A.T. - Venons tout de suite au titre de votre dernière série : Entertainment systems, que signifie-t-il exactement ? Que nous sommes avec ces tableaux du côté du divertissement ?

I. C-M - J'ai commencé cette série lors de mon arrivée à New York en 1996, et longtemps elle resta privée de tout titre générique. Un jour en lisant un quotidien new yorkais et, plus spécialement, un article traitant des nouvelles technologies, je suis tombée sur ce terme qui m'a tout de suite intéressée. D'une part parce qu'il y avait le mot "entertainment" qui inscrivait quelque chose de ludique et de très joyeux, d'autre part le terme dans sa globalité renvoyait à ces nouveaux espaces-temps mis en place par les réseaux électroniques. Cela m'a semblé pouvoir traduire la vie des traces, des empreintes que j'obtenais au terme d'une activité physique, relativement rapide et qui sans doute renvoyaient moins à la "langue de la peinture" qu'elles ne répondaient à leur façon aux démarches sérielles et combinatoires des nouveaux outils techniques. J'ai eu probablement le sentiment que ces formes naissaient d'un entre-deux, que dans leur transparence légèrement liquide s'exprimait une sorte d'artifice, de mirage propre aux images virtuelles, au monde des écrans.

A.T. - Précédemment, vous avez évoqué le sentiment très tôt apparu chez vous de vous inscrire dans une tradition française. Quelles sont les œuvres qui à vos yeux constituent cette généalogie ?

I. C-M - Je vais répondre par un raccourci, en ne retenant que les noms qui me paraissent essentiels : Manet, tout d'abord, puis Matisse et Léger.

A.T. - Quand j'entends citer à la fois Matisse et Léger, je perçois que l'écart stylistique existant entre ces deux langages doit faire naître en vous une double tentation : d'une part la fascination pour les matières chromatiques qui remuent une sensualité dépassant le pur visible pour parvenir à une construction par la couleur au-delà ou en deçà du sens ; d'autre part un intérêt pour un répertoire formel faisant entendre l'espoir ou la revendication d'une modernité permettant d'être en contact avec les forts enjeux d'une époque.

I. C. M. - Peut-être, en effet, que cette tension entre des énergies contradictoires a longtemps nourri mon langage. Justifier ses choix n'est jamais facile, car il y entre fatalement une part d'émotivité dont on ignore, fort heureusement, la cause. Entre deux alphabets, deux peintures, deux lois esthétiques il existe des passages qui ne sont pas des liens logiques mais qui appellent curieusement le même franchissement.

A.T.- Au cours du XXe siècle, un certain nombre d'artistes enclins à la radicalité ont régulièrement repoussé, élargi, mis en péril, parfois, la définition du tableau. Depuis les expériences monochromatiques des avant-gardes historiques, en passant par les Concept spatial de Fontana, les Specifics objects de Donald Judd interrogeant un état intermédiaire entre peinture et sculpture jusqu'aux Surrogates d'Alan Mc Collum, substituts de tableaux en plâtre où cadre et surface peinte sont d'une même couleur, la question que nous adressent ces artistes est celle du seuil au-delà duquel un tableau cesse d'être un tableau. En utilisant les nouveaux matériaux avec lesquels vous faites naître, actuellement, formes et couleurs sans recourir à l'usage du pinceau, vous êtes-vous posé cette question ?

I . C. M. - Je ne cesse de me poser cette question. Dans le processus que j'ai mis en place et que j'appellerai une "méthode" et non pas une "technique", il n'y a pas de repentir. La "matière en transit", comme l'a écrit si justement Philippe Piguet, ayant créé son empreinte dans le support de la toile, a figé un mouvement et non une décision picturale comme on l'entend généralement lorsqu'on évoque la "composition". Pendant le temps d'élaboration, je tourne autour de la toile, j'oriente le liquide sans savoir à l'avance ce qui sera le haut et le bas du tableau. C'est un travail très physique, ressemblant, par certains côtés seulement, à une performance où tout va se jouer dans un délai relativement court. : Les quelques instants durant lesquels un ange vous prend par la main, tandis que le diable tire de l'autre côté.

A.T. - Si je comprends bien vous avez changé le régime temporel propre à l'élaboration picturale en faisant entrer dans votre langage : la vitesse.

