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Entrée des croisés à Constantinople

1840

Entrée des croisés à Constantinople
dit aussi Prise de Constantinople par les croisés
Huile sur toile 411 x 497
Paris, Louvre, Denon 1, salle 77
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Le texte ci-après est de Michel Butor. Il est consultable sur Le dictionnaire Butor, site web consacré à l'écrivain. Ce texte doit faire l'objet d'une publication aux éditions Virgile en 2008.

Michel Butor examine successivement l'argument, le sujet (envisagé à partir du titre de l'oeuvre et de l'identification du personnage principal), les cavaliers, les oriflammes, le vieil empereur, le patriarche, l'urpateur, le récit de Robert de Clari, les impératrices, Les objets du pillage, la ville et les nuages , les incendies chez Delacroix , l'incendiaire avant de se reconnaitre dans un personange du tableau...

1) L'argument

Le livret du salon de 1841 où ce tableau fut exposé pour la première fois, en donne cette description; mainte fois reprise dans les catalogues et monographies:

"Baudouin, Comte de Flandre, commandait les Français qui avaient donné l'assaut du côté de la terre, et le vieux doge Dandolo, à la tête des Vénitiens, et sur ses vaisseaux, avait attaqué le port; les principaux chefs parcourent les divers quartiers de la ville, et les familles éplorées viennent sur leur passage invoquer leur clémence."

Il s'agit évidemment là de l'argument qui a été proposé à Delacroix, et l'on est immédiatement frappé par le fait qu'il l'a fort peu respecté. On imagine très bien ce que le ministère aurait désiré, comment un fonctionnaire connaissant et appréciant des oeuvres antérieures de l'artiste se serait représenté le résultat: un mélange de navires, de remparts, d'acclamations, de croix triomphantes et de Te Deum..

Je ne cherche pas ici à faire un travail d'historien de l'art, mais à dialoguer avec le tableau, à l'animer devant vous. Ses figures sont comme les acteurs d'une troupe à qui je vais distribuer les rôles qu'ils vont tenir devant ce magnifique décor.

2) Le titre et le sujet

L'oeuvre est connue sous deux titres : celui qui avait été demandé, sous lequel il avait été exposé en 1841 : Prise de Constantinople par les Croisés , c'est celui qui se trouve aujourd'hui sur le cadre, et un autre qui a peu à peu prévalu : L'Entrée des Croisés à Constantinople.

Or, selon le titre qu'on lui donne, on interprète le tableau différemment. Ce n'est pas le même événement qu'il représente. Il est nécessaire pour comprendre cela de se remémorer quelque peu les événements de la quatrième croisade. Il est évident que lorsque les services culturels de Louis-Philippe font la commande pour la salle des Croisades de la galerie des batailles à Versailles, ils considèrent que les événements doivent être dépeints comme entièrement positifs. Il s'agit non seulement de glorifier la France, mais aussi et surtout ce qui reste de la noblesse. Delacroix qui avait représenté la Liberté guidant le peuple en 1830, lors de la révolution qui certes avait porté Louis-Philippe au pouvoir, ce qui avait amené le roi-bourgeois à acheter le tableau, devait avoir quant aux croisades des sentiments assez ambigus. Si les plus réactionnaires chantaient ces événements, et s'il y avait une abondante littérature laudative à leur sujet, d'autres parties de la population voulaient en faire une réévalutation radicale. Je ne puis m'empêcher de citer à ce sujet un texte de Charles Fourier publié dans le Nouveau Monde Amoureux, que donc Delacroix ne pouvait connaître, mais qui est bien significatif de l'état d'esprit qui règnait dans certains milieux avancés. Je rappelle que pour Fourier le mot "civilisation" désigne l'état de l'Europe occidentale depuis la fin du Moyen Age jusqu'au début du XIXème siècle, et qu'il est toujours pris en mauvaise part. Ce que Fourier appelle de ses voeux, par contre, c'est l'Harmonie, l'état qui peut s'instaurer progressivement.

"Parmi les nombreuses taches de cette civilisation moderne, on comptera les croisades, folie d'une espèce inouïe et dont nous ne pourrions bien sentir le ridicule qu'autant que nous verrions des Barbares venir nous piller et saccager et massacrer, sous prétexte de sauver nos âmes et de trouver des reliques. Les Vandales et les Sarrasins n'ont pas montré tant de démence; ils se sont présentés franchement en conquérants, pillant selon le droit de la guerre. La civilisation seule pouvait imaginer de quitter de fertiles pays pour en aller ravager de mauvais au nom de la Religion, et ce sera une des taches qui, en harmonie, pèseront sur cette vieille Europe à qui le globe entier reprochera ses longues misères."

