Léviathan

2014

Genre : Drame social

Cannes 2014  : Prix du scénario Avec : Aleksei Serebryakov (Kolia), Elena Lyadova (Lilya), Vladimir Vdovitchenkov (Dmitri), Roman Madianov (Vadim Cheleviat), Anne Oukolova (Angela), Alexeï Rozine (Pacha), Sergueï Pokhodaev (Roma), Lesya Kudryashova (Yulya). 2h21.

Au petit matin, Kolia quitte sa maison de Tériberka pour rejoindre Kirovsk, ville proche de Mourmansk, dans le golfe de Kola sur la mer de Barents. A la gare, il accueille son ami, Dmitri, qu'il amène chez lui après une brève halte à l'hôtel où celui-ci a décidé de résider.

Chez Kolia, son fils, Roma, âgé d'une quinzaine d'année, qu’il a eu d’un précédent mariage, répond sèchement à Lilya, sa jeune belle-mère puis accueille avec joie Dmitri, venu de Moscou pour aider son père. Kolia tient un garage qui jouxte sa maison mais va être exproprié par Vadim Sergeyich, le maire de la ville, qui prétend y construire une centrale téléphonique. Dmitri conseille à celui qui, il y a vingt ans lors de la guerre d'Afghanistan fut son chef, de faire profil bas lors du jugement du lendemain, qu'ils sont sur de perdre et de n'agir que plus tard.

Les juges de Tériberka ne laissent en effet aucune chance à Kolia de récupérer les 3,5 millions de roubles qu'il réclame et ne lui en attribuent que 600 000. Le soir, Dmitri voudrait convaincre le couple de venir avec lui à Moscou se refaire une nouvelle vie. Kolia ne supporte pas l’idée de perdre tout ce qu’il possède, non seulement le terrain mais aussi la beauté qui l’entoure depuis sa naissance. Plus tard dans la nuit, Kolia est pris à parti par Vadim Sergeyich qui, saoul, vient le provoquer jusque chez lui.

Le lendemain, Dmitri veut déposer plainte au nom de son ami pour cette agression, mais Kolia s'emporte et est mis en prison. Dmitri ne parvient pas à déposer sa plainte mais rencontre Vadim Sergeyich qu'il fait chanter en lui soumettant un dossier de ses malversations qu'il menace de révéler au chef du parti communiste de la province. Vadim promet de payer.

Dmitri retrouve Lylia à l'auberge de l'hôtel, désemparée devant son mari en prison et n'en croyant pas ses oreilles lorsque Dmitri lui annonce qu'ils vont récupérer les 3,5 millions de roubles. Dmitri, toujours impeccable, décide se doucher avant de  déjeuner avec Lylia. Celle-ci monte alors dans sa chambre et le couple fait l'amour.

Le lendemain, Stepanytch, un policier qui fait régulièrement réparer sa voiture par Kolia, organise pour fêter son anniversaireun pique-nique où les hommes tirent à la carabine et boivent pendant que les femmes s'occupent des enfants et préparent le feu. Tout se passe bien jusqu'à ce que les enfants découvrent Dmitri et Lydia faisant l'amour et les dénoncent innocemment aux autres adultes. C'est en sang que Dmitri et Lylia rentrent en voiture. Lylia finit par rentrer chez elle et se réconcilie avec Kolia qui lui pardonne.

Dmitri a rendez-vous avec Vadim pour récupérer l'argent mais le maire, suivant les conseils du pope, a décidé d'utiliser la minière forte. Il embarque Dmitri pour un tabassage en règle et, révolver contre la tempe, le menace de mort. Fragilisé par sa trahison envers son ami, Dmitri n'a plus la force de réagir. Il repart à Moscou sans prévenir personne.

Lylia reprend son travail à la poissonnerie mais ne supporte pas les reproches de Roma qui l'accuse d'avoir tout gâché en provoquant la fuite de Dmitri. Elle se suicide en se jetant dans la mer.