I. C. M. - L'idée de l'activité picturale au sens traditionnel du terme m'a quittée à la suite des Innommables en 1995. Le rapport physique à la matière s'est traduit par un acharnement de gestes, de rythmes corporels qui n'est peut-être pas si éloigné que ça de l'expérience gestuelle de Pollock. Je cite Pollock dans la mesure où il y a chez lui une expérience du souffle, une précision des mouvements contrôlés des membres que je retrouve en travaillant. Lorsque je commence un tableau, je dois me sentir physiquement en état de produire l'effort que je vais accomplir durant un temps limité. Il y a une phrase de Pollock qui m'intéresse tout particulièrement : " Je laisse venir à travers moi " (I let it come through). Ce terme " it " se raccorde-t-il à la peinture ou à la pulsion ? En fait, ce n'est pas ou bien ou bien : c'est la même chose dans son cas.

A.T. - Durant ces dernières années, y a-t-il dans votre parcours une expérience qui a marqué profondément votre regard, et qui vous a engagée à toucher, comme vous le faites aujourd'hui, l'insaisissable, à donner à voir ce qui serait en instance de formes ?

I. C. M. - Oui, une expérience menée à l'aide de la photographie. En 1993, j'ai commencé une série de photographies sur les écorces d'arbres. Ce sont les accidents de la matière ligneuse, ses cicatrices que les prises de vue vont faire apparaître qui vont en fait me révéler les différentes vitesses d'enregistrement de la vue et de la pensée. J'ai photographié en gros plan des détails qu'à l'origine je n'avais pas vus et qu'au tirage j'ai reconnus comme étant justement les signes que je cherchais. Comme si l'inconscient avait dicté mes choix au moment des prises de vue. Il faut dire que pour cette expérience photographique, j'ai travaillé en macroscopie, ce qui m'a permis de m'approcher au plus près des matières, de capter de minuscules événements que l'œil a du mal à saisir dans l'exercice quotidien. C'est au tirage, que j'ai découvert avoir photographié une géographie de signes totalement impressionnante dans sa diversité. A partir de ce moment, où j'ai perçu distinctement qu'un certain univers du monde invisible pouvait être vu, j'ai cherché à faire apparaître dans ma peinture des formes aussi imprévisibles que le déplacement des reflets sur une vitre, c'est-à-dire des phénomènes sans identité, sans ressemblance mais qui sollicitent suffisamment l'imaginaire pour que l'inconscient y trouve sa figuration propre.

A.T. - D'une certaine façon, c'est ce que nous disait avec d'autres moyens techniques Antonioni avec Blow up, en nous révélant une structure que l'on pourrait appeler le "feuilleté du réel"…

I. C. M. - Je retiens ce terme de " feuilleté du réel ", qui semble correspondre à ce monde des " non-apparences " que je tente d'explorer. Ce qui est curieux, c'est de constater que j'ai entrepris ces recherches à New York, que cette ville avec sa permanente énergie m'a encouragée d'une façon presque paradoxale à faire apparaître un monde en suspension, à opérer une sorte de déréalisation du visible. Il me semble qu'il y a là, une situation en parfaite dichotomie avec la vie new-yorkaise.

A.T. - Si la photographie telle que vous l'avez pratiquée vous a conduite vers cette nouvelle expression picturale, elle vous a aussi orientée vers une peinture réalisée sans pinceau. C'est le révélateur qui fait apparaître l'image photographique, et je constate que vos résines servent aussi de révélateur aux formes qu'elles fixent sur le support textile.

I. C. M. - Cela est d'autant plus exact que lorsque j'ai commencé à travailler avec les shellac, qui sont des résines naturelles provenant des sécrétions d'abeilles déposées dans les troncs d'arbres, j'ai tout d'abord travaillé sans le support de pigments, en faisant naître dans la transparence des formes qui semblaient en suspens sur une vitre. En elles s'exprimaient deux mouvements : l'un vers la forme nette, l'autre vers l'indistinct. Si bien que sans l'avoir personnellement décidé, elles se tenaient en cette limite incertaine où les termes de ce qui est et de ce qui n'est pas encore ne sont pas complètement dissociés.

A.T. - Tout en souhaitant travailler au plus près de cette "dictée de l'inconscient ", qu'ont si bien analysée les Surréalistes, vous choisissez une technique dont les contraintes sont évidentes. Technique, qui conditionne vos gestes à respecter des durées, à agir selon un certain protocole, sous peine de ne pouvoir obtenir ce que vous espérez voir apparaître. Comment parvenez-vous à concilier ces deux données ?