Suit alors la description hilarante de la croisade expiatoire des pieux savetiers qui se réunissent à Jérusalem pour rapetasser les vieilles chaussures du monde entier.

Mais si Delacroix n'a pu lire ce texte, il lui était facile de se documenter chez des auteurs hostiles aux Croisades; il était normal de consulter l'Encyclopédie, ou l'un de ses principaux inspirateurs, Voltaire, farouche adversaire des Croisades, qui, dans l'Essai sur les Moeurs , après avoir présenté la dynastie byzantine des Comnène, nous décrit ainsi les événements:

"Alexis Manuel, qui épousa une fille du roi de France Louis le Jeune, fût détrôné par Andronic, un de ses parents. Cet Andronic le fut à son tour par un officier du palais, nommé Isaac l'Ange. On traîna l'empereur Andronic dans les rues, on lui coupa une main, on lui creva les yeux, on lui versa de l'eau bouillante sur le corps, et il expira dans les plus cruels supplices.

Isaac l'Ange, qui avait puni un usurpateur avec tant d'atrocité, fut lui-même dépouillé par son propre frère Alexis l'Ange qui lui fit crever les yeux (1195). Cet Alexis l'Ange prit le nom de Comnène, quoi qu'il ne fût pas de la famille impériale des Comnène; ce fut lui qui fut la cause de la prise de Constantinople par les Croisés.

Le fils d'Isaac l'Ange alla implorer le secours du pape, et surtout des Vénitiens, contre la barbarie de son oncle. Pour s'assurer de leur secours il renonça à l'église grecque et embrassa le culte de l'église latine. Les Vénitiens et quelques princes croisés, comme Baudoin, Comte de Flandres, Boniface, Marquis de Montferrat, lui donnèrent leur dangereux secours. De tels auxiliaires furent également odieux à tous les partis. Ils campaient hors de la ville toujours pleine de tumulte. Le jeune Alexis, détesté des Grecs pour avoir introduit les Latins, fut immolé bientôt à une nouvelle faction. Un de ses parents, surnommé Mirziflos, l'étrangla de ses mains, et prit les brodequins rouges, qui étaient la marque de l'empire.

(1204) Les croisés, qui avaient alors le prétexte de venger leurs créatures, profitèrent des séditions qui désolaient la ville pour la ravager. Ils y entrèrent presque sans résistance, et, ayant tué tout ce qui se présenta, ils s'abandonnèrent à tous les excès de la fureur et de l'avarice. Nicétas assure que le seul butin des seigneurs de France fut évalué 2000 000 livres d'argent en poids. Les églises furent pillées, et, ce qui marque assez le caractère de la nation, qui n'a jamais changé, les Français dansèrent avec des femmes dans le sanctuaire de l'église Sainte Sophie, tandis qu'une des prostituées qui suivaient l'armée de Baudouin, chantait des chansons de sa profession dans la chaire patriarcale. Les Grecs avaient souvent prié la sainte Vierge en assassinant leurs princes; les Français buvaient, chantaient, caressaient des filles dans la cathédrale en la pillant; chaque nation a son caractère."

D'après un tel texte le sujet serait donc bien la prise de Constantinople par les Croisés, le 13 avril 1204, qui fit bientôt du Comte Baudoin l'empereur fondateur d'une dynastie latine qui dura un peu plus d'un demi-siècle jusqu'à la reconquête grecque en 1261 par Michel Paléologue. Mais le 18 juillet 1203, neuf mois plus tôt, les Croisés étaient déjà entrés à Constantinople pour y faire couronner le fils d'Isaac Ange Comnène, Alexis Ange Comnène, celui qui était venu les chercher à Venise et les avaient détourné du projet primitif de la quatrième croisade. Or c'est bien à cette première entrée que correspond l'argument proposé, avec l'attaque simultanée par la marine vénitienne dirigée par Enrico Dandolo et l'armée de terre suivant le comte Baudouin de Flandres.

