La chambre bleue

2014

Voir : photogrammes
Genre : Film noir
Thème : Erotisme

Cannes 2014 : un certain regard D'après La chambre bleue de Georges Simenon. Avec : Mathieu Amalric (Julien Gahyde), Léa Drucker (Delphine Gahyde), Stéphanie Cléau (Esther Despierre), Laurent Poitrenaux (Le juge d'instruction), Serge Bozon (Le gendarme), Blutch Blutch (Le psychologue), Mona Jaffart (Suzanne Gahyde), Véronique Alain (La mère de Nicolas). 1h15.

Le 2 août, Julien Gahyde et Esther Despierre font l'amour dans la chambre bleue à l'Hôtel des Voyageurs de Triant. Profondément amoureuse et amante libérée, Esther mord la lèvre de Julien, lui demande si elle lui a fait mal, si sa femme a des soupçons, s'il l'aime et pourrait vivre toute sa vie avec elle. Julien, ne prêtant qu'une attention superficielle à ces questions, répond par la négative aux deux premières et par l'affirmative aux deux dernières.

Julien est interrogé par la police. Esther l'a-t-elle mordu pendant l'amour ? L'aurait-elle fait exprès ? Que s'est-il passé et que lui a-t-elle dit exactement ?

Ce 2 août, il s'en était fallu de peu pour que Nicolas, le mari d'Esther, ne surprenne, peut-être par hasard, les amants. Julien avait pris peur et s'était enfui plus ou moins discrètement de l'hôtel pour rejoindre sa maison de Saint-Justin à quelques kilomètres de là où il avait retrouvé sa femme, Delphine, et leur fille de six ans, Suzanne. Celle-ci s'était inquiétée du sang sur la lèvre de son père. Julien l'avait rassurée et proposé à sa femme une sortie au cinéma de Triant.

C'est un psychologue qui interroge Julien en prison. Ce 2 août, avait-il pris la décision de ne plus jamais revoir sa maîtresse ? Julien n'en est pas sûr. Toutefois, prétextant de devoir garer sa voiture, il avait laissé sa femme entrer seule au cinéma et s'était empressé de régler sa note de minibar à l'Hôtel des Voyageurs. Sur le chemin du retour vers saint Justin, il avait répondu à l'inquiétude de sa femme sur la petite santé de leur fille en lui proposant de passer quinze jours aux Sables-d'Olonne, sans doute aussi pour s'éloigner d'Ester.

Au psychologue, Julien raconte qu'il avait eu, en revenant s'installer quatre ans auparavant dans son village natal, la surprise d'y retrouver Esther, une ancienne camarade du lycée, une fille de médecin, qu'il ne fréquentait pas. Esther était dorénavant mariée à Nicolas, le fils du pharmacien, qui avait pris la succession de son père.

Onze mois auparavant, il l'avait aidée au bord de la route, entre Saint-Justin et Triant, à réparer une roue. Irrésistiblement attirés l'un par l'autre, ils avaient fait l'amour dans le sous-bois.

C'est dorénavant le juge d'instruction qui reprend le dossier et qui relit à la greffière les mots prononcés dans la chambre bleue le 2 août. Deux mois plus tard, alors que des lettres de son amante lui indiquent que tout va bien, Julien avait appris que Nicolas, de santé fragile, était mort dans des conditions qui éveillent des soupçons dans le village. Néanmoins, comme Nicolas était de santé délicate et sujet à des crises d'épilepsie, le médecin avait délivré le permis d'inhumer.

Durant l'hiver, alors qu'ils ne se sont toujours pas revus, Esther s'était faite plus insistante et lui écrivit un ultime message " À toi! ", paradoxalement aussi explicite sur son attente, qu'ambigu sur la signification et les moyens. Le malaise de Julien est à son comble jusqu'à la funeste journée du 17 février où, absent tout le jour de la région pour son travail, il est arrêté par les gendarmes à son retour le soir pour le meurtre de Delphine, sa femme.

Dès lors, sidéré, il répond aux diverses questions des juges et expertises. Il est inculpé pour empoisonnement de son épouse par de la strychnine mise en quantité létale dans un pot de confiture qu'il avait le matin rapporté de la pharmacie Despierre où Delphine avait passé commande. L'exhumation et analyse du corps de Nicolas évoqueraient également un empoisonnement, incertain cependant : Esther est arrêtée.