Kolia, inquiet, la cherche partout, plus saoul de jour en jour. Un soir dans une chapelle désaffectée et en ruines, Kolia s’enivre de vodka mais promet à son fils d'arrêter. Au matin, la police vient le chercher : le corps de Lylia a été retrouvé près du squelette du cachalot. Kolia est désespéré et ne peut admettre la fable de Job et du Léviathan que lui récite le père Vassili. De leur coté, Angela puis Pacha, les amis de Lylia, se persuadent que Kolia a tué sa femme. Kolia est bientôt arrêté, mis en prison et condamné à quinze ans de prison. C'est Angela et Pacha qui s'occuperont de Roma.

Une grue mécanique détruit la maison de Kolia. C'est une église qui s'élève bientôt là. Le pope y prononce devant les fidèles, un discours les exhortant à croire en la Vérité éternelle de Dieu qui a toute puissance contre ceux qui ne pensent qu'à détruire et remettre en cause.

Le Leviathan voulu par Hobbes était un état tout puissant seul capable d'assurer ordre et justice pour des hommes à qui il restait la possibilité d'une liberté dans "le silence de la loi". Le Léviathan de l'Etat moderne russe représente une collusion des pouvoirs politiques, religieux et mafieux qui n'offre plus aucune justice et un espace de liberté réduit à la fuite.

Puissances du Léviathan de Job et de la nature.

Profondément marqué par la première révolution anglaise et la violence de la guerre civile, Thomas Hobbes développe, dans Le Léviathan (1651), l'idée de la nécessité d'un etat fort pour sortir les hommes de l'"état de nature". Ils cherchent alors uniquement à survivre, à assurer leur propre préservation, par tous les moyens nécessaires. Ils n'obéissent qu'à ce qu'il appelle leur droit naturel : le fait que chacun ait la liberté totale d'utiliser sa puissance par n'importe quel moyen afin de se préserver lui-même et de préserver sa propre vie. Ainsi, Hobbes explique que dans un tel cas, la société est en situation de chaos et de guerre civile. Dès lors, chaque individu étant présupposé rationnel, et poursuivant en priorité son propre intérêt, il en ressort que les hommes souhaitent naturellement sortir de cet état de nature mortifère, où personne ne peut gagner. Quand bien même un individu serait plus fort que les autres, les plus faibles pourraient s'associer entre eux pour le détruire. Dès lors, il est inéluctable que chaque individu décide de passer un contrat avec chacun des autres individus, afin d'abdiquer une part de leur pouvoir au profit d'une autorité commune, l'État, ou Léviathan, qualifié de "dieu mortel" en raison de son pouvoir absolu. Seul ce dernier, en effet, est capable de garantir à tous la préservation de leurs vies et de leurs biens. Dit autrement, le gouvernement, selon Hobbes, doit découler d'un pacte de chacun envers chacun où tous cèdent au souverain leur droit de se gouverner eux-mêmes et leur liberté afin que la volonté du souverain ramène les volontés de tous les individus à une seule et unique volonté. Défenseur de la monarchie absolue, Hobbes considère ce type de régime comme le plus apte à assurer "la paix et la sécurité au peuple". "La liberté des sujets réside donc uniquement en ces choses que, dans le règlement de leurs actions, le souverain s'est abstenu de prendre en compte". C'est la théorie du "silence de la loi". Celle-ci est compatible avec une puissance absolue du souverain, lequel ne saurait être limité par les lois civiles qu'il institue lui-même. Hobbes s'oppose ainsi aux républicains ou défenseurs d'une monarchie constitutionnelle qui, souhaitaient limiter le pouvoir royal. Hobbes défend aussi l'idée d'une sujétion du pouvoir ecclésiastique à l'État : il ne saurait y avoir qu'un seul souverain, puisque dans le cas contraire la discorde et, in fine, la guerre civile ne sauraient manquer d'advenir. La souveraineté est indivisible.

