Avec et contre la littérature

LE MONDE | 13.09.01 | 12h24

Le 7 octobre 1947 , dans la galerie René Drouin, a lieu la troisième exposition personnelle de Dubuffet. Il faut en donner le titre entier : "Les gens sont plus beaux qu'ils croient. Vive leur vraie figure. Portraits à ressemblance extraite, à ressemblance cuite et confite dans la mémoire, à ressemblance éclatée dans la mémoire de M. Jean Dubuffet peintre." Voilà ce qu'on peut appeler un titre littéraire, à effet rhétorique. Les œuvres sont flanquées d'un texte de l'artiste écrit avec la même ironie, "Causette". Les sujets des portraits se nomment Artaud, Michaux, Cingria, Supervielle, Paulhan, Léautaud, Dhôtel, Limbour, Jouhandeau : tous écrivains. Beaucoup sont venus dans l'atelier de Dubuffet avec Paulhan, qui conduit aussi le peintre aux déjeuners de la mécène américaine Florence Gould. Il y rencontre, a-t-il raconté, "quelques convives permanents qui étaient Pierre Benoit, Paul Léautaud, Marcel Jouhandeau, des personnalités du monde des lettres (...). Elle insistait pour que je fasse de ses amis des portraits". L'exposition vient de là. En un an, Dubuffet réunit sa galerie d'auteurs contemporains.

Galerie dans laquelle il pourrait figurer, car il publie beaucoup. Tantôt, il lance des essais polémiques qui défendent ses positions anticulturelles : en 1946, le Prospectus aux amateurs en tout genre, en 1949 L'Art brut préféré aux arts culturels. Tantôt il fabrique des livres avec textes "en jargon"et images : Ler dla campane en 1948 et, en 1950, Anvouaiaje et Labonfam abeber, tous repris ensuite dans Plu kifekler mouinkon nivoua. La langue y est renouvelée par l'invention d'un argot qui exige une lecture phonétique de même que le dessin y est renouvelé par l'archaïsme. Dans la même période encore, il illustre Ponge, Guillevic et Paulhan. De ce dernier, il est demeuré l'ami jusqu'à sa mort. Il est aussi celui de Céline : "De celui-ci, dont j'admirais fort les écrits, j'avais fait connaissance (...) à son retour du Danemark. Très désireux de lui être utile, je lui faisais de fréquentes visites à sa maison de Meudon (...)."

EXTRÊME SCEPTICISME

Séparer Dubuffet l'écrivain de Dubuffet le peintre serait donc absurde : l'un ne se comprend pas sans l'autre. Et ceci du début à la fin, jusqu'aux Non-lieux de 1984. Une page de philosophie les accompagne, l'une des plus remarquables qu'il ait laissées. Il y pousse le scepticisme à son extrême : "Nier que soit possible aucune connaissance de quoi que ce soit, aucune connaissance d'un être par un autre être." Ses peintures ont pour conséquence d'"invalider la notion de vérité". Au même moment, il rédige, en "jargon", Bonpiet beau neuille et, en français littéraire, la Biographie au pas de course, ultime écrit aussi noir que les ultimes tableaux.

Cette double activité n'a, en elle-même, rien d'exceptionnel. Nombreux sont les modernes qui se sont essayés à la théorie, de Matisse à Klee, Kandinsky ou Malevitch. Picasso a écrit pour le théâtre, Picabia la poésie. Quant à ceux qui ont laissé des pensées, aphorismes ou conversations sur leur art, on ne les compte plus. La fréquentation des écrivains n'est pas plus une rareté : cubistes réunis par Apollinaire, surréalistes fédérés par Breton.

Mais, avec Dubuffet, les relations sont plus contradictoires. Il y a, d'une part, le volume de ses écrits - quatre tomes auxquels il faudrait encore ajouter la somme énorme des lettres échangées - et la qualité du style. Gombrowicz - un autre de ses correspondants - l'a défini : une "façon de dire à la fois nonchalante, aisée et quand même violente et agressive qui permet de deviner toute une réalité intérieure extrêmement personnelle". Et il y a, d'autre part, le mépris des littérateurs et de tout ce qui serait tradition classique, la volonté de casser la grammaire et de brutaliser l'orthographe. Les portraits de 1947 sont des caricatures méchantes : expressions de stupidité, d'hystérie, de morgue ou d'ennui. Les ressemblances sont "cuites" ou "éclatées" jusqu'au grotesque. Non moins significatives est l'amitié pour Céline et Gombrowicz, deux révoltés, deux sacrilèges. Dubuffet adore la littérature et veut lui faire la peau.

