Editeur : Arte vidéo. Janvier 2008. Durée DVD : 2h17. Durée film : 1h58. Dolby SR.

Suppléments :

  • Entretien avec Tsai Ming-liang - 14 min
  • Bande annonce de La saveur de la pasteque et I don't want to sleep alone

Un homme allongé sur un lit, immobile pendant que sa radio diffuse un air d'opéra. Nous sommes à Kuala Lumpur capitale de la Malaisie. Hsiao-kang, un chinois sans le sou participe à une animation de rue où un charlatan promet aux plus pauvres et aux plus naïfs un numéro porte-bonheur qui leur donnera la fortune. Hsiao-kang s'attarde et n'ayant pas l'argent pour acheter le numéro porte-bonheur se fait tabasser dans une impasse. Ses agresseurs lui prennent tout ce qu'il a et le laissent pour mort.

I don't want to sleep alone est un film à clé et, comme celle-ci n'est donnée que dans le générique, le spectateur se doit de revoir le film en DVD pour en apprécier toutes les potentialités.

Le générique de fin indique que le "homless guy" et le "paralysed guy" sont joués par le même acteur. Certes Lee Kang-sheng a joué dans sept autres films de Tsai Ming-liang : La Saveur de la pastèque (2005) Goodbye, Dragon Inn (2004), Et là-bas, quelle heure est-il ? (2001), The hole (1999), Les rebelles du dieu neon (1998), La rivière (1997) et Vive l'amour (1995). Il est cependant ici assez difficile d'identifier que le garçon paralysé aux cheveux très courts et le sans-abri aux cheveux longs sont joués par le même acteur. Et pourtant, une fois cette clé donnée, il est facile de vérifier que le sans-abri est une projection mentale du paralysé. Celui-ci s'invente une histoire d'amour avec sa jeune infirmière et avec le Malais qui recueille sa projection de lui-même en sans-abri ; Malais qui est également un avatar de lui-même.

 

Un film à clé

Le premier plan du film cadre le jeune paralysé dans sa chambre écoutant un air d'opéra. Le plan dure longtemps captant la variation de la lumière due à l'éclaircie d'un nuage et ne semble ne pas vouloir cesser. La rupture offerte par le second plan est brutale mais celui-ci est tout aussi statique. Au premier plan, une jeune femme brune qui attend immobile devant l'étal d'un vendeur de pâtes en train de préparer sa friture. Rien ne se passe jusqu'à ce que, dans le fond du plan, surgisse le sans-abri qui s'arrête lui aussi sans rien faire derrière la jeune femme. Une complicité naît certes là entre eux que l'on retrouvera lors de leur rencontre suivante, bien plus tard, alors que Hsiao-kang aura été soigné par le Malais et qu'il consacrera sa première sortie à manger des pâtes. Cette fois là, ce sera Chyi qui regardera fixement Hsiao-kang.

Plans 1 et 2 : Hsiao-kang, paralysé, sort de son corps (voir : commencer)

Si l'on admet que toute l'histoire est une projection mentale, ces séquences deviennent plus cohérentes. Le paralysé semble avoir du mal à faire démarrer son histoire. Chyi ne l'inspire qu'à moitié et il doit se décider à se mettre lui-même en scène pour avancer dans son histoire. La mésaventure du sans-abri tabassé à mort est probablement assez proche de ce qu'il a dû subir lui-même mais c'est surtout son état présent qu'il transpose.

Le premier désir du paralysé est probablement de manger normalement. Le petit sac de liquide vert que le Malais lui pose de façon burlesque sur la tête pour le rafraîchir puis qu'il jette loin de lui avant de se raviser pour l'ingurgiter à l'aide d'une paille, est une transposition de la nourriture qu'il est obligé d'ingurgiter à l'aide de tuyaux en plastiques. Lorsque Chyi le nettoiera, on verra clairement l'extrémité verte du tube d'alimentation posé sur le drap.

De même, le petit sac rouge qui pend à la fenêtre évoque le liquide rouge que son infirmière prépare pour sa toilette buccale.

A la fin du film, un plan isole le sac d'urine fixé au lit. Dans le plan suivant, ce sera le Malais armé de la boite de conserve qui sera affublé d'un masque de fortune fait d'un sac plastique jaune reprenant, en plus grand, la forme du sac d'urine. Tous les plastiques qui s'accumulent autour de son corps pour le protéger de la fumée sont toujours une transposition des accessoires médicaux nécessaires à sa survie.

