"En ce qui concerne le film, l'analyse qu'on peut en faire seule fait foi. L'analyse toujours en même temps finie et infinie. Elle n'a pour elle, en un sens, que l'endurance de sa lecture, comme l'indiquait Barthes au début de S /Z : "Il n'y a pas d'autre preuve d'une lecture que la qualité et l'endurance de sa systématique " (Raymond Bellour).

 

L'ouvrage résulte de la journée d'études "Deleuze et l'image" tenue à la Sorbonne le samedi 2 décembre 2006. Les communications sont brèves. Vingt contributions pour moins de 200 pages, soit neuf pages en moyenne par texte en comptant une page supplémentaire pour les notes fournies qui les accompagne. Cette brièveté a pour intérêt majeur de déterminer rapidement l'enjeu, une narration sensible du rapport de l'auteur avec Gilles Deleuze comme homme ou philosophe ou l'exploration d'un concept pris dans ses écrits.

Les contributions font l'objet de deux parties : La philosophie à l'épreuve du cinéma ou comment les critiques, professeurs de cinéma ou cinéastes se sont emparés de la pensée de Deleuze et Le cinéma à l'épreuve de la philosophie, l'importance pour la philosophie de la pensée sur le cinéma de Deleuze.

 

Dans Aimer/ Mette en résonance, Jean-Michel Frodon rappelle l'importance du cinéma dans la vie de Deleuze, cinéphile fréquentant les salles, avant de l'être pour sa pensée. Les rédacteurs des Cahiers sont du côté du marxisme, de la psychanalyse lacanienne et de la sémiologie et c'est grâce à la connivence avec Jean Narboni, alors enseignant à l'université de Paris VIII comme Deleuze, que les routes se rejoignent.

Jean-Michel Frodon fait sien le jugement de Serge Toubiana qui écrit dans le dossier que les Cahiers du cinéma consacrent à Deleuze à sa mort en 1995 qu'il a été "le seul grand penseur de notre temps à vraiment aimer le cinéma". Il a su faire usage d'un savoir sur le cinéma et d'un affect en faveur du cinéma, en trouvant comment les agencer ensemble. Même posture critique que les Cahiers même si la finalité et les outils ne sont pas les mêmes. Regret de l'impossibilité de faire dialoguer Godard et Deleuze alors que pour l'un et l'autre le cinéma est une forme qui pense.

Plus contestable sans doute l'affirmation que la posture d'engagement amoureux s'appuie sur un Corpus cahiers (Bazin, les Jeunes Turcs, Douchet , Comolli, Bonitzer, Daney, Toubiana, Bergala). On trouvera aussi un peu court de résumer l'apport de Deleuze à des enjeux un peu vague : "Les enjeux de construction du rapport au réel à travers les procédures spécifiques du cinéma comme technique, comme économie et comme geste artistique" ainsi que la méfiance envers les sciences sociales qui transparaît dans l'affirmation que Deleuze aurait défendu la "spécificité de l'art par rapport à d'autres dispositifs d'énoncé avec le refus d'un discours dominant, d'un abus de pouvoir tel que les pratique, l'histoire, la sociologie ou l'économie.

Jean-Michel Frodon reconnaît dans la fougue classificatrice de Deleuze la manifestation d'un authentique courage de penser mais pour s'en méfier aussitôt : "le glossaire qui figure à la fin de l'image-mouvement n'est pas une table de Mendeleiev des éléments cinématographiques. Certaines des notions sont ensuite reprises et dépassées". Ce qui est bien sûr exact. Mais justement parce que la formation des concepts demande sans doute à être précisée et augmentée, on n'adhérera pas à la conclusion de Jean-Michel Frodon pour qui "Faire des classements de Deleuze une boite à outil, une sorte de kit prêt à l'emploi pour analyser et classer les films est un contresens dont le ridicule n'a pas découragé bien des exégètes pressés".

Cette pique vise vraisemblablement les professeurs d'université auxquels Jean-Michel Frodon oppose le critique de cinéma qui, comme le faisait aussi Deleuze, prône l'aventure de la pensée, défend le parti pris de l'impureté et les constructions à partir de dispositifs non hiérarchisés. Ce qui rapproche les Cahiers et Deleuze pour Jean-Michel Frodon, c'est la démarche critique fondée sur le goût, sur l'amour comme moteur de la pensée. Il n'est pourtant pas certain que cela soit mis en œuvre pour "déjouer la hiérarchie de la qualité". Certes "la consécration culturelle" était un objectif étranger à Deleuze mais pas la distinction entre films qui permettait de penser les concepts et la masse des autres.