Le pouvoir absolu est ici figuré par le discours implacable de la justice qui ne laisse aucune plage de silence dans laquelle le justiciable pourrait se défendre. Tout est réglé d'avance : aussi bien l'appel pour la compensation financière au début que le jugement qui déclare Kolia coupable du meurtre de sa femme. Contrairement à Hobbes, c'est la religion qui domine le pouvoir temporel, venant au secours d'un pouvoir politique puissant mais grotesque. Ainsi, le discours final du pope est-il encore plus long et plus verrouillé dans sa tautologie de la vérité éternelle. Ainsi est-ce lui qui encourage Vadim à mener le combat de la force, qui ne peut être inspirée que par Dieu, dans son propre domaine. Ne reste au bas-clergé que la résignation devant le pouvoir du Léviathan en attendant que Dieu décide d'intervenir :

« Tireras-tu Léviathan avec un hameçon, et lui serreras-tu la langue avec une corde ? Lui passeras-tu un jonc dans les narines, et lui perceras-tu la mâchoire avec un anneau ? T’adressera-t-il d’ardentes prières, te dira-t-il de douces paroles ? Fera-t-il une alliance avec toi, le prendras-tu toujours à ton service ? Joueras-tu avec lui comme avec un passereau, l’attacheras-tu pour amuser tes filles ? Les pêcheurs associés en font-ils le commerce, le partagent-ils entre les marchands ? Cribleras-tu sa peau de dards, perceras-tu sa tête du harpon ? Essaie de mettre la main sur lui : souviens-toi du combat, et tu n’y reviendras plus. » (Job 40, 25-32)

Vassili explique alors à Kolia que Job bénéficia in fine des révélations en images de Dieu et d'une fin de vie heureuse. Kolia pas plus que le réalisateur ne peuvent croire à ces fables. Kolia finit en prison et Andrei Zvyagintsev termine son film comme il l'a commencé : par le règne sans partage de la nature avec des plans somptueux de la mer de Barents sur une musique de Philippe Glass.

Beauté des faiblesses humaines.

Face aux terribles pouvoirs de la religion et du politique reste la fragilité humaine dont Andrei Zvyagintsev laisse entrevoir la beauté dans des plans souvent assez brefs. Il y a la douceur et l'intelligence de Lilya dont la beauté fragile est d'autant plus mise en valeur qu'elle se trouve dans un contexte difficile et âpre. Dmitri, qui ne croit qu'aux faits, semble être l'antithèse parfaite de cette puissance de la nature et d'une justice corrompue. Son combat se termine néanmoins piteusement. Il repart à Moscou, laissant Lilya assumer seule l'échec du plan qu'il avait manigancé pour ses amis. Un seul plan suffit néanmoins à sauver le personnage, celui de la petite fille dans le compartiment du train qui fait écho aux menaces proférées par Vadim contre sa femme et sa fille. La scène dans la chambre d'hôtel où Dmitri et Lylia viennent de faire l'amour était aussi dépourvue de culpabilité. La séquence dans l'église délabrée où Kolia se saoule et dont le dôme à ciel ouvert représente une scène religieuse possède une beauté mystèrieuse et fragile qui s'oppose aux plans des icones neuves, plein écran, de la fin dans l'église du pouvoir. Tout homme est faillible avait dit Dmitri et c'est la grandeur de l'humanité de l'accepter.

La résistance face au pouvoir absolu s'incarne aussi dans le sens  de l'humour. Ainsi du double triptyque dans la voiture de Stepanytch où trois pin-up déshabillées sont accrochées en-dessous du triptyque religieux. Même humour cette fois politique du personnage avec les portraits des anciens présidents soviétiques qui servent de cible alors que ceux de la Russie d'Eltsine et Poutine pourraient aussi les rejoindre ; il ne  leur est laissé une chance qu'au nom du manque de recul historique.


Jean-Luc Lacuve le 28/09/2014.