"Max Beckmann, un peintre dans l'histoire", Centre Pompidou, Paris-3e. Informations sur Internet : www.centrepompidou.fr. Du mercredi au lundi de 11 heures à 21 heures, le jeudi jusqu'à 23 heures. Entrée : 8,5 €. Jusqu'au 6 janvier.
Le site de l’exposition

Max Beckmann est l'un des peintres essentiels du XXe siècle. L'un des plus profonds et l'un des plus inventifs. Il est aussi, de toute évidence, le plus grand artiste allemand de la première moitié de ce siècle. Et on ne le sait pas en France, où il n'avait été jamais montré convenablement. Voilà. C'est aussi simple que cela.

Non moins simple est la définition de sa peinture : la projection sur la toile, par des moyens sans cesse renouvelés, de ses observations et jugements sur ses semblables et le monde. Ces moyens sont exclusivement picturaux : lignes, couleurs, espaces, volumes, figures, objets, symboles. Ils engendrent des œuvres alternativement d'une extrême clarté et d'une extrême complexité. Certaines semblent se donner dès le premier regard : nus, paysages, natures mortes. Il faut du temps pour s'apercevoir qu'elles sont bien moins limpides qu'il n'y paraît, aussi troubles, aussi inquiétantes que ses autoportraits et portraits. D'autres se refusent à l'interprétation immédiate : surfaces brisées, récits entrecroisés, fables elliptiques. Leur étrangeté et leur chaos sont à l'image de ce que Beckmann vit et voit - une civilisation désespérément malade.

Sa vie ? Il est né à Leipzig en 1884. Il est mort à New York en 1950. Il a vécu de préférence dans les grandes villes : Berlin, Francfort, Paris, Amsterdam, Saint Louis, New York. Il a traversé les belles dernières années de l'Empire allemand, la première guerre mondiale, la République de Weimar. Il s'est réfugié aux Pays-Bas en 1937, aussitôt après avoir entendu à la radio le discours de Hitler contre l'art "dégénéré". Après 1945, il a refusé de revenir en Allemagne et émigré en 1947 à Saint Louis, où il est devenu professeur à l'université Washington, avant de l'être à Brooklyn.

Il a beaucoup voyagé : en France et en Italie comme étudiant, puis comme amateur de musées et de bords de mer ; en Russie et en Belgique, en 1914, comme infirmier. Dans ses dernières années, en dépit de la faiblesse cardiaque qui l'a tué, il a visité les Etats-Unis. Toujours la même volonté têtue de voir de ses propres yeux pour dessiner - sur le moment - et peindre - plus tard, quand la mémoire et la réflexion ont accompli leur travail de transformation.

Son programme est bref. En 1917, il tient en trois formules : "Etre un enfant de son temps. Naturalisme contre son propre Moi. Objectivité des visions intérieures.""Objectivité transcendentale", écrit-il un peu plus tard. Objectivité, parce que Beckmann, qui n'a rien de commun avec le surréalisme, n'a de sujets que ceux qu'il rencontre dans les rues, les maisons, les journaux. Le fantastique ne l'intéresse pas, l'expressionnisme sentimental l'agace.

Symétriquement, il refuse le réalisme immédiat, les représentations supposées exactes parce que ressemblantes. Chaque peinture doit être la transcription condensée, durcie, cryptée même, de la réalité. Pas plus que Picasso, il ne s'embarrasse de la vérité extérieure : il faut aller au-delà, jusqu'à l'essentiel des formes et du sens. Donc, la peinture doit être "transcendantale". Elle doit parler une autre langue, plus dense et plus subtile, que celle de la description : celle de la fable. Le livre de Flaubert que Beckmann préférait était donc La Tentation de saint Antoine, et il avait "pour idole" Mozart.