Les "amants frénétiques", comme le titre la presse, accablés par les témoignages des villageois et celui de la mère Despierre, qui affirme que le paquet contenant les pots de confiture était intact le matin dans sa pharmacie, sont reconnus coupables du meurtre de leurs conjoints respectifs et condamnés à la réclusion à perpétuité. Julien aurait pourtant pu protester, se doutant que la mère Despierre s'est vengée de sa belle-fille à travers lui. Mais à quoi bon ? Les amants n'ont pas été séparés dans le procès ni dans le verdict.

Le film risque de décevoir les amateurs de drames passionnels par la froideur de sa mise en scène. Celle-ci ausculte au scalpel ce que peut avoir d'irrémédiablement violent et comme hors du monde, car vécu au seul temps du présent, le désir sexuel. Tourné dans l'urgence avec une extrême modestie mais aussi un soin tout aussi extrême, le film renoue avec la beauté aride et tendue des films noirs américain des années 40, ces séries B de courte durée où chaque plan contient une idée.

L'érotisme par le hors cadre

Les décadrages des visages lors de la première séquence sont là, moins pour souligner une dimension spirituelle (comme dans La passion de Jeanne d'Arc de Dreyer), que le hors-temps vécu lors de l'amour physique. Hors-temps des visages comme hors-temps des paroles que l'on prononce ensuite avec le même automatisme sensuel que les gestes hors contrôles qui viennent d'être accomplis, amoureux et parfois cruels comme la lèvre mordue.

Le format de l'image 1.33 permet la construction d'un cadre hyper rigoureux. Ce format presque carré enferme les personnages dans un cadre trop étroit pour leur passion. Mais il n'y a pas que le cadre qui s'oppose à cette passion, les plans sur les objets inanimés (clés, posters, couloirs vides) rendent d'autant plus audibles les très légers halètements, chuchotements et frottements des corps, hors champ, recherchant le plaisir. Opposition aussi entre la pénombre de la chambre (objet de magnifiques contrastes entre les peaux bronzées et les draps ou le collier de perles) et le jour où vivent alors le commun des mortels.

Comme pour les halètements discrets, le film sublime l'érotisme en ne fétichisant pas, comme habituellement, telle ou telle partie du corps mais en le découpant, suscitant l'imagination du spectateur pour le reconstituer et donner à la chambre cet impression de all-over qui rend inexistant le monde extérieur.

La banalité du monde et ses ambiguités

C'est cet automatisme intime que ne peut plus capter le souvenir, surtout celui traqué par le juge d'instruction. Les mots retranscrits sont alors obscènes, littéralement privés de scène, de la scène qui les rendaient si beaux ou si légers. Le juge en prend conscience et n'ose alors regarder ses photographies de bonheur familial disposées sur son bureau. Plus en phase avec cette obscénité, la caméra qui retransmet les émotions du suspect sur un écran de contrôle qui lui est caché.

Ces instants volés dans la chambre bleue, Julien en a peur car ils menacent son présent. La guêpe, autrefois érotique sur le ventre d'Esther, devient menaçante sur la glace de Suzanne. Ces guêpes auront finalement raison du couple dans la salle d'audience du palais de justice de Baugé, ornée d'une tapisserie bleue parsemée d'abeilles qui verra leur condamnation. L'image finale voit chacun sortant de cet espace irréel, les gens normaux retournant à leur normalité alors que Julien est comme aspiré par un gouffre dont il avait pourtant tout fait pour s'échapper.

Les amants n'ont pas tout dit. Ces moments où ce que montre l'image est différent des paroles prononcées devant le juge : la stupéfaction de Delphine qui laisse tomber le plat quand Julien lui apprend la mort de Nicolas, Esther qui reste habillée pour parler avec Julien qui ne viendra pas au rendez-vous fixé par la serviette rouge après la mort de Nicolas. Delphine n'a pas tout dit : dans l'eau craignait-elle que son mari ne la tue ? Nicolas n'a pas tout dit. Il est resté longtemps au bar l'Hôtel des Voyageurs de Triant où il a payé ses consommations.

Amalric n'a pas tout dit non plus. Il sauve probablement les amants de toute culpabilité criminelle en désignant, plus que dans le roman, la mère Despierre comme possible coupable. Les lumières, celle de scène d'orage, celle de la première rencontre aux couleurs automnales, les rais de lumière dans la chambre ou au tribunal en savent certainement plus que nous.

Jean-Luc Lacuve le 23/05/2014.