Il n'est ni le premier, ni le seul. Pas le premier : les dadaïstes le précèdent de trente ans, ce qu'il a du reste reconnu : "Ma défiance (...) s'était développée dans le vent d'écrits exaltant l'action comme ceux de Dos Passos et des manifestations dada", note-t-il. Pas le seul : sa mise en pièce de la langue châtiée et de la narration en ordre fait songer au Céline de Normance, au Calaferte de C'est la guerreet à tous ceux qui, à partir des années 1940, cherchent du côté de la langue parlée, des argots populaires, des graffitis que photographient Brassaï et Claude Simon et qui inspirent à René de Solier un Traité dont il offre le manuscrit à Dubuffet.

CULTIVER L'INCULTURE

Ce qui revient à dire que le dégoût affiché de l'art et de la culture, l'apologie de l'ignorance et de la spontanéité sont, après 1945, un phénomène artistique français qui s'applique autant aux lettres qu'à la peinture et que Dubuffet participe de ce mouvement, de manière raisonnée, qu'il écrive ou qu'il peigne. En ce sens, la proximité de Michaux, d'Artaud et de Céline sont des données probablement essentielles de son œuvre. Il y cultive l'inculture, il y fait de l'art en le niant.

Et c'est donc un écrivain, Gombrowicz, qui l'a le plus gravement attaqué, en novembre 1968, après la parution d'Asphyxiante culture : "Vous mentez puisque vous êtes artiste. Quelle race mensongère, les artistes ! L'artiste ne cherche pas la vérité, ce qu'il lui faut c'est faire un bon tableau, un bon poème, aboutir dans son œuvre. Tout lui est bon pour arriver à ce but (...). Je perçois donc le vent qui vous emporte quand vous dites : "C'est à ce point que prend départ mon nihilisme", etc. Vous êtes nihiliste par nécessité."

Philippe Dagen


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René Drouin, marchand exemplaire


René Drouin a été, pour Dubuffet, un homme capital. Né en 1905, il ouvre en 1939 une galerie place Vendôme, avec pour associé le futur galeriste new-yorkais Leo Castelli. En 1943, il fait la connaissance de Jean Paulhan, qui lui présente peu après deux peintres, Fautrier et Dubuffet. Très vite, il les expose, comme il expose Wols, qui lui est recommandé par Henri-Pierre Roché. Il défend aussi des abstraits, alors peu connus à Paris, et montre Mondrian et Kandinsky en 1945. Jusqu'à la faillite de la galerie, en 1951, elle est le quartier général de Dubuffet et de l'art brut, qui a son foyer au sous-sol. Fin 1953, rue Visconti, René Drouin a ouvert une deuxième galerie. Plus petite, elle n'a pas joué le rôle majeur qui avait été celui de la première. Aux Sables-d'Olonne, une exposition et un catalogue racontent la vie et les travaux de ce galeriste plus soucieux d'art que d'argent.

"rené drouin, le spectateur des arts", abbaye sainte-croix, rue de verdun, 85100 les sables-d'olonne. tél. : 02-51-32-01-16. du mardi au dimanche de 10 heures à 12 heures et de 14 h 30 à 18 h 30. jusqu'au 7 octobre.

 

Une fondation cachée et une closerie pour accéder au monde secret du peintre

LE MONDE | 13.09.01 | 12h16

FONDATION DUBUFFET, 137, rue de Sèvres, Paris-6e. Mo Du- roc. Tél. : 01-47-34-12-63. Internet : www.dubuffetfondation.com/ Ouvert du lundi au vendredi de 14 heures à 18 heures. CLOSERIE FALBALA, ruelle aux Chevaux, sente des Vaux, 94520 Périgny-sur-Yerres. Visites sur rendez-vous.

Les fondations heureuses sont peut-être les fondations cachées. Celle qu'a créée Jean Dubuffet en 1974 a ses bureaux au fond d'une cour fleurie du 6e arrondissement de Paris, protégée de la rue de Sèvres par un portail, signalée par une simple plaque. Son "annexe", si on peut dire, puisqu'elle abrite le siège social de la fondation, est installée tout au bout de la ruelle aux Chevaux, au creux d'une vallée, à Périgny-sur-Yerre. On peut y visiter, sur rendez-vous, la curieuse et fabuleuse Closerie Falbala, dont les 1 610 m2 d'enceinte souple et sinueuse entourent le Cabinet logologique, que d'aucuns comparent, pour la sérénité et la spiritualité du lieu, à une moderne grotte de Lascaux. A deux pas, séparés par une allée plantée d'arbres, des bâtiments modernes abritent la collection personnelle de Dubuffet, dont il a doté sa fondation : plus de mille œuvres - peintures, sculptures, dessins, estampes, maquettes d'architectures -, plus les costumes et les décors du spectacle Coucou Bazar, dont une partie est actuellement montrée au Centre Pompidou.

