »
Entre 1970 et 1975, Zoran Music revient sur le camp où il a séjourné.
Il grave et peint alors une série intitulée : "Nous
ne sommes pas les derniers".
Ce fut seulement en 1970, à l'âge de soixante et un ans,
que Music franchit un pas décisif. Intactes du fond lointain de
sa mémoire, ces empilements de morts, ces monceaux de corps, ces
morts et ces mourants étendus tantôt solitaires, tantôt
par deux ou par trois, le crâne ras, les orbites creuses, le cartilage
du nez étrangement saillant, les bouches noires, édentées,
béantes vers le ciel, les bras recroquevillés, les doigts
crispés ceux-là mêmes dont il avait voulu conserver
le souvenir dans ses dessins, furtifs et terribles.
Elles défilèrent ainsi, inlassablement, pendant six ans,
et resurgirent encore vers la fin des années quatre-vingt, ces
oeuvres que l'artiste choisit d'appeler Nous ne sommes pas les derniers.
Pourquoi ce titre? « Lorsque nous étions dans le camp, dit-il,
nous nous disions souvent que ce genre de chose ne pourrait plus jamais
se produire: "nous étions les derniers" à qui
cela arriverait. Quand je revins du camp [...] la peinture émergea,
intacte, après tous les dessins que j'avais faits là-bas.
Et je croyais vraiment que tout ce que nous avions vécu là
était une chose du passé. Mais ensuite, le temps passant,
je vis que le même genre de chose commençait à se
produire partout dans le monde: au Viêt-nam, dans le Goulag, en
Amérique latine partout. Et je me rendis compte que ce que nous
nous étions dit alors que nous serions les derniers n'était
pas vrai. Ce qui est vrai, c'est que nous ne sommes pas les derniers.
[...] C'est donc un reflet venu de l'extérieur qui a suscité
ces souvenirs en moi, le souvenir de ces choses qui avaient fait sur moi
une si forte impression, et qui les fit émerger à nouveau.»
Devant l'horreur, le silence
Mais cette expérience n'avait pas seulement influencé
sa façon de voir le monde; elle avait aussi déterminé
une manière qui affectait la forme même: « Ce que
j'ai vécu à Dachau m'a appris à m'attacher à
l'essentiel, à éliminer tout ce qui n'est pas indispensable.
Aujourd'hui encore, je peins avec un minimum de moyens. II n'y a plus,
dans ces travaux, ni gestes, ni violence. On parvient à une sorte
de silence qui est peut-être un aspect caractéristique
de mon travail. II n'y avait jamais, voyez vous, dans la mort de tous
ces gens à Dachau, la moindre rhétorique. Chez les milliers
de morts que j'ai vus, je n'ai jamais entendu un cri, je n'ai jamais
vu un geste. Et bien entendu, la protestation elle-même était
tout à fait impensable dans de telles circonstances. Tout cela
ressort dans mes tableaux. Je suis donc tout à fait incapable,
après tout ce que j'ai vécu, de faire de la démagogie
ou de la rhétorique, comme le font ceux qui trouvent leur avantage
dans la polémique. J'ai vécu dans un monde qui était
absolument tragique, et j'ai appris que c'était un endroit où
règne le silence. C'était le contraire de tout ce qu'on
pouvait attendre. Et la tragédie devenait bien plus grande et
intense à cause de cela, précisément.»
Certains demandent à Music si le fait de peindre tous ces morts
ne l'a pas libéré du cauchemar qu'il a vécu. C'est
mal comprendre la complexité du rapport qui nous lie à
l'expérience profonde: en aucun cas, dit-il, il ne souhaiterait
s'en libérer, car c'est, à son sens, un véritable
trésor. Un rêve qu'il rapporte est gage de sa sincérité
: il se trouvait dans un stade immense, débordant d'une foule
innombrable; et pas une personne dans cette foule qui ne fut un cadavre.
«C'était quelque chose de magnifique pour moi, parce que
c'était comme une vision inépuisable. Et puis, soudain,
les gradins ne sont tous mis à glisser vers la gauche et hors
de ma vue. Et je me suis réveillé désespéré,
sûr que j'avais perdu pour de bon une chose extrêmement
précieuse à mes yeux.»
Mais il y a un autre paradoxe poignant dans ces oeuvres terribles. Music
parle volontiers de la «beauté» de ces morts. Ses
peintures mêmes sont picturalement admirables. Certaines d'entre
elles, retournées, feraient songer, par la finesse des teintes
et l'économie des moyens, à un paysage chinois. Comment
est-ce possible? La question se pose, et le fait pourrait même
paraître incongru s'il n'y avait, là-dessous, un sens plus
profond.
Dans un autre contexte, évoquant Goya et les Désastres
de la Guerre, il insistait sur l'importance cruciale de l'expérience
vécue dans des oeuvres de ce type : « On ne peut pas transmettre
l'émotion d'une situation qu'on n'a pas vécue. Même
les plus grands peintres ne sauraient le faire. Je ne sais si j'ose
le dire, mais Guernica ne me touche pas. Picasso a vécu cet événement
de l'extérieur, de loin. II était bouleversé, c'est
certain. Mais quand tu participes, quand tu es dedans, quand tu souffres
avec... c'est autre chose.» II convient donc de reconnaître
que Music est en droit de représenter ces choses dans la mesure
seulement où il les a vécues lui-même.
Reste un autre obstacle, qui peut paraître insurmontable: l'expérience
des camps demeure sans doute incommunicable, en ce qu'elle modifie radicalement
la représentation que l'on se fait de toute chose du monde, de
son propre moi, de la vie et, assurément, de la mort. Elle crée
donc, en un premier temps, entre ceux qui ont vécu ces choses
et les autres, une impossibilité de communiquer. II en résulte
un corollaire: la conviction, chez les uns et les autres, qu'une telle
expérience ne saurait trouver une expression artistique digne
d'elle. Son altérité absolue, son obscénité
au sens étymologique, le caractère monstrueux de l'entreprise,
en font, au regard de notre sensibilité étrangère
à ce monde-là, un gouffre insondable d'inhumaine laideur.
Et voilà que Music se met à peindre cette douleur, cette
obscénité, cette altérité, avec une parfaite
simplicité, en utilisant les moyens qui nous avaient justement
paru déplacés, inadéquats à la tâche;
les moyens de la beauté et non de la laideur à laquelle
eurent parfois recours d'autres artistes avant lui. II a évidemment
raison, car on ne saurait condenser en un tableau une somme de laideur
qui «fasse le poids» face à un tel sujet. Mais en
mettant en oeuvre au contraire, ces moyens délicats de son art,
sa finesse, son silence même, il permet enfin à cet événement
de rentrer dans le discours de la communauté dont on le croyait
à tout jamais exclu ; et il restitue à ces corps qui ont
soufferts la qualité d'humanité dont l'énormité
de l'horreur semblait les avoir dépouillés. C'est ainsi
que le cri cède la place au silence, et l'horreur à la
beauté. Le silence seul est adéquat à la dignité
de la victime, et la beauté, en pénétrant au plus
profond de l'horreur, la traverse sans être entachée ni
obscurcie, pour éclairer ces chairs ravagées et les ramener
dans nos consciences et dans le sein de la communauté des hommes.
Zoran Music N° spécial connaissance des Arts, 1995, Extraits
de larticles de Michael Gibson, pp.33 à 39
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