La ligne rouge

1998

(The thin red line). D'après le roman de James Jones. Avec : Sean Penn (Sergent Edward Welsh), Jim Caviezel (Soldat Witt), Ben Chaplin (Soldat Jack Bell), Nick Nolte (Lieutenant Colonel Storm), John Cusack (Le lieutenant John Gaff), Miranda Otto (Marty Bell), Elias Koteas (Le capitaine Staros), Adrien Brody (Caporal Fife), George Clooney (Capitaine Charles Bosche), Woody Harrelson (Le sergent Keck). 2h50.

Novembre 1942. L'île paradisiaque de Guadalcanal, habitée par de paisibles tribus mélanésiennes, est tenue par les Japonais. Le soldat Witt est réprimandépar le sergent Welsh pour y avoir déserté. Estimant ce soldat inadapté à l'armée, Welsh est venu chercher Witt pour qu'il échappe à de graves sanctions. Il lui affirme que dans ce monde un homme seul n'est rien et qu'il n'y a pas d'autre monde. Le soldat Witt n'est pas de cet avis, voyant en chaque homme une étincelle capable d'allumer la grâce.

Les soldats, souvent très jeunes, apeurés avant même leur débarquement, doivent parcourir un long chemin pour finalement arriver au pied de la colline 210 que Lieutenant-colonel Storm leur demande de conquérir. Le sergent Welsh, infirmier, est placé sous le commandement du capitaine Staros qui ordonne l'assaut parmi les hautes herbes de la colline. Mais celle-ci est fortement protégée par un bunker et l'assaut frontal, accompagné d'une médiocre préparation d'artillerie, provoque des pertes très lourdes. Welsh se distingue en allant aider à mourir avec de la morphine un soldat agonisant, criant entre les lignes ennemies. Le sergent Keck attrape une grenade par la goupille et la fait exploser sous lui. Il agonise devant ses hommes. Partout, les soldats meurent ou sombrent dans la peur panique ou la folie. Le capitaine Staros constate que l'assaut frontal exigé par Storm aboutira à un massacre inutile. Juriste, il assume de désobéir à l'ordre de son supérieur et lui propose d'effectuer une reconnaissance discrète par le flanc de la colline. Storm hurle mais ne prend pas le risque de réitérer son ordre. Il vient lui-même constater l'état des forces. Pendant ce temps, la patrouille dirigée par le soldat Bell a repéré le bunker et son nid de mitrailleuses. Galvanisés par Storm, sept volontaires se proposent de partir à l'assaut du bunker le lendemain matin. Il y a là le lieutenant John Gaff, le caporal Fife, Jack Bell et Witt. Welsh désapprouve cet acte de bravoure de son protégé. Au petit matin, la patrouille monte à l'assaut de la colline en donne la position exacte pour l'artillerie. A l'abri d'une petite corniche, les sept hommes réussissent à neutraliser le bunker, à tuer ses multiples défenseurs, et à faire des prisonniers.

Mais cela ne suffit pas au Lieutenant-colonel Storm qui, bien que l'intendance ne suive pas et que l'eau manque, veut poursuivre par un nouvel assaut. Il s'assure du soutien du lieutenant John Gaff auquel il promet honneur et avancement. Celui-ci n'est pas dupe mais, comme Staros auparavant, reconnait que la stratégie peut être victorieuse. Elle l'est mais au prix d'un atroce massacre où les Japonais, mal préparés, sont humiliés.

L'enfer terminé, les hommes de la compagnie Charlie retrouvent un peu de repos en bénéficiant d'une semaine de permission près d'un l'aérodrome à l'arrière. Storm en profite pour dire à Staros qu'il le relève de son commandement pour le remplacer par Gaff. Il le trouve trop sentimental mais de veut pas de coup d'éclat. Staros accepte cette mise à l'écart qui lui permettra de rejoindre les services juridiques de Washington avec les honneurs. Quelques hommes de sa compagnie tentent vainement de le retenir. Il les réconforte en leur disant qu'ils sont pour lui comme ses fils. Bell, très amoureux de sa femme, apprend que celle-ci veut divorcer. Elle trouve la solitude trop longue et veut épouser un capitaine de l'aviation qu'elle a rencontré.