I. C. M. - Je voudrais remplacer le terme de "contrainte" par celui de "maîtrise". Maîtrise, parce que ce terme fait appel à l'énergie, au souffle et à l'attention. Ce sont en fait ces éléments-là qui conduisent physiquement et mentalement mon travail. J'ai bien conscience que ces mots pourraient convenir à un danseur, mais cela n'est pas tellement étonnant, puisque moi-même je me déplace en tous sens autour du tableau. Par ailleurs, ces termes se situent au plus près des rituels taoïstes que j'ai découverts lors de mes séjours en Asie, aussi bien dans les campagnes de Chine que dans celles de Taiwan. J'ai pu constater à quel point le souffle, représentant l'énergie vitale, y est intimement lié non seulement à de nombreux rituels, mais également à la création. Il y a une esthétique du rythme, du souffle retenu dans l'unique trait de pinceau des peintres calligraphes qui, comme dans un mouvement d'expulsion, permet l'irruption du paysage. Dans la pensée taoïste, c'est par le rythme que s'opère le passage du chaos à l'ordre. Le rythme est la vérité de cette communication première avec le monde. J'entendais tout récemment Anselm Kiefer qui exprimait son souci de s'accorder à un rythme primordial, propos qui éclairaient d'ailleurs sa peinture d'une lumière nouvelle, et je me disais qu'au fond, son ambition était d'amener l'espace, ses rythmes et ses tensions à l'émergence. Si quelque chose émerge, c'est bien des profondeurs. C'est cela, je crois, la leçon de l'Asie.
Je voudrais ajouter, pour apporter quelques précisions quant à l'élaboration de mon travail, qu'au moment où la forme se crée, au moment où les pigments commencent à interagir, il faut que le dessin mentalement apparaisse, il faut vite lire dans la configuration des signes et des couleurs quelque chose, l'embryon peut-être d'une forme qui va orienter les manipulations suivantes. Cette manière de procéder n'a de sens que si l'œil devient bien un outil d'analyse, toute inattention sera fatale au projet. En travaillant, j'ai souvent le sentiment que ma relation au matériau donne ensemble des contraires : la respiration rythmique et l'arrêt du mouvement des résines. A un moment, il devient soudain évident que la mobilité du visible se change en son contraire : l'immobilité en suspend. En fait, il s'agit d'une immobilité relative, puisque les pigments continuent très lentement à jouer entre eux.

A.T. - Les formes que vous faites advenir semblent se poser sur les fonds, sans que rien ne justifie cet arrimage. Quelle est la nature de ces fonds ?

I. C. M. - Tout d'abord, ces formes en état d'apesanteur, obéissent quand même à un léger mouvement ascensionnel ; non, le terme est imprécis, il est plus juste de dire "transversal. J'ai tendance à dire qu'elles sont en état de lévitation. Sans que je ne puisse le justifier puisqu'il n'y a dans ces tableaux aucune référence au relief ni à la profondeur, ces formes me semblent curieusement définir ce qui serait pour moi l'équivalent d'un "tableau-sculpture". Je les perçois comme si elles habitaient un plan autonome, distinct du champ monochrome. Tout en étant en état d'apesanteur, ces formes ont un poids et une densité, je pense qu'elles agissent à partir de contradictions physiques.
Quant à la notion de "fond", je la trouve impropre. Ce que je recherche c'est un "vide" de lumière. Cette formule va sans doute paraître très abstraite, voire incompréhensible. Pour tenter d'en concrétiser l'idée, je pourrais me rapprocher de l'idée que je me fais de l'écran cathodique. Dans cet écran, il y a à la fois lumière, transparence et support favorable à l'émergence des images. L'objectif qui est le mien est de travailler à même la substance lumineuse et non de donner priorité à la dimension chromatique.

A.T. - Ces formes non identifiables, "innommables" selon vos termes, sont cependant en relation avec des souvenirs, des objets de la petite enfance. Je pense à un tableau traduisant le souvenir d'un cheval de bois, ou à l'étrange personnage surnommé Bingo. Peut-être est-ce en raison de ces curieuses greffes que les images obtenues ont fréquemment un poids de chair. Elles n'ont peut-être pas la structure des corps solides, mais il y a en elles un pouvoir très charnel.

I. C. M. - Il y a de la chair, il y a aussi de la liquidité, ne serait-ce que parce que ces couleurs, ces tracés sont les empreintes des trajets de matières liquides figées en quelques instants. Les premières réactions obtenues à la présentation des tableaux à quelques amis, ont montré que cette peinture était perçue comme "en mouvement", non pas dans le sens cinétique auquel nous a habitués les artistes du "Op art", mais un mouvement qui fait corps à une matière, qui fait de cette matière un corps.

A.T. - Avez-vous le sentiment qu'aujourd'hui le rôle symbolique de l'artiste dans la société occidentale est le même que celui qu'il occupait dans les années 70, années qui furent celles de vos premiers travaux ?

