Le fils de Saul

2015

Thème : La Shoah

Grand prix du jury (Saul Fia). Avec : Géza Röhrig (Saul Ausländer), Levente Molnár (Abraham), Urs Rechn (Biedermann), Todd Charmont (L’homme barbu). 1h47.

Octobre 1944, Auschwitz-Birkenau. Saul Ausländer est membre du Sonderkommando, ce groupe de prisonniers juifs isolé du reste du camp et forcé d’assister les nazis dans leur plan d’extermination. Il travaille dans l’un des crématoriums quand il découvre le cadavre d’un garçon dans les traits duquel il reconnaît son fils. Alors que le Sonderkommando prépare une révolte, il décide d’accomplir l’impossible : sauver le corps de l’enfant des flammes et lui offrir une véritable sépulture.

L’article de Jacques Rivette sur Kapo ("De l’abjection", 1961) et sa reprise par Serge Daney (Le travelling de Kapo, 1999), les attaques de  Claude Lanzmann contre La liste de Schindler (Steven Spielberg, 1992) et La vie est belle (Roberto Benigni, 1997), ont alerté tout cinéaste que l'on ne figure pas facilement la machine de mort nazie. Seuls seraient permis les documentaires retrouvant aujourd'hui les traces  d'un passé irreprésentable  tels Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1956) où Shoah  (Claude Lanzmann, 1985). Godard dans les  Histoire(s) du cinéma a designé le péché originelle du cinéma de fiction : art du XXe siecle, il a été incapable d'alerter sur son fait historique majeur : la survenue de la barbarie nazie. C’est ainsi la manière dont les choses sont filmées qui assure la portée de ce qui peut être représenté. Laslo Nemes a peut-être trop bien retenu la leçon.
 
Un film bien sous tous rapports.

Le film propose une immersion pleine de bruits et de fureur dans le quotidien cauchemardesque  des Sonderkommando, ces équipes de déportés juifs de tous pays, chargés d’assister les nazis dans leur plan d’extermination.  En octobre 1944 à Auschwitz-Birkenau la machine de mort industrielle fonctionne à plein régime et menace même d'imploser avec des milliers de juifs arrivant chaque jour dans le camp pour y être immédiatement gazés et incinérés : la voie de chemin de fer a été prolongée jusqu'à l'intérieur du camp. Le film entraine les arrivants dans les vestiaires attenants à la chambre à gaz. Ils se déshabillent alors qu'on les rassure en leur promettant un travail après la douche. Le gazage hors champ fait entendre les cris de terreur et de désespoir pendant que les hommes du Sonderkommando  récupèrent des objets de valeur dans les vêtements abandonnés. Puis c'est le retrait des corps (les "pièces") et leur transport jusqu'aux crematoriums, alimentés sans cesse et à plein régime en charbon. Les corps de ceux qui ont survécu plus longtemps que les autres sont autopsiés à l’infirmerie.

Le réalisateur oppose à cette inhumanité effroyablement organisée le pur geste symbolique de Saul : il veut enterrer celui qu'il a décidé être son fils. Il n'est pas caché que cette paternité est fortement improbable mais il y aurait comme une impossibilité à ne pas devenir fou dans ce monde ou ordre diabolique et chaos effrayant se côtoient. Saul refuse la simple bénédiction d'un premier rabbin et s'entête à trouver le rabbin qui ira jusqu'au bout du rituel judaïque. Difficile de s'empêcher de penser que cette errance  n'est pas prétexte à  mettre en scène ce que Georges Didi-Huberman a nommé les "images malgré tout", les seules photographies à être sorties des camps de la mort. C'est du coup presque trop puisque le film se termine par la révolte du Sonderkommando d’Auschwitz, autre fait historique attesté

Le film semble oublier la dimension barbare et impensable de la Shoah pour la penser en terme de documentation et de moyens cinématographiques. Les choix esthétiques, focalisation sur le corps de Saul, flou du hors-champs avec en contrepartie une accentuation des impressions sonores sont encadrés dans un format 1.37 qui lui conviendrait bien si on ne sentait pas la  fétichisation du médium cinéma qu'accentue le réalisateur avec ses déclarations sur l'importance du 35mm par rapport au numérique. Les longs plan-séquences tirés de sa proximité avec Bela Tarr finissement même par indisposer par leur virtuosité tant ils ne donnent que bien rarement l'impression de rendre plus réelle la vision des camps.

Le projet de Laslö Nemes est probablement sincère mais, à trop en rajouter sur l'exhibition des moyens cinématographiques, il perd beaucoup d'une force qu'il voudrait tenir d'abord de son seul sujet. Dans ce film très pensé, l'émotion surgit pourtant à la fin ; alors que sont exécutés hors champs les évadés, la vie semble continuer malgré tout avec l'enfant qui s'enfuit dans la forêt et qui, sans doute, transmettra à d'autres ce qu'il a vu.

Jean-Luc Lacuve, le 03/11/2015.