La compagnie, sous les ordres du lieutenant Band, inexpérimenté, se voit de nouveau confier une mission de reconnaissance consistant à remonter une rivière. Bientôt le feu de l'artillerie ennemie tombe tout autour d'eux et coupe la ligne téléphonique de retour au QG. Witt remarque que la position de la compagnie est très exposée et la rend très vulnérable à une attaque de l'ennemi. Plutôt que de se retirer, comme il aurait dû le faire, Band décide en hâte d'envoyer un petit groupe en amont pour juger de la proximité de l'ennemi. Il choisit le Fife, terrifié, et Coombs, adolescent, puis Witt qui s'est porté volontaire. Après avoir progressé un peu, le petit groupe est repéré par l'ennemi et Coombs est blessé. Witt envoie Fife alerter la compagnie de revenir chercher Coombs. Il va faire diversion pour entrainer les japonais dans la jungle. Witt, à bout de souffle, se retrouve soudain dans une petite clairière, entouré de tous côtés par plusieurs dizaines de Japonais. Il se tient toujours immobile quand le commandant japonais, sans doute admiratif, lui intime l'ordre de se défendre. Witt demeure immobile et se rend compte qu'il va mourir. Il se souvient de sa nage avec les mélanésiens quinze jours plus tôt.

Welsh enterre Witt et se demande bien s'il peut encore croire à l'étincelle promise par celui-ci. En attendant, il doit accepter de servir sous les ordres du capitaine Charles Bosche pour lequel un bataillon est comme une famille dont il est le père et le sergent la mère. Charles Bosche les prévient que la guerre est loin d'être terminée et qu'ils doivent se préparer aux combats. Les hommes embarquent dans un navire des Marines. Beaucoup espèrent en avoir fini avec cet enfer. Welsh, pour survivre, croit qu'il faut penser à quelque chose auquel on tient. Puisque celui qui est à l'origine de tout a créé le bien et le mal, Welsh peut bien s'imaginer vivre dans une île paradisiaque magnifique, sans guerre, aussi vraie que le mal qu'il s'apprête à rencontrer bientôt.

Les deux décennies de silence qui succèdent aux Moissons du ciel contribuent à la légende du metteur en scène. Tout le monde veut tourner avec Terrence Malick et ce long-métrage s'offre le luxe d'un casting quatre étoiles : Sean Penn, George Clooney, Adrien Brody, Nick Nolte, John Travolta, Jim Caviezel. Mais le film, sorti peu de temps après Il faut sauver le soldat Ryan, ne remportera qu'un succès d'estime et repartira bredouille de la cérémonie des Oscars.

Le film évoque la bataille de Guadalcanal dans le Pacifique opposant les Américains aux Japonais lors de la Seconde Guerre mondiale. Les soldats vont se livrer une bataille sanglante où tous perdront une partie d'eux-mêmes. Les monologues intérieurs des personnages finissent toutefois par se confondre, pour ne former qu'une seule voix, une seule âme aux milliers de visages retrouvant, au-delà de leurs personnalités fragiles, démunies et éphémères, le calme grandiose de la nature immortelle.

Adapter un best seller

Malick a basé son scénario sur le roman de 500 pages de James Jones, The Thin Red line, paru en 1963. Jones a servi comme fantassin dans l'armée américaine dans le Pacifique Sud. Son roman est largement basé sur son expérience de la guerre. Jones y reprend les personnages de son premier livre de 900 pages, le blockbuster, From Here to Eternity (1952) qui traite des événements entourant le bombardement de Pearl Harbor. Une version portant le même titre (Tant qu'il y aura des hommes en VF, Fred Zinnemann) mais très expurgée du livre, avec Burt Lancaster, Deborah Kerr, Montgomery Clift et Frank Sinatra, a remporté l'Oscar du meilleur film en 1953. Jones avait fait périr Prewitt à la fin de From Here to Eternity. Il résout le problème en changeant les noms des trois personnages du premier roman, leur permettant ainsi d'apparaître dans La Ligne rouge. Le personnage de Prewitt devint Witt, Warden devint Welsh et Stark devint Storm. Un film en est tiré dès 1964 alors que son roman Some Came Running a été adapté par Vincente Minnelli en 1958 (Comme Un Torrent).

Dans la version de 1964, signée Andrew Marton avec Keir Dullea et Jack Warden, la narration se concentre sur le soldat Doll, un jeune rebelle existentialiste qui se découvre dans l'enfer de la bataille en tuant des "Japs". Le thème principal est la folie de la guerre, la mince ligne rouge entre le sain et le fou, et offre une série de réflexions plus ou moins banales sur l'absurdité de la guerre. Pourtant, à cet égard, le film de 1964 est beaucoup plus fidèle à James Jones que le traitement de Malick, avec ses allusions plus métaphysiques. Dans le film 1964, le héros existentiel se retrouve à travers l'acte de tuer. La guerre y est moins un non-sens radical qu'un moyen d'évaluer le sens d'une vie individuelle. Doll franchit la mince ligne rouge et devient fou en tentant de tuer tout le monde y compris ses propres camarades.