Il y a du Don Giovanni et de la Flûte enchantée dans son œuvre, les mêmes figures emblématiques, la même variété des expressions, un égal génie de l'orchestration des motifs et des échos. Ses figures féminines tiennent tantôt de Dona Elvira - jeunes, belles, tentantes, tentées -, tantôt de la Reine de la nuit - masquées de noir, furieuses, vengeresses. Du côté des hommes, Papageno, Leporello et Monostatos l'emportent. Beckmann peint peu de princes amoureux et aucun Sarastro sauveur, car, s'il croit à la faute, il ne croit ni au pardon ni à la rédemption. Des Leporello : acrobates, joueurs, un peu bouffons, un peu nigauds, ils grimpent dans des dirigeables en forme de courge, ils se baignent dans des vagues à l'apparence de tapis, ils se griment en messieurs sérieux. Des démons : ils brandissent des épées, ils ricanent de toutes leurs dents, ils s'habillent de noir, ils tuent. Beckmann lui-même se déguise en clown, en trapéziste, en funambule : autant de symboles de la condition de l'artiste dans une société qui ne juge que d'après l'argent et les apparences qu'il paie.

Ces conceptions ont été les siennes dès ses débuts, vers 1905. Absurdement, l'exposition exclut les œuvres antérieures à 1914, ce qui prive le visiteur du Déluge, de la Bataille, du Naufrage du Titanic, autant de tableaux dans lesquels Beckmann, tout en s'extrayant de la tradition de Titien et Rembrandt, du symbolisme à la Böcklin et de la mythologie antique, formule le principe de l'"objectivité transcendantale". Il se guide alors d'après le premier Cézanne, celui d'avant l'impressionnisme, le plus violent, le plus érotique. Ce préambule aurait été nécessaire. Il aurait permis de mieux mesurer l'immense métamorphose qui s'accomplit pendant la guerre et dont l'incroyable Nuit de 1918 est la déclaration péremptoire.

Les formes, autrefois fluides et mouvantes, se sont cristallisées selon des arêtes, des pans coupés, des lignes en dents de scie. Les couleurs, au lieu de se fondre, s'affrontent. Le geste n'est plus ample et lyrique, mais court, sec, précis - ce qui n'interdit pas les déformations, les ruptures d'échelle, les signes abrégés. La Nuit est une allégorie froide de la guerre civile en Allemagne, de la révolution d'Octobre et, plus généralement, du grand plaisir que l'homme éprouve à torturer et violenter.

A l'autre extrémité de l'exposition, La Ville de 1950 est une allégorie déchaînée du monde des affaires et du spectacle, de l'asser- vissement et du pouvoir. La manière a changé. La peinture est devenue plus souple, les lignes ondulent, l'espace est compartimenté de manière non réaliste, les symboles s'accumulent. Au premier plan, un singe se regarde dans un miroir. A côté de lui, un roi nu montre son cul au public et un autre singe, bleuâtre, porte une lettre à "Mr Beckmann, USA". L'effroyable et le grotesque se mélangent.

Entre-temps, il y a eu les œuvres des années 1920, mascarades ironiques et merveilleux paysages urbains ; les nus de 1929 et 1930, que l'on aimerait voir accrochés à côté des Picasso de la même époque ; le premier triptyque mythologique appelé Départ, achevé en 1933, et les derniers, Le Commencement et Les Argonautes, fables morales. Entre-temps ont surgi des poissons volants et des oiseaux meurtriers, créatures légendaires. En trente ans, Bekcmann a accompli une œuvre déconcertante et parfaitement cohérente, hors mode et terriblement contemporaine, tragique et comique, philosophique et farcesque. On n'est pas près d'en avoir épuisé la puissance.

Peu de dessins, mais de belles estampes
Assez peu fournie en dessins - lacune regrettable étant donnée la splendeur des aquarelles et des gouaches de Beckmann -, l'exposition rend un plus juste hommage à ses estampes. Après une première salle consacrée aux féroces images de la Grande Guerre, trois autres révèlent les lithographies de L'Enfer (1919) et du Voyage à Berlin (1922) et les pointes sèches de La Foire (1921). Chaque portfolio contient une dizaine de planches qui se répondent et s'éclairent mutuellement. Ces trois suites sont capitales dans l'œuvre : parce que Beckmann y démontre son sens de l'ellipse graphique, évidemment, et parce qu'elles fonctionnent comme de véritables laboratoires et répertoires d'idées, de figures et de symboles qui se retrouvent dans les peintures de cette période - et réapparaissent parfois bien plus tard. Chacune de ces suites s'ouvre du reste sur un autoportrait, ce qui rend plus manifeste encore leur poids d'autobiographie.

• Philippe Dagen Le Monde du 13.09.02

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