Cemetery of Splendour

2015

(Rak ti Khon Kaen). Avec : Jenjira Pongpas (Jenjira), Banlop Lomnoi (Itt), Jarinpattra Rueangram (Keng), Petcharat Chaiburi (L'infirmière Tet), Tawatchai Buawat (Le médiateur), Sujittraporn Wongsrikeaw (La déesse 1), Bhattaratorn Senkraigul (La déesse 2), Sakda Kaewbuadee (Tong). 2h02.

Des soldats en arme veillent sur un nouveau chantier de câblage souterrain près d'une vieille école à la périphérie de Khon Kaen dans le Nord-Est de la Thaïlande. Dans cette école désaffectée, Jenjira, jeune retraitée qui boite du fait d'une jambe plus courte que l'autre, vient rendre visite à l'infirmière en chef  qui l'accueille dans ce qu'elle nomme avec ironie son "nouvel hôpital". L'infirmière félicite Jenjira pour les chaussettes multicolores qu'elle a tricotées comme elle en avait l'habitude lorsqu'elles travaillaient ensemble. Jenjira est contente de revenir dans cette vieille école où elle fut élève, amoureuse d'un bel instituteur. Elle n'a semble-t-il plus grand chose à faire et, constatant qu'elle ne vendra pas ses chaussettes, décide, sous le regard bienveillant des infirmières qui la connaissent bien, de s'occuper de l'un des soldats atteints d’une mystérieuse maladie du sommeil. Ils ont été transférés dans cet hôpital provisoire qui sera abandonné quand s'étendront les travaux de câblage.  Les médecins  ne traitent plus que les affaires courantes : vers solitaires et troubles du sommeil; ceci avec plus ou moins d'efficacité comme l'indique un long plan de malade déféquant longuement dans la nature.

Jenjira s'est portée volontaire pour s’occuper de Itt, un beau soldat auquel personne ne rend visite. Elle fait connaissance de Keng, une jeune femme à laquelle les infirmières prêtent  d'extraordinaires pouvoirs de médium et qui aide les proches à communiquer avec les hommes endormis. Au cours d'un repas partagé ensemble, Keng révélera pourtant à Jenjira que les familles cherchent surtout à profiter des malades, espérant qu'ils devineront le numéro de loto ou leur révéleront un secret tel, pour cette femme, la cachette de la maitresse supposée de son mari.

Les soldats bénéficient de la prévenance de l'armée qui installe à leur chevet des machines à oxygène pour les aider à mieux respirer et  des lampes multicolores pour leur  faciliter de beaux rêves. Un professeur de yoga enseigne même aux soignants comment améliorer leur façon de penser et de rêver. Jenjira  l'écoute d'un air distrait, préférant la lecture du journal intime de Itt, couvert d’écrits et de croquis étranges.

Jenjira se rend au temple animiste où elle retrouve Richard, un américain qu'elle a rencontré sur internet. Il a vendu ses maigres biens pour vivre auprès d'elle. Elle offre aux déesses du sanctuaire un léopard, un singe et un tigre pour demander de l'aide pour sa jambe mutilée, pour son nouveau mari américain et pour le soldat qu'elle a adopté.

Un autre jour, Jenjira rend visite au directeur de la bibliothèque qui l'aime bien et lui offre des longkongs cueillis dans son verger. Alors qu'elle lit dans le parc Demon's love, lui apparaissent deux déesses. Elles l'informent que les soldats ne guériront jamais. L'école-hôpital est construite sur un ancien cimetière où sont enterrés des rois des temps anciens qui continuent leurs guerres en puisant leur énergie dans les rêves des soldats qu'ils contraignent au sommeil.

Pourtant, en massant Itt, Jenjira a la joie de le voir se réveiller. Il la connait déjà car il l'a entendue parler dans son sommeil. Tous deux vont le soir au restaurant en ville et Itt interroge Keng sur son premier mari, un soldat dont elle fut follement amoureuse mais qui se révéla un monstre et sur Richard. Le midi suivant cependant, Itt est repris par son sommeil comateux. Il se réveille ensuite une nouvelle fois et va voir avec elle la bande annonce de Iron Coffin Killers avant de s'endormir pendant le film et être ramené à l'hôpital en empruntant les escalators du multiplexe.