Le récit de trois conflits

Le récit est organisé autour de trois relations, chacune composée d'un conflit entre deux personnages. La première est la relation entre le colonel Storm, joué par Nick Nolte, et le capitaine Staros, joué par Elias Koteas. Au cœur de cette relation est la question de la loyauté ; un conflit entre la fidélité aux commandements et la loyauté envers les hommes sous son commandement. Cette relation entre en crise quand Staros refuse un ordre direct de Storm pour mener l'attaque frontale sur la position de mitrailleuse. Après le double assaut réussi, Storm fait la leçon à Staros sur la nécessité de permettre à ses hommes de mourir dans la bataille. Il décide que Staros n'a pas la force d'esprit suffisante pour mener ses hommes et, après lui promettre une recommandation pour la silver star, le relève de son commandement pour un emploi de bureau à Washington. La loyauté envers les hommes sous le commandement de l'un doit être subordonnée à la pragmatique du champ de bataille.

La deuxième relation, fondée sur l'amour, entre le soldat Bell (Ben Chaplin) et son épouse Marty (Miranda Otto) est traitée de façon plutôt abstraite par Malick. Elle est beaucoup plus au centre de la version du film de 1964, où elle est transposée dans la relation entre Doll et "Judy". Dans le roman de Jones, Bell est un ancien officier de l'armée qui avait été lieutenant dans les Philippines. Lui et sa femme avaient une relation sexuelle intense, et après avoir passé quatre mois séparé de sa femme dans la jungle, il avait démissionné. En guise de représailles, l'armée américaine l'avait muté comme simple soldat dans l'infanterie. Tout ce que nous voyons de la relation dans le film est une série d'images de rêve que Jones appelle "étranges images transcendantales de la présence de Marty". Puis, après la bataille, nous entendons la lecture par Bell d'une lettre de sa femme lui disant qu'elle l'a quitté pour un capitaine de l'Armée de l'Air.

Après les échecs de la fidélité et de l'amour, le thème de la vérité est traité dans le troisième rapport, le plus important, entre le sergent Welsh et le soldat Witt. La question qui se pose ici est la vérité métaphysique ; ou, plus précisément et posé sans ambages au début du film : "Est-ce ici le seul monde, ou est-il un autre monde ?" Devant le matérialisme de Welsh, Witt répond: "Vous vous trompez, j'ai vu un autre monde. Parfois, je pense qu'il est juste dans mon imagination ». Et Welsh de compléter : "Eh bien, vous voyez quelque chose que je ne verrai jamais". Welsh ne croit en effet plus en rien. Jones écrit :   "Tout amusait Welsh. La politique l'amusait, la religion l'amusait, en particulier les idéaux et l'intégrité l'amusaient; mais toute vertu humaine l'amusait. Il ne croyait pas en elles". Derrière ce nihilisme moral complet, la seule chose dans laquelle Welsh croit est la propriété. Il refuse de laisser Staros le proposer pour la silver star après son acte de bravoure extraordinaire où il a esquivé la mitraille pour donner de la morphine à un ami mourant sur le champ de bataille. Il ironise, "Propriété ! Toute cette putain de guerre est menée pour la propriété. Une nation contre une autre nation. La guerre se déroule en service d'un mensonge, le mensonge de la propriété". C'est seulement en fermant les yeux sur le mensonge sanglant de la guerre, qu'il peut survivre en sachant qu'il est uniquement de la viande".

Face à ce nihilisme s'oppose le panpsychisme métaphysique de Witt : "Peut-être tous les hommes font une grande âme, dont tout le monde est une partie; tous les visages sont le même homme". Witt est le questionneur, le contemplateur, le mystique. Une grande partie de ce qu'il dit l'est sous la forme de questions contrairement aux affirmations défendues par Welsh. Sans broncher courageux dans le combat, avec absolument aucune idée de sa propre sécurité, et prêt à se sacrifier pour ses camarades, Witt voit toutes choses et personnes avec une constance impassible, et voit la beauté et la bonté en toutes choses. Où Welsh ne voit que la douleur causée par l'égoïsme humain, Witt se penche sur les mêmes comme un ange rédempteur regardant dans les âmes des soldats et saisissant leur étincelle. Cet engagement métaphysique alimente à la fois son courage désintéressé dans le combat et sa compassion pour l'ennemi. Après le massacre dans la jungle, il regarde le visage d'un soldat japonais mort, à moitié enfoui dans la terre qui lui parle de son propre destin - "Est-ce que vous étiez aimé de tous? Sachez que je l'étais. Croyez-vous que vos souffrances seront moindres parce que vous aimiez la bonté, la vérité ?"