I. C. M. - Non, et cela est une question fondamentale. Quand j'ai découvert ce que l'on pourrait appeler "la vie d'artiste" en sortant des Beaux-Arts, vers le milieu des années 70, l'art était encore engagé. Qu'il l'ait été par l'intermédiaire de pratiques figuratives ou simplement théoriques, il produisait en tout cas des attitudes, des discours, des événements qui montraient à l'évidence qu'il se pensait le garant d'une certaine conscience en regard de l'époque. Vers la moitié des années 80 quelque chose bascule en accordant au registre d'une immaturité que revendiquent de jeunes, de très jeunes artistes, un intérêt primordial. Chacun y va alors de sa petite célébration intime, de son récit amusant en privilégiant tout ce qui est subjectif. Dans un premier temps, ces nouvelles attitudes m'ont inquiétée, dans la mesure où j'y ai vu la perte d'une certaine visibilité de la création dans l'espace collectif. Aujourd'hui, c'est différent, il me semble être parvenu à une étape de ma vie où confusément je sais que l'art ne dit ni la vérité ni le mensonge, mais qu'il produit un travail de défrichage permettant l'expression de divers courants de pensée et d'imaginaire.

A.T. - Croyez-vous, cependant, que le rôle de l'art consiste encore à nous faire comprendre dans quelle société nous sommes ?

I. C. M. - Ma réponse va probablement sembler paradoxale en regard de ce qui a été dit précédemment, je pense que oui. Lorsque Jeff Koons réalise sur un mode gigantesque un cochon-tirelire, il ne fait pas autre chose que nous envoyer des informations sur l'état de la société qui rend possible la réalisation de cette pièce et surtout qui en valide l'émergence. On ne peut pas faire de la peinture à l'aube de ce siècle sans se demander quelle peut-être la signification de l'art, quelle peut-être encore la signification du tableau. L'arrivée des nouvelles technologies, la mise en place des réseaux, l'accélération de la diffusion des informations nous oblige à interroger l'activité de création. Est-ce que la peinture a encore un sens ? J'ai l'impression que mon matériau en transit qui donne aux formes une instabilité toute relative dans la durée - dans la mesure où le tableau terminé, les gammes de couleur continuent à se modifier - est en accord avec l'époque.

A.T. - Choisir la peinture, est-ce une forme d'espoir ?

I. C. M. - Pas tout à fait, dans la mesure où c'est une activité également désespérée. S'il y a message il se trouve dans l'acte de jubilation.

A.T. - A votre avis, auriez-vous pu utiliser les gammes chromatiques qui sont actuellement les vôtres, il y a seulement une quinzaine d'années ?

I. C. M. - Je me souviens qu'en voyant pour la première fois des œuvres réalisées à l'aide de la shellac, vous avez utilisé le terme de "couleurs improbables". Ces couleurs, dont on chercherait en vain les correspondances dans le paysage naturel, sont l'expression de l'artificialité du paysage urbain. Ce sont des couleurs froides, puisées dans le répertoire des images médiatiques qui quotidiennement sollicitent notre regard. Pour être plus précise, je ferai allusion aux " flyers ", ces prospectus de couleurs violentes que l'on distribue à chaque coin de rue à New York, qui tombent sur le sol, se soulèvent sous l'impulsion du vent et flottent bizarrement autour des passants. Je crois que ces flyers ont marqué davantage mon regard que je ne saurais le dire. Avec leurs couleurs légèrement irritantes pour le regard, ils me semblent être l'expression du nouveau paysage virtuel tellement familier à une nouvelle génération d'artistes. Je n'utilise pas ces couleurs pour me rapprocher d'une génération qui n'est pas la mienne, mais bien pour faire entrer la peinture dans un nouveau territoire qui déréalise les formes, de manière à ce qu'elles apparaissent comme le commentaire d'une esthétique des nouveaux modes de communication ou finalement des mélanges entre les genres s'opèrent.

A.T. - Qu'entendez-vous par "mélange" ? Faut-il entendre "hybridation" ?

I. C. M. - Tout à fait. Tout ce qui relève du métissage, de l'hybridation m'intéresse à la manière de nouveaux codes mettant un terme à cette recherche de pureté culturelle qui a conduit notre histoire occidentale à des solutions fatales. J'ai pas mal voyagé depuis la fin de mes études, et de ces expériences menées aux quatre coins du monde, j'ai retiré la certitude que les codes par lesquels nous pensons le monde, nous imaginons les relations de l'homme à l'univers doivent s'interpénétrer non pour donner un système ultime porteur d'une nouvelle vérité, mais pour nous faire comprendre que la vérité est nulle part et partout à la fois. La peinture me permet d'être dans le mouvement des choses, de ressentir la dualité des grands systèmes, de vivre un certain nombre de contradictions en éprouvant la nécessité de ces tensions.