Cette situation d'assisté par des tuyaux d'alimentation, le paralysé la transpose également dans toutes les séquences facilement identifiables comme des rêves sur la mare que l'employé malais est supposé pomper. Etrange plan en effet que celui où il s'en va le matin surgissant d'une barrière de tôles et remettant en place dans la rigole un tuyau bleu. C'est ce même tuyau bleu que l'on verra dans le plan suivant remonter de la mare dans l'immeuble délabré. Cet espace de l'immeuble qui domine la ville n'est jamais clairement connecté à la maison du Malais. C'est un pur espace mental.


Le matelas sur lequel repose le paralysé est, bien sûr, le premier élément auquel il est sensible. Il entend la publicité à la radio qu'écoute sa sœur et certainement qu'il aimerait que l'on lui change son matelas ou du moins qu'on lui lave.

Mais plus probablement encore, même dans son imaginaire, il ne peut se séparer de lui pour voyager. La première rencontre avec le matelas est chorégraphiée comme un ballet, mécanique extrêmement précise qui amorce la fiction du paralysé. Ensuite lorsqu'il en aura assez de la petite chambre du Malais, il le déménagera avec lui de sa maison dans la petite rue pour atteindre l'espace intérieur figuré par le chantier où le Malais pompe de l'eau et, enfin, il déménagera le matelas avec Chyi dans son petit cagibi avant de le voir, au dernier plan, flotter à nouveau dans l'espace imaginaire du lac du chantier.

Corps souffrant, nourriture, matelas, toutes ces sensations sont submergées par le désir sexuel qui travaille le paralysé. Lorsque son infirmière masse langoureusement sa patronne qui semble être la sœur du paralysé, on distingue clairement, à l'arrière plan, le regard tendu de celui-ci. Le doute que l'on pouvait avoir jusque là sur son état de conscience n'est alors plus permis. Ce que viendra prouver l'avant-dernier plan, cadrant longuement son regard halluciné, avant que le dernier plan somptueux ne cadre son désir magnifié : flotter entre ses deux amants imaginaires sur le matelas au milieu du lac.

les deux derniers plans

 


Un film à la beauté calme, sublime et pathétique

L'interprétation ci-dessus n'empêche pas d'apprécier le film à sa première vision dont on retire surtout la révolte face aux amours de la jeunesse empêchés par la modernité : le plastique, la fumée, le consumérisme. Au-delà des difficultés et des différences, les trois jeunes gens semblent réaliser une communauté de douceur et de sensualité ne serait-ce que sur un matelas aussi léger qu'un papillon qui flotterait sur l'eau.

Forme apaisée d'une sexualité exacerbée à partir de la séance de masturbation que la sœur impose à Chyi et dont on ne sait là si elle est réelle ou non. A partir de là vont se succéder trois scènes clairement sexuelles. Hsiao-kang masturbant la patronne de Chyi puis, une fois le matelas transposé dans l'espace imaginaire de l'immeuble, la séance du Malais et de Hsiao Kang reposant tous deux sur le matelas protégé par la moustiquaire.

On sait que la censure a interdit à Tsai Ming-liang les scènes d'amour homosexuel mais il n'est pas difficile de voir dans l'image du papillon se posant sur l'épaule de Hsiao-kang alors que le Malais est juste derrière lui une métaphore romanesque d'une scène d'amour. La fumée provenant de l'incendie en Indonésie commence là à envahir l'écran. Cet incendie offre aussi des perspectives d'interprétation politique sur lesquelles nous reviendrons. Mais, il génère aussi chez le paralysé, qui a entendu l'information à la radio, une solution expliquant son échec pathétique à concrétiser sa jouissance physique. C'est en effet bientôt Chyi qui vient sur le matelas pour une troisième séquence amoureuse. Le désir est là à son comble mais gêné par l'assistance alimentaire du malade. D'où, probablement, cette étrange scène du liquide bu dans la boite métallique et reversé dans la bouche de Chyi avant les baisers. Car si la fumée gêne l'acte amoureux, on entend aussi très distinctement les bruits de ré-ingurgitation et rots du malade.

Cet échec amoureux pourrait conduire le malade au suicide mental, d'où l'intrusion du Malais avec la fameuse boite métallique transformée en arme. Mais, l'échec physique peut aussi, plus calmement conduire à un repli dans un rêve apaisé. D'où le retour du matelas au-dessus de lui dans la petite chambre de Chiy, la disposition lente du couple à trois (le Malais est d'abord caché dans l'ombre) et la magnifique image finale aussi somptueuse dans la sublimation du désir sexuel.

Informé des déclarations du réalisateur on discerne aussi l'intention politique. "HeiYan Quan", le titre original, signifie "yeux cerclés de noir" ou "les yeux au beurre noir". L'expression désigne l'état dans lequel Rawang découvre Hsiao Kang, mais fait aussi allusion à un scandale politique malais. En 1999, le vice-premier ministre réformateur Anwar avait été condamné et emprisonné sous prétexte de sodomie. Pendant son procès, un matelas avait été présenté comme pièce à conviction, et l'accusé était apparu les yeux pochés, conséquence des violences policières.

Cette dimension politique s'incarne dans la difficulté à comprendre que l'on vit ensemble, épreuve que Tsai va faire partager à son spectateur. Tsai relie en effet progressivement la fenêtre ouverte du comateux avec l'activité de Chyi vue au travers de l'autre fenêtre de sa patronne puis enfin avec son "logement de fonction" le petit cagibi, la moitié du grenier dépotoir au-dessus. Tsai Ming-liang cadre d'abord la fenêtre ouverte de la chambre du comateux puis l'activité de Chyi, vue, bien après, au travers de l'autre fenêtre en arrière plan de la première. Enfin, plan aussi simple qu'inattendu, celui distillé vers la fin du film cadrant trois fenêtres. Tsai Ming-liang a cette fois élargi le champ pour révéler, au-dessus des deux premières, celle que l'on n'avait jamais vue, celle donnant sur le "logement de fonction".

Cette révélation d'une unité de lieu est probablement emblématique de la position de Tsai Ming-liang, retournant dans son pays de naissance pour y exposer la même thématique que celle développée à Taiwan plus réceptive à son immense talent. Si Tsai Ming-liang ne croit pas aux frontières, il démontre aussi par l'absurde qu'elles ne protègent pas du mal. L'apocalypse n'a pas de frontière : la Malaisie subit la fumée de l'incendie déclenché dans le pays voisin. Comme grand lieu unificateur, Tsai Ming-liang propose ainsi plutôt le bassin de rétention transformé, le temps d'un rêve, en un lac où se retrouvent les trois jeunes gens. Puissance de l'imaginaire bousculant les lois de la politique.

 

 

 

 

Entretiens avec Tsai Ming-liang

L'interprétation ci-dessus rend bien evidemment impatient le spectateur de savoir si oui ou non ses dires seront confirmés par le réalisateur. Tsai Ming-liang, auquel on ne pose pas directement la question dit toutefois : "Certaines choses sont symboliques, poétiques et philosophiques mais tout est basé sur la réalité".


De retour dans son pays la Malaisie en 1999, Tsai Ming-liang habite Kuala Lumpur pendant une longue anné. Il s'interroge en effet alors sur les films réalisés à Taiwan et sur la polémique nationaliste suscitée par le fait qu'on l'accuse d'avoir lui, un émigré, capté les financements destinés au taïwanais.

Durant cette période, il espère alors un financement américain pour faire un film... sur les immigrés en Malaisie. Le financement espéré n'arrive pas, le projet est mis en sommeil jusqu'au fiancement par le projet New Crone Hope.

Tsai reprend alors son sujet : suite à la crise financière en Asie, les chantiers sont arrêtés. Sans pouvoir repartir, les immigrés n'ont plus de travail, deviennent clandestins et doivent se cacher.

Mais Tsai ne veut pas traiter du seul cas des immigrants et montrer plus généralment les difficultés de l'existence humaine. Lorsque l'on s'enfuit d'une cage pour retomber dans un autre. Lorsque l'on est totalment exploité, sans famille, sans même un lit à soi, sans argent alors on finit par retrouver une certaine liberté.

Certaines choses sont symboliques, poétiques et philosophiques mais tout est basé sur la réalité. Le film pose la question de savoir de quoi l'homme s'embarrasse-t-il de lui-même ? La patronne perdue dans le chantier est une métaphore de l'enfermement en soi. Le personnage paralysé montre bien qu'il est enfermé dans son corps. La maladie nous avertis que nous sommes prisonniers de nos corps qui sont fragiles.

La prise de vue de la scène de masturbation dure sept minutes. Je voudrais dire que sur le tournage j'ai utilisé un miroir et tout ce qui s'est passé est reflété par ce miroir. De ce faisant j'avais l'intention de garder de la distance. La scène de masturbation gène les conservateurs qui voudraient que ces choses là n'existent pas. C'est ma position de cinéaste de les montrer avec courage.

Pour conclure, Tsai expose son projet pour le musée du Louvre qu'il tournera en France. Il veut retravailler avec Jean-Pierre Léaud, faire revenir un acteur mort, parcourir les toiles essentielles de l'art occidental....

 

 
présente
 
I don't want to sleep alone de Tsai Ming-liang