Comme dans les deux autres relations, il semble y avoir un gagnant et un perdant. Comme Welsh le prédit dans leur second dialogue avant l'assaut sur la colline, la récompense pour l'engagement métaphysique de Witt sera la mort. La fidélité à ses hommes conduit à la destitution de sa position, la fidélité dans l'amour conduit à la trahison, et la fidélité à une vérité plus grande que soi-même conduit à la mort. Pourtant, Malick est trop intelligent pour faire de l'art didactique. La vérité consiste dans le conflit, ou une série de conflits. Pourtant ce n'est pas simplement un film anti-guerre. Une des voix off déclare: "La guerre ne peut ennoblir les hommes. Elle les transforme en chiens, empoisonne leusr âmes". Mais ce point de vue doit être équilibré avec un message central du film : à savoir, qu'il y a la possibilité de l'oubli de soi-même dans la bataille, un abandon total de soi, à l'inverse de l'égoïsme, qui produit un lien, un amour compatissant pour ses camarades et même pour son ennemi. L'inhumanité de la guerre permet un voir à travers les fictions d'un peuple, d'une tribu ou d'une nation l'humanité commune. Mais pourquoi exiger de telles souffrances pour nous amener à cette reconnaissance ?

L'éternité nécessite beauté et putréfaction

La dimension panpsychique est sans doute déjà à l'origine de la transformation par Malick du capitaine Staros, le Grec, qui prend la place du capitaine juif, Stein, dans le roman. Peuvent ainsi être évoqués quelques passages de l'Odyssée. L'aurore aux doigts de rose de l'Odyssée est l'une des allusions au texte homérique mais c'est surtout la voix off qui permet aux monologues intérieurs des personnages de se confondre, pour ne former qu'une seule voix, une seule âme aux milliers de visages retrouvant, au-delà de leur personnalités fragiles, démunies et éphémères le calme grandiose de la nature immortelle.

Dans La balade sauvage, la voix off est celle de Holly (Sissy Spacek), et dans Les moissons du ciel, celle de l'enfant Linda (Linda Manz). La technique de la voix-off permet au personnage d'assumer une certaine distance de l'action cinématographique et une complicité avec le public, une distance intime et méditative.  Si la technique de la voix-off est commune aux trois films, ce qui change dans la Ligne rouge c'est qu'elle n'est plus prise en charge à partir d'un point de vue féminin mais est masculine et plurielle. D'abord celle de Witt puis celle de Staros, chrétien, qui ne veut pas trahir ses hommes, elle glisse sur Welsh et Storm ("Vous êtes dans une boîte, une boîte mobile. Ils vous veulent morts ou dans leur mensonge") puis devient presque indiscernable sur la barge qui éloigne les soldats de Guadalcanal

L'empathie procurée par la voix off est soutenue, un peu trop fortement sans doute, par la musique composée par Hans Zimmer, qui a collaboré étroitement avec Malick.

Au cœur du film est l'expérience du calme au moment de la mort, une sorte de paix au moment de l'extinction qui est une forme d'accès à l'immortalité. Le film s'ouvre sur l'image d'un énorme crocodile plongeant lentement dans un étang de mauvaises herbes et sur des images d'arbres denses dans la jungle enveloppés dans des lianes étouffantes. Nous entendons les premiers mots du film, sans doute prononcés par Witt : "Quelle est cette guerre au cœur de la nature? Pourquoi la nature vit avec elle-même, la terre compose avec la mer ? Y a-t-il une puissance vengeresse dans la nature? Pas un seul pouvoir, mais deux. »   De toute évidence, la guerre interne au cœur de la nature est redoublée par la guerre que se livrent les humains au milieu de cette immense beauté naturelle. Ces deux significations se retrouvent dans le discours du colonel Storm à Staros où il justifie la brutalité de la guerre : "Regardez cette jungle, regardez ces lianes, la façon dont elles se nouent autour du tronc et avalent tout. La nature est cruelle, Staros".

Ces images d'arbres entourés de lianes ponctuent le film avec d'innombrables images d'oiseaux ; de hiboux et de perroquets en particulier. Ces images sont combinées avec une présence presque constante de sons naturels, des oiseaux, du vent dans l'herbe, des animaux qui se déplacent dans le sous-bois et le bruit de l'eau, les deux clapotis des vagues sur la plage et de l'écoulement de la rivière. La Nature pourrait être considérée comme une sorte de puissance inéluctable, tout à fait indifférente aux intentions et fins humaines mais où est à l'œuvre le même processus de beauté et de vengeance de cette beauté pat l'étouffement et la putréfaction. Les milliers de voix humaines sont semblables à celles de la nature. C'est probablement cette révélation qui permet d'atteindre à une forme d'immortalité.

"Tout est un mensonge. La seule chose qu'un homme peut faire, c'est trouver quelque chose qui est sien, faire une île pour lui-même". Le plan de fin du film présente au spectateur une malheureuse noix de coco tombée sur la plage, mais entourée d'un peu d'eau d'où a germé une longue pousse verte, signe de la vie.

 

source : Simon Critchley pour Film-Philosophy