 

Dans Du côté des noms, Jean Narboni exprime son admiration de toujours pour un philosophe qui admirait Godard. Dans ses livres, il admire son goût sans défaillance dont témoigne l'index des cinéastes en fin d'ouvrage. Narboni dès ses premières rencontres avec Deleuze à Paris VIII alors à Vincennes parlait moins de concept qu'il partageait les goûts du philosophe sur des noms, JLG et JMS surtout pour citer un article d'alors de Bonitzer ou leur enthousiasme commun pour le dramaturge cinéaste Carmelo Bene. A la fin des années 70, Narboni n'avait guère ressenti d'intérêt pour L'anti-Oedipe notant seulement avec agacement l'ajout par ses étudiants du mot "machine" devant n'importe quel terme (désir, pouvoir) ou des mots flux et devenir, le mimétisme pénible de la folie, le refus de "faire le point" puisqu'il fallait suivre la "ligne", leur préférence pour le rhizome sur l'arbre, le milieu sur le début et la fin.

Jean Narboni parce qu'il avait des cours en même temps que ceux que donnait Deleuze entre 1981 et 1985 et qui constituèrent la matrice de l'image-mouvement et l'image-temps n'a jamais pu y assister. Il obtient un premier texte de Deleuze pour les cahiers sur Six fois deux texte sous la forme d'un entretien après refus d'interview. L'article s'intitulait "Trois questions sur six fois deux" et en comportait quatre...

 

Dans Gilles Deleuze et nous, dialogue entre Pascal Bonitzer et André Téchiné, Bonitzer déclare que Deleuze l'a aidé, via l'image-pulsion, à mieux aimer Bunuel. Techiné confirme l'importance de ce concept qui donne au courant naturaliste un sens très différent de celui que l'on applique d'habitude à ce mot. Il y a beaucoup pensé pour la définition des personnages de la mère et de la sœur dans Ma saison préférée avec leur ressentiment, les reproches continuels, le poids qu'elles font porter de responsabilité et de honte sur le personnage de Daniel Auteuil. Les cinéastes se disent également influencés par l'analyse de Deleuze sur le néo-réalisme : la rupture des liens sensori-moteurs avec un personnage dépassé par ce qui lui arrive et qui permet de produire une image-temps directe.

Si Téchiné et Bonitzer sont très sensibles à d'autres développements comme ceux des images-indices chez Lubitsch ou Hitchcock, la valeur d'usage de ces concepts est faible dans leurs films où, jamais, ils ne pensent à trouver ou mettre en scène expressément une séquence qui appellerait ce type d'images.

Lecteur très attentif de Deleuze, Téchiné soutient que celui-ci prend en compte les textes de Bazin mais crée des concepts qui n'ont que peu à voir avec ce que défendait le critique notamment dans le néo-ralisme. André Téchiné conclut sur l'importance du philosophe pour l'acte de création dans d'autres ouvrages et surtout Proust et les signes et Nietzsche et la philosophie.

 

Alain Bergala dans Stratégie critique, tactique pédagogique revient sur sa première rencontre avec Deleuze, l'écriture de la préface au livre de Serge Daney. Dans cette préface, Deleuze définissait ce que peut être la fonction du critique. Celle-ci existe pour des films qui ont un supplément qui induit une sorte de décalage entre le film et son public, qui en fait une œuvre dont les "bons spectateurs" sont encore à venir. Ce supplément réside pour Deleuze dans la fonction esthétique et poétique du film, précaire mais isolable dans certains cas et sous certaines conditions : un peu d'art et de pensée. Pour la pédagogie de la création que Bergala tente de mettre en œuvre à la Femis ou Paris III, Proust et les signes, Logique de la sensation et Kafka pour une littérature mineure sont plus importants que L'image-mouvement et L'image-temps. Les significations explicites et intentionnelles ne sont jamais profondes et n'ont pas le même pouvoir d'ébranlement que ce qui vient des signes. Seul est profond, le sens tel qu'il est enveloppé, protégé et impliqué dans un signe exterieur. On rencontre d'abord les signe avec leur effet d'opacité et de sidération et c'est seulement après cette rencontre que la pensée peut entrer en jeu, suscitée par cette énigme des signes.