Lors d'un troisième réveil, Jenjira et Itt déjeunent autour du lac. Mais Itt s'endort de nouveau. Jenjira surprend Keng en aide démonstratrice d'une crème miracle. Keng lui en offre un petit pot et propose à Jenjira de lui montrer le rêve de Itt. Elle la promène ainsi dans le parc du lac où Jenjira retrouve les orchidées plantées lors de travaux pratiques pour son club du 3e âge. Elle finit cependant par se prendre au jeu et révéler son cœur de midinette, toujours à l'affut de sensations amoureuses mais aussi toujours traumatisée par son opération de la jambe qui l'a laissée infirme. Keng en sourit d'abord puis opère une sorte de rite sacré sur cette jambe martyrisée et grossièrement cicatrisée: l'embrassant après y avoir déversé la mixture de Jenjira, censée la garder éveillée. Jenjira a aimé cette journée mais comment sortir du rêve ? En écarquillant les yeux lui montre Keng, amusée.

Sur la place, près de l'hôpital, hommes et femmes font des exercices au son d'une musique joyeuse. Les pelleteuses, abandonnées le soir, sont maintenant tout près de l'école hôpital. Des enfants jouent au football sur la terre retournée des travaux. Jenjira écarquille les yeux.

Au dernier plan, Jenjira écarquille les yeux pour, comme le lui a appris Keng, tenter de sortir du rêve éveillé dans lequel elle se croit toujours plongée. Par jeu et pour passer le temps, la jeune femme lui a en effet fait vivre le rêve de Itt, une promenade au travers d'un supposé palais princier, que Jenjira finit par accepter comme tel. Il est alors peu probable, tant cette expérience a été forte, qu'elle, pas plus que le spectateur sorte avant longtemps de cette étrange et douce atmosphère ; celle d'une amitié improbable entre une femme entrant dans la vieillesse et une adolescente qui cherche sa voie avec, comme catalyseur, l'histoire du rêve d'un jeune soldat.

Cette façon d'être là et autre part, dans l'école-hôpital comme dans les espaces mythologiques du palais princier et du cimetière des rois, on la retrouve presque constamment. Ainsi avec les statues de dinosaures géants entourant la douce bibliothèque, les déesses qui consentent à venir discuter dans un coin de pique-nique, des installations de néons tubulaires colorés que l'on croirait signés Dan Flavin, des statues de jeunes amoureux enlacés qui, après un léger travelling, sont confrontés à leur devenir squelette, des ailettes qui agitent l'eau du lac dans lequel flotte un curieux et gros animal rose évoqué par Jenjira dans une ligne de dialogue, une mitochondrie agrandie au microscope en transparence avec un beau ciel  bleu avec quelques nuages, des groupes de promeneurs autour du lac qui échangent plusieurs fois et mystérieusement leur place ou bien encore le soldat endormi qui sort d'une salle de cinéma près du toit pour descendre en profondeur par les escalators du multiplexe alors que la rue a été éclairée durant ce temps par les mêmes néons multicolores qu'à l'hôpital.

Les deux femmes, Jenjira et Kang réfutent toute naïveté, et partagent un même gout pour la rêverie et l'humour (le pénis qui se redresse comme un culbuto lorsque Keng tente de le coucher). On pressent toutefois que des drames se jouent dans les ellipses. La blessure de Jenjira est-elle due aux suites d'un ancien bombardement ? Que se passe t-il à la fin de la bande annonce d'Iron Killers Coffin. On lira sur les sites spécialisés que les spectateurs se lèvent  pour l'hymne du roi avant le grand film... qui ne vient jamais ici et métaphoriquement conduit au nouveau sommeil du soldat. La situation politique en Thaïlande n'est pas un rêve.

Jean-Luc Lacuve le 03/09/2015