A.T. - Avez-vous le sentiment de conduire une recherche essentiellement expérimentale ?

I. C. M. - Plus du tout. En 1999, à l'occasion de mon exposition personnelle au Musée des Beaux-Arts de Tours, Robert Fleck écrivait que je réinventais un "concept expérimental du tableau", à l'époque c'était parfaitement justifié, car cette série d'œuvres apparaissait comme un moment particulier de ma recherche pouvant conduire à autre chose. En fait, je n'ai fait qu'approfondir mes premiers résultats. Je ne dirais pas actuellement que je me déplace à travers une technique, mais en cette technique de ici en ici.

A.T. - Dans un de vos très beaux cahiers de notations, où dessins et textes se côtoient dans un entremêlement de deux espaces, j'ai lu le terme d'"images disjonctives", qu'entendez-vous par là ?

I. C. M. - C'est ce passage d'un état à l'autre que connaît l'image, lorsque, non encore fixée dans une matière qui a gardé quelque liquidité, elle s'apprête à quitter une forme au profit d'une autre. Dans ces instants décisifs, j'ai l'impression qu'un court-circuit va se produire, qu'une réaction chimique non prévisible va soudain donner un nouveau statut à l'image, dans la mesure où celle-ci ne mime pas un dehors, mais exprime ses ébranlements, ses élans, ses spasmes, ses retombées.

A.T. - Dans cette volonté qui est la vôtre de ne pas laisser la matière en sommeil, trouve-t-on ce goût pour les procédures alchimiques consubstantiel à certaines recherches picturales, dont celle de Sigmar Polke, par exemple ?

I. C. M. - Je crois ne pas partager le même territoire expérimental que cet artiste dont j'apprécie par ailleurs énormément le travail. Il y a chez Polke une froideur critique, un désir d'en découdre avec la peinture à partir d'une écriture de la représentation qui me sont totalement étrangers. Par contre, l'intérêt pour les manipulations alchimiques, pour des combinatoires qui suggèrent qu'il y a un secret des matériaux est au cœur de mon travail.

A.T. - Il me semble à vous écouter que vous élaborez sans cesse, que vous remodelez même une problématique, c'est-à-dire un ensemble de critères d'appréciations, de jugements sur la matière, les formes, l'espace du pictural qui instaure un nomadisme volontaire des signes et des articulations du sens. En quoi cette mobilité est essentielle pour guider votre pensée ?

I. C. M. - Les systèmes qui affirment me semblent toujours réducteurs. J'ai un intérêt évident, dont j'ai déjà parlé à propos de mes séjours en Asie, pour les actions rituelles dont le mobile est d'associer une évocation matérielle de notre être physique à un rapport mental au monde. Cela m'a aidée à utiliser les matériaux dans un corps à corps, à penser les formes au-delà de certains clivages séparant les vocabulaires, au nom par exemple d'une opposition entre figuration et abstraction. J'ai fréquemment la tentation d'associer dans ma peinture des éléments d'ordre contradictoire pour vérifier s'il y a des réconciliations possibles ou, dans le cas contraire, pour profiter de certains antagonismes et interpréter les énergies ainsi libérées. J'utilise parfois une formule qui contient cette tension entre deux termes en parlant de "systèmes désétablis". C'est une formule qui peut paraître bizarre mais qui exprime bien le sentiment que me procurent les données les plus disparates du monde. Je constate avec le temps que mes formes cherchent moins la fixité des figures que la fluidité de quelque chose qui serait volatile. Les télescopages de pigments, les mélanges de contours, me semblent pouvoir traduire l'instabilité, la modification des choses qui nous entourent. C'est pourquoi faire apparaître quelque chose sur la toile passe par un conflit entre la tentation de l'ordre, de la structure organisée, et l'attirance pour ce qui en déstabilise les effets. Une fois terminé, le tableau m'apparaît comme la somme des captures, et des violences qui ont eu lieu. Chaque jour, dans le travail il y a une quantité de décisions à prendre qui donne sa chance à l'aléatoire. Parfois je me dis que cette réorientation rapide des moyens me place dans le rôle du guetteur. Des choses denses et dispersées passent, des signes se tracent un chemin et, peu à peu, se constitue cette chose bizarre, ce parcours labyrinthique, instable et plein de surprises, d'une œuvre à faire.

Paris, 2001
Extraits du catalogue de l’exposition

 

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Entretien avec Isabelle Champion Métadier par Anne Tronche