Alain Bergala explique aussi que comme enseignant, il est exposé à la séduction de la pensée de Deleuze. Comment faire lorsqu'un candidat au master se présente sans avoir lu Deleuze alors que son sujet a été pensé par le philosophe ? Faut-il lui imposer de le lire dans l'année au risque de l'exposer à la fascination pour cette pensée qui le fera passer à côté d'une approche personnelle et sensible de son sujet ?

 

Dans La pensée-image/L'image-pensée, François Dosse soutient que l'intérêt philosophique de Deleuze tient au constat de l'automatisme de l'image cinématographique qui s'apparente au fonctionnement de la pensée. Le cinéma est alors un moyen expérimental pour répondre à la question qu'est-ce que penser ? Pour Epsein aussi le cinéma pouvait produire un nouveau mode de pensée, capable de changer notre rapport au monde par un accès direct au temps. Sa réflexion sur l'automatisme de la caméra sera prolongée par Bazin. François dosse évoque Jean-Pierre Changeux, la structure du cerveau le chapitre Penser par le corps, penser par le cerveau, l'image cristal, l'enseignement sur Foucault, les thèses de Bergson. L'échec du cinéma moderne à prévoir la montée du nazisme et l'extermination des juifs sera contrebalancer par sa possibilité d'expérimenter.

 

Dans Image-mouvement / Image-temps : une coupure ? Jean-Louis Leutrat s'interroge sur la validité de cette césure entre les deux volumes de la réflexion de Deleuze avec le cinéma autour de la seconde guerre mondiale et du néoréalisme. Jacques Rancière a soulevé l'hétérogénéité des deux causes, l'une historique (la seconde guerre) et l'autre interne au régime des images (la rupture des liens sensori-moteurs). Deleuze à élargi lui-même la faille entre les deux régimes d'images la datant de 1948 pour l'Italie, vers 1958 pour la France et 1968 pour l'Allemagne

Pour Jean-Louis Leutrat le premier volume est certes fait d'oppositions entre deux pôles mais ce sont des alternatives la totalité du volume étant une suite d'enchaînements et de passages. Le deuxième volume est lui fait d'une succession d'exemples de l'image-temps directe et de ses composants, principalement l'image cristal, basés sur des ruptures de causalité. L'expérimentation de cette image n'est pas historique, elle est philosophique, scientifique ou artistique.

La rupture se produit ainsi tout au long de l'histoire du cinéma. Elle n'est pas une cause externe. L'image-temps est déjà présente dans les films muets d'Ozu. Mais à un moment, qui peut être variable, l'histoire rend possible cette expérimentation à grande échelle, elle la rend visible.

 

Dans Une pensée du cerveau, Raymond Bellour s'appuie sur deux entretiens donnés par Deleuze après la publication de l'image-temps, l'un à la revue Cinéma en décembre 85 (repris dans Pourparlers) l'autre aux Cahiers du Cinéma en février 86 (repris dans Deux régimes de fous).

Dans ces textes, Deleuze exprimait sa confiance dans les avancés de la neurobiologie pour trouver sur quoi fonder la valeur des films. "Le cerveau c'est l'écran" avait dit Deleuze et les recherches récentes semblaient pouvoir apporter des prolongements au chapitre "cinéma, corps et cerveau, pensée" de l'image-temps. Raymond Bellour examine ces avancées mais conclut sur le fait que les neuro-biologistes insistent sur le fait que chaque cerveau est singulier, individué comme l'est d'autre façon toute œuvre d'art.

Et Bellour de conclure que l'on ne peut évaluer un bon film de cinéma que comme le fit Deleuze dans ses livres, par la capacité que ces films lui donnent de les penser philosophiquement, de produire par eux des concepts. Mais aussi bien, insiste Bellour, par la possibilité qu'ils permettent de véritables analyses de détail à des niveaux encore trop peu entrevus, en vue de ce que qu'on peut appeler leur inconscient moléculaire… En ce qui concerne le film, l'analyse qu'on peut en faire seule fait foi. L'analyse toujours en même temps finie et infinie. Elle n'a pour elle, en un sens, que l'endurance de sa lecture, comme l'indiquait Barthes au début de S /Z : "Il n'y a pas d'autre preuve d'une lecture que la qualité et l'endurance de sa systématique".

 

Les textes de Deleuze sur le cinéma :

Autres textes de l'ouvrage :

 

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Gilles Deleuze et les images
Sous la direction de François Dosse et Jean-Michel Frodon. Collection Essais. 288 pages au format : 16, 5 x 23, 5 cm. 32 €
2008
F. Dosse et J.-M. Frodon