Nous ne sommes pas les derniers   Zoran Music   1970
 
 
Nous ne sommes pas les derniers
Zoran Music, 1986
huile sur toile, 65 x 81cm
Musée des Beaux-arts de Caen
 

Biographie
Né en 1909 à Gorizia en Dalmatie (alors Empire d'Autriche-Hongrie, aujourd'hui Croatie). Après des études aux Beaux Arts de Zagreb (1930 1935), il voyage en Italie, en Espagne, à Paris. Il effectue des copies des tableaux de Goya et du Greco, au Musée du Prado. Sa première exposition personnelle a lieu en 1938. En 1944, il est arrêté par la Gestapo et déporté à Dachau. Cette période de captivité et de souffrance détermine toute son oeuvre à venir Après des séjours à Venise et en Suisse, il s'installe à Paris en 1952.
En 1995, il fait partie de la sélection française pour le centenaire de la Biennale de Venise. Il vit et travaille à Paris et à Venise.

Les camps : Zoran Music à Dachau

Accusé d'appartenir à la Résistance, il est arrêté à Venise et déporté à Dachau de 1943 à 1945, où il réalise, au risque de sa vie, une centaine de dessins décrivant ce qu'il voit : les scènes de pendaison, les fours crématoires, les cadavres empilés par dizaines, c'est-à-dire l'indescriptible. Zoran Music est « saisi par une incroyable frénésie de dessiner » « peut-être une raison de s'en sortir », « peut-être une raison de résister ». Il dessine la vie au camp : « Une vie de tous les jours comme dans un brouillard, ombres et fantômes bougent. »
Entre 1970 et 1975, Zoran Music revient sur le camp où il a séjourné. Il grave et peint alors une série intitulée : "Nous ne sommes pas les derniers".

Ce fut seulement en 1970, à l'âge de soixante et un ans, que Music franchit un pas décisif. Intactes du fond lointain de sa mémoire, ces empilements de morts, ces monceaux de corps, ces morts et ces mourants étendus tantôt solitaires, tantôt par deux ou par trois, le crâne ras, les orbites creuses, le cartilage du nez étrangement saillant, les bouches noires, édentées, béantes vers le ciel, les bras recroquevillés, les doigts crispés ceux-là mêmes dont il avait voulu conserver le souvenir dans ses dessins, furtifs et terribles.
Elles défilèrent ainsi, inlassablement, pendant six ans, et resurgirent encore vers la fin des années quatre-vingt, ces oeuvres que l'artiste choisit d'appeler Nous ne sommes pas les derniers. Pourquoi ce titre? « Lorsque nous étions dans le camp, dit-il, nous nous disions souvent que ce genre de chose ne pourrait plus jamais se produire: "nous étions les derniers" à qui cela arriverait. Quand je revins du camp [...] la peinture émergea, intacte, après tous les dessins que j'avais faits là-bas. Et je croyais vraiment que tout ce que nous avions vécu là était une chose du passé. Mais ensuite, le temps passant, je vis que le même genre de chose commençait à se produire partout dans le monde: au Viêt-nam, dans le Goulag, en Amérique latine partout. Et je me rendis compte que ce que nous nous étions dit alors que nous serions les derniers n'était pas vrai. Ce qui est vrai, c'est que nous ne sommes pas les derniers. [...] C'est donc un reflet venu de l'extérieur qui a suscité ces souvenirs en moi, le souvenir de ces choses qui avaient fait sur moi une si forte impression, et qui les fit émerger à nouveau.»