La fondation est un témoignage de l'extrême précision dont était capable Dubuffet : très tôt, il avait entamé le recensement de son travail. Rue de Sèvres, dans l'immeuble acquis en 1962 pour abriter les collections de l'art brut, aujourd'hui déposées à Lausanne, un bureau est consacré aux fichiers : toute l'œuvre, plus de 10 000 numéros, sans compter les estampes et les multiples, y est répertoriée. Chaque dossier comporte les renseignements de base sur le tableau, une photographie, la bibliographie le concernant, et l'historique de ses propriétaires.

Car la fondation est responsable du droit moral de l'artiste. A ce titre, elle est habilitée à délivrer les certificats d'authenticité, et, le cas échéant, à réclamer la saisie et la destruction des faux. La tenue rigoureuse de la documentation est donc essentielle. Sophie Webel, qui a rédigé le catalogue raisonné des gravures de Dubuffet (éditions Beaudoin Lebon, 1991), en a la responsabilité. "Il y a très peu de Dubuffet qui nous sont inconnus, dit-elle. Par contre, certains ont disparus. Nous cherchons par exemple l'actuel propriétaire des Gardes du corps, une œuvre majeure de 1943, que le Centre Pompidou voulait emprunter." Car la fondation participe, par ses prêts ou ses recherches, à la plupart des expositions Dubuffet.

Prévoyant, Dubuffet l'a correctement dotée. Rien de somptuaire, cependant : le budget de fonctionnement annuel n'excède guère le million et demi de francs. Il est alimenté par les expertises, la vente des fascicules du catalogue raisonné, les honoraires perçus pour l'organisation d'expositions, les entrées à la Closerie Falbala, et les commandes. Ces dernières sont irrégulières, mais précieuses : Dubuffet a en effet donné à la fondation la totalité de ses maquettes d'architecture, et le droit de les réaliser en grand pour les collectionneurs, publics ou privés, qui le souhaitent. N'importe qui, un peu argenté tout de même, peut ainsi faire installer un Dubuffet dans son jardin.

Arn Glimcher, le propriétaire de la Pace Gallery de New York, s'est offert il y a quelques années un kiosque tourmenté de 7 ou 8 mètres de haut. Plus récemment, la Banque Audi de Beyrouh en a commandé un autre pour son nouveau siège. Tous les agrandissements sont supervisés par la fondation, qui contrôle chaque étape, du moulage à l'installation, réalisée par des praticiens comme Richard Dhoedt, qui a travaillé plus de quinze ans avec Dubuffet : "Nous sommes d'autant plus fidèles, dit il, que les matériaux que nous utilisons, résines ou peinture, ont très peu évolué depuis la mort de Dubuffet." Lui-même ne participait guère aux réalisations finales, préférant travailler sur les maquettes d'origine : "Il disait que ce serait comme d'avaler un steak déjà mâché", précise Dhoedt qui, pour l'heure, se consacre à la restauration de la Closerie Falbala, classée au titre de monument historique le 17 novembre 1998.

Mais Louis Deledicq, le directeur de la fondation (Le Monde du 27 juillet 2000), n'a pas l'intention de s'arrêter en si bon chemin. A l'occasion de la publication d'une nouvelle édition de la Biographie au pas de course de Dubuffet (Gallimard), il organise du 5 octobre au 12 janvier 2001 une exposition éponyme articulée autour d'extraits choisis du texte. Les épisodes charnière de la vie de Dubuffet seront ainsi illustrés par des documents d'archives, correspondance et carnets d'atelier. "Il s'agit, explique Louis Deledicq, d'emboîter le pas de l'artiste et de partager un peu de son intimité." Son collaborateur Frédéric Jaeger, véritable mémoire d'une fondation où il travaille depuis plus de douze ans, saisit également l'occasion pour présenter un CD-ROM (édition Fondation Dubuffet/Telimage). "Il s'intitule Le Spectacle de la vie, parce que Dubuffet définissait son art ainsi", dit-il. On y trouve 600 œuvres classées par thèmes, une biographie illustrée, des interviews de l'artiste.

Comme à la Closerie Falbala, dont il offre une visite virtuelle, il faut franchir une série de portes pour pénétrer au cœur du royaume de Dubuffet. On y découvrira un monde légèrement différent de celui de la rétrospective du Centre Pompidou, que permet le classement thématique. Cliquer sur "Portraits", par exemple, puis sur "Couples" emmène le visiteur dans une sarabande de personnages enlacés, sur un fond musical composé par Dubuffet lui-même, décidément un étrange homme-orchestre qui n'en finit pas, avec l'aide de sa fondation, de se dévoiler.

Harry Bellet, Elodie Jauneau et Emilie Guyonnet