Delacroix pouvait suivre le détail des événements non seulement dans divers ouvrages historiques, mais aussi dans un document qui était déjà à la disposition des lecteurs cultivés: La Conquête de Constantinople par un de ses acteurs principaux, Geoffroy de Villehardouin. Dans le magasin pittoresque de 1841, le chroniqueur qui rend compte du tableau de Delacroix nous parle d'un "précieux exemplaire, couvert en parchemin jauni, fermé autrefois par des cordons de cuir maintenant incomplets, et décoré d'une empreinte constatant qu'il a fait partie, au temps qui n'est plus, de la bibliothèque de quelque monastère" d'un ouvrage intitulé: "L'Histoire de Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne et de Roménie, de la Conqueste de Constantinople par les barons français associés aux Vénitiens, l'an 1204; d'un côté en son vieil langage, et de l'autre en un plus moderne et intelligible. Par Blaise de Vigenère, gentilhomme de la maison de monseigneur le duc de Nivernois et de Rethelois, pair de France, publié avec privilège du roy, en 1594, à Paris, chez Abel l'Angelier, libraire juré tenant sa boutique au premier pilier de la grande salle du Palais." Je me plais à imaginer que c'est Delacroix lui-même qui a fourni à son critique pour l'aider à faire son compte-rendu, le document dont il s'était servi , ce qui arrive souvent.

A sa lumière et à celle de quelques autres, nous allons essayer de mettre un peu d'ordre dans cette histoire tumultueuse et sanglante. Il s'agit d'abord de distinguer au moins cinq Alexis Comnène.

D'abord le fondateur de la dynastie, contemporain de la première croisade, Alexis I Comnène dont la fille Anne a écrit l'histoire sous le titre l'Alexiade, empereur de 1O81 à 1118. Il a quatre enfants: Jean, grand-père d'Alexis II, Isaac, père d'Andronic, Théodora qui épouse Constantin Ange, grand-père d'Isaac Ange et d'Alexis III, et enfin, l'historienne Anne Comnène.

Puis Alexis II Manuel Comnène, dit l'enfant, empereur de 1180 à 1183, époux de la soeur de Philippe-Auguste roi de France., arrière petit-fils d'Alexis premier. Il est assassiné par son oncle, Andronic Comnène, qui est lui-même remplacé par son cousin, Isaac Ange Comnène.

Alexis III Ange Comnène, frère d'Isaac Ange, le capture et lui fait crever les yeux. Il est empereur de 1195 à 1203.

Alexis IV Ange Comnène, le fils d'Isaac Ange Comnène, emprisonné avec son père, réussit à s'évader; c'est lui qui va détourner les Croisés de leur route; c'est lui que ceux-ci font entrer solennellement à Constantinople le 18 juillet 1203. Il est empereur jusqu'en janvier 1204.

Alexis V Doukas Comnène, un de ses lointains cousins, surnommé Mirziflos par Voltaire, et Murzufle par les anciens documents français, capture à son tour Alexis IV et l'étrangle. C'est cet Alexis V Dukas Murzufle, empereur depuis ce mois de janvier, que les Croisés élimineront enfin lors de la prise de Constantinople ou de la nouvelle entrée à Constantinople, le 12 avril 1204.

Enfin il existe encore un autre Alexis dans cette famille qui deviendra le premier empereur de Trébizonde.

Nous avons donc deux événements qui se superposent l'un à l'autre dans le souvenir historique, et vraisemblablement dans l'imagination de Delacroix. Selon qu'on insiste sur l'un ou l'autre ce ne sont pas les mêmes personnages qui entrent en jeu. Il est certain qu'il devait avoir plus de sympathie pour la première entrée que pour la prise, et si nous insistons, comme nous y invite l'argument même sur cette première entrée, il devient possible de donner un nom et une consistance à la plupart des personnages représentés.


3) les cavaliers et leurs chevaux

Nous voyons au centre quatre chevaux, et nous en devinons deux autres à cause de la hauteur où se trouvent deux autres visages. Un superbe piéton, tenant un oriflamme et menant un prisonnier somptueusement mi-vêtu , complète le groupe. Le seul sur l'identité duquel tous les historiens s'accordent, est celui qui est monté sur le cheval rose, le Comte Baudouin de Flandres, futur empereur. Villehardouin nous dit que les croisés ayant d'abord décidé que les Vénitiens avec Dandolo, attaqueraient par mer, s'étaient répartis en sept bataillons:

Il serait au premier abord tentant de relier les sept personