Editeur : Montparnasse, mars 2012. Langue : français. 2h08. 20 €. Format 1.66

Supplément :

  • Le film est accompagné d'un livret, comprenant un long entretien entre Frederick Wiseman et Pierre Legendre, où ils évoquent la conception de ce film, la revue Désirs, leur perception de différentes scènes du documentaire... Le livret revient aussi sur les carrières de Philippe Decouflé, d'Ali Mahdavi et de Frederick Wiseman.

Après la "Comédie-Française" et le "Ballet de l'Opéra de Paris", c'est au Crazy Horse que Frederick Wiseman vient poser sa caméra. Dans les coulisses du mythique cabaret, des répétitions aux représentations publiques, il suit le metteur en scène Philippe Decouflé, chargé de signer la revue Désirs pour les 60 ans du lieu, mais aussi le directeur artistique Ali Mahdavi, la directrice générale Andrée Deissenberg, les techniciens, et bien sûr, les artistes qui contribuent à la renommé de l'endroit.

Le Crazy Horse fut fondé en 1951 par Alain Bernardin et inaugura DÉSIRS, son actuel show signé Philippe Decouflé et Ali Mahdavi en septembre 2009. Le plus avant-gardiste des cabarets parisiens dévoile ses charmes sous la forme d'un spectacle intitulé DÉSIRS, dont la mise en scène est signée Philippe Decouflé et la direction artistique Ali Mahdavi. Sur le thème jamais abouti du féminin, DÉSIRS est une succession de nouveaux tableaux étincelants, étonnants, impertinents et glamours. " CHUCHOTEMENTS ", " UPSIDE DOWN ", " ROUGIR DE DÉSIR "… les nouvelles créations allient modernité et esthétisme absolu : lumières " made in Crazy ", effets spéciaux surprenants, costumes précieux et élégants, rythmes de musiques nouvelles… DÉSIRS nous enveloppe tel un songe inoubliable ! Zula Zazou, Jade Or, Psykko Tico ou Nooka Karamel : les danseuses aux noms chimériques, l'élite de la séduction aux corps parfaits et cambrés, entretiennent le mystère de leur incroyable beauté, de leur ineffable grâce. Sur scène, les filles du Crazy, sensuelles, espiègles et évocatrices de la légende, composent les étoiles de ce ciel mythique de la nuit parisienne !

Frederick Wiseman est l'un des plus grands documentaristes américains. Arpenteur des institutions outre atlantique, il s'est démarqué par son style documentaire unique : absence d'interviews, de commentaires offs, de musiques additionnelles...
Il nous immerge ici au cœur de cet univers feutré, à la fois féerique et sensuel.
Le livret d'accompagnement contient un texte du sociologue Pierre Legendre, ainsi qu'un entretien de ce dernier avec Frederick Wiseman :

Pierre Legendre : [...] On entre dans un cabaret célèbre, on voit les coulisses, on sent la ville qui l'entoure… Et comme dans tous vos films, vous maniez la durée, on sent le poids du temps ; le temps est comme un personnage qui représente ce qu'il y a de pesant dans les institutions. On est là dans un certain lieu, comme les abeilles dans une ruche, chacun est à sa tâche. Et puis, il y a l'extérieur, les trottoirs, les gens qui passent, les voitures… Ici, c'est un univers qui fonctionne comme s'il n'y avait rien d'autre. Voilà, il s'agit d'abord d'entrer dans un film de Wiseman. Vos films ne sont pas des documents d'information qui montrent la vie dans ses dimensions ordinaires mais aussi tout un monde de questions qui s'expriment entourées de mystère. Qu'estce qui vous a donné envie de faire un film sur le cabaret ?

Frederick Wiseman : Je crois probablement qu'il y a plusieurs raisons. Ça m'amuse et, je crois, il y avait le pari que ce soit une grande différence entre le cabaret et le ballet. Et aussi dans les questions un peu plus abstraites, j'étais très intéressé par les fantasmes. Je ne sais pas s'ils sont en conflit, mais il existe différents fantasmes dans le monde de ce cabaret, les fantasmes des propriétaires, des actionnaires qui veulent gagner de l'argent en montrant le corps des belles filles complètement nues, les fantasmes du public qui vient voir ça, les fantasmes des danseuses acceptant des chorégraphies et des rôles presque nus. Toutes ces questions m'intéressent… Il y a aussi que le Crazy Horse n'est pas vulgaire, dans le sens du burlesque d'autrefois, c'est une suggestion de vulgarité, et ça c'est aussi un sujet.

P. L. : [...] Maintenant parlons de DESIRS, titre de la revue du cabaret. Bien sûr, il y a dans le mot revue l'allusion ironique au défilé militaire ; mais ce qui m'intéresse particulièrement, c'est quelque chose qui est de l'ordre du théâtre : les lettres du mot DESIR sont des personnages avec lesquels les jeunes filles dansent et chantent. Ça me fait penser à l'Alphabet de Michel Leiris qui personnifie les lettres : D, c'est l'obésité; I, c'est un soldat au garde-à-vous… Les lettres de DESIR ont un parfum poétique, qui se mélange avec tous les ingrédients du spectacle et finalement soutient la mise en scène. Reprendre le titre de la revue en tête du film, c'est du théâtre redoublé : il y a le théâtre de la revue dans le Crazy, et le Crazy devient à son tour théâtre pour le cinéma. Et vous, comment voyez-vous le titre ?

F. W. : Pour moi, il y a plusieurs choses dans le titre. On peut voir la chose la plus littérale, le nom du spectacle, le nom que les gens du Crazy ont donné au spectacle. Mais c'est aussi, pour moi, ambigu et ironique, parce que nous avons tous des désirs, et le Crazy Horse joue avec les désirs des gens autour des belles femmes. Mais c'était assez compliqué, parce que au moins 50% du spectacle suggère l'érotisme entre femmes, faire l'amour avec une femme ou l'acte de la masturbation. Tous les deux sont des aspects du désir, mais il n'y a rien dans le spectacle qui suggère le désir entre homme et femme. Ça, c'est lié à la fabrication des fantasmes du spectateur, et aussi des fantasmes des actionnaires et des chorégraphes sur ce qu'est le désir du spectateur.

Naturellement, je me pose ces questions, ça me fascine que pour moi les répétitions aient été beaucoup plus sexuelles que le spectacle. Parce qu'aux répétitions, on voit des vraies filles. Elles n'étaient pas nues, pour ne pas perdre de temps, et agissent comme des femmes belles, alors que souvent dans le spectacle, avec tant de maquillage, avec les perruques, elles deviennent des objets. Je parle pour moi, je ne peux pas parler pour les autres. Moi, j'ai trouvé ce contraste entre les femmes dans les répétitions et les femmes dans le spectacle très intéressant. Et aussi, il y a dans le film un moment très important, l'interview qu'Ali Mahdavi donne à quelqu'un d'autre, pas à moi, où il dit que la femme crée sa propre beauté et que, même si une femme est très belle, après un certain âge, pour rester belle, elle doit se reconstituer. Moi, j'aime la beauté naturelle des femmes. Il y a dans le film une tension entre la beauté naturelle des filles et la beauté reconstituée avec le maquillage, les perruques et tout ça…

P.L. : En fait, il y a ce côté de comédie, parce que toutes ces femmes font du cinéma, elles ne sont pas dupes. Mais on entrevoit un conflit latent entre le metteur en scène et ces jeunes filles qui cherchent à préserver un quant-à-soi. C'est pourquoi, à un certain moment, Decouflé évoque " un mur invisible ". En regardant le film en train de se monter, j'ai pensé que le nu ici est une illusion. Alors, quand je cherchais un titre pour écrire sur ce film, m'est venu à l'esprit le mot " pudeur ". Cela tient beaucoup au raffinement des éclairages. Manier l'ombre et la lumière. Il faut revenir à l'idée du cabaret. Les cabarets ont été des lieux sombres comme des cavernes, très mal vus des moralistes au XIXe siècle ; des lieux sombres, mal éclairés, où il se passe des choses immorales. Mais quand le théâtre s'en est mêlé, l'ombre et la lumière sont devenues des objets esthétiques, et on en a fait quelque chose de tout à fait inattendu. [...]
Ce qui m'intéresse, c'est ce que devient au Crazy Horse la vieille question, l'art de montrer le nu. Comment les filles, une fois dénudées vont-elles jouer ? Vous avez capté l'inquiétude du metteur en scène qu'on lit sur son visage. Les spectateurs, eux, voient seulement le résultat. Votre cinéma, mon cher Fred, c'est cet effort constant, non pas de montrer la vérité, mais de donner à penser qu'il y a derrière les choses et derrière les mots tout un monde indicible. Et ça donne aussi ces interludes si variés.
C'est un cinéma qui est au carrefour de tout ce qui fait une institution comme le Crazy. Par exemple, cette scène qui peut faire jaser : le recrutement des candidates. Elle me fait penser aux scènes de foire de mon enfance où les paysans montrent le bétail. Alors là, c'est scabreux de montrer ça ! Mais partout ça sélectionne : les sportifs, les pianistes, les violonistes… La sélection est partout dans notre monde égalitaire. Ici, on voit ces braves petites qui viennent se faire recruter ; ça, c'est une scène digne de Zola. J'ai souvent pensé en regardant ce film : Frederick manie sa caméra comme Zola laisse courir sa plume, de façon inspirée et radicale. Qu'est-ce que vous pensez de ça ?

F. W. : J'aime beaucoup ce que vous dites, mais quand je travaille je n'ai pas ces pensées. Je suis très content que vous le disiez, et je crois que votre description de la scène est juste ; j'ai pensé exactement la même chose. Moi, je n'ai pas l'expérience dans la campagne, j'ai l'expérience dans l'abattoir, c'est la même chose. Les gens achètent, il y a mise aux enchères ; j'ai eu exactement la même association. [...] (extrait du livret d'accompagnement)

 

 
présentent
 
Crazy Horse de Frederick Wiseman