Devant l'horreur, le silence

Mais cette expérience n'avait pas seulement influencé sa façon de voir le monde; elle avait aussi déterminé une manière qui affectait la forme même: « Ce que j'ai vécu à Dachau m'a appris à m'attacher à l'essentiel, à éliminer tout ce qui n'est pas indispensable. Aujourd'hui encore, je peins avec un minimum de moyens. II n'y a plus, dans ces travaux, ni gestes, ni violence. On parvient à une sorte de silence qui est peut-être un aspect caractéristique de mon travail. II n'y avait jamais, voyez vous, dans la mort de tous ces gens à Dachau, la moindre rhétorique. Chez les milliers de morts que j'ai vus, je n'ai jamais entendu un cri, je n'ai jamais vu un geste. Et bien entendu, la protestation elle-même était tout à fait impensable dans de telles circonstances. Tout cela ressort dans mes tableaux. Je suis donc tout à fait incapable, après tout ce que j'ai vécu, de faire de la démagogie ou de la rhétorique, comme le font ceux qui trouvent leur avantage dans la polémique. J'ai vécu dans un monde qui était absolument tragique, et j'ai appris que c'était un endroit où règne le silence. C'était le contraire de tout ce qu'on pouvait attendre. Et la tragédie devenait bien plus grande et intense à cause de cela, précisément.»
Certains demandent à Music si le fait de peindre tous ces morts ne l'a pas libéré du cauchemar qu'il a vécu. C'est mal comprendre la complexité du rapport qui nous lie à l'expérience profonde: en aucun cas, dit-il, il ne souhaiterait s'en libérer, car c'est, à son sens, un véritable trésor. Un rêve qu'il rapporte est gage de sa sincérité : il se trouvait dans un stade immense, débordant d'une foule innombrable; et pas une personne dans cette foule qui ne fut un cadavre. «C'était quelque chose de magnifique pour moi, parce que c'était comme une vision inépuisable. Et puis, soudain, les gradins ne sont tous mis à glisser vers la gauche et hors de ma vue. Et je me suis réveillé désespéré, sûr que j'avais perdu pour de bon une chose extrêmement précieuse à mes yeux.»
Mais il y a un autre paradoxe poignant dans ces oeuvres terribles. Music parle volontiers de la «beauté» de ces morts. Ses peintures mêmes sont picturalement admirables. Certaines d'entre elles, retournées, feraient songer, par la finesse des teintes et l'économie des moyens, à un paysage chinois. Comment est-ce possible? La question se pose, et le fait pourrait même paraître incongru s'il n'y avait, là-dessous, un sens plus profond.
Dans un autre contexte, évoquant Goya et les Désastres de la Guerre, il insistait sur l'importance cruciale de l'expérience vécue dans des oeuvres de ce type : « On ne peut pas transmettre l'émotion d'une situation qu'on n'a pas vécue. Même les plus grands peintres ne sauraient le faire. Je ne sais si j'ose le dire, mais Guernica ne me touche pas. Picasso a vécu cet événement de l'extérieur, de loin. II était bouleversé, c'est certain. Mais quand tu participes, quand tu es dedans, quand tu souffres avec... c'est autre chose.» II convient donc de reconnaître que Music est en droit de représenter ces choses dans la mesure seulement où il les a vécues lui-même.
Reste un autre obstacle, qui peut paraître insurmontable: l'expérience des camps demeure sans doute incommunicable, en ce qu'elle modifie radicalement la représentation que l'on se fait de toute chose du monde, de son propre moi, de la vie et, assurément, de la mort. Elle crée donc, en un premier temps, entre ceux qui ont vécu ces choses et les autres, une impossibilité de communiquer. II en résulte un corollaire: la conviction, chez les uns et les autres, qu'une telle expérience ne saurait trouver une expression artistique digne d'elle. Son altérité absolue, son obscénité au sens étymologique, le caractère monstrueux de l'entreprise, en font, au regard de notre sensibilité étrangère à ce monde-là, un gouffre insondable d'inhumaine laideur. Et voilà que Music se met à peindre cette douleur, cette obscénité, cette altérité, avec une parfaite simplicité, en utilisant les moyens qui nous avaient justement paru déplacés, inadéquats à la tâche; les moyens de la beauté et non de la laideur à laquelle eurent parfois recours d'autres artistes avant lui. II a évidemment raison, car on ne saurait condenser en un tableau une somme de laideur qui «fasse le poids» face à un tel sujet. Mais en mettant en oeuvre au contraire, ces moyens délicats de son art, sa finesse, son silence même, il permet enfin à cet événement de rentrer dans le discours de la communauté dont on le croyait à tout jamais exclu ; et il restitue à ces corps qui ont soufferts la qualité d'humanité dont l'énormité de l'horreur semblait les avoir dépouillés. C'est ainsi que le cri cède la place au silence, et l'horreur à la beauté. Le silence seul est adéquat à la dignité de la victime, et la beauté, en pénétrant au plus profond de l'horreur, la traverse sans être entachée ni obscurcie, pour éclairer ces chairs ravagées et les ramener dans nos consciences et dans le sein de la communauté des hommes.


Zoran Music N° spécial connaissance des Arts, 1995, Extraits de l’articles de Michael Gibson, pp.33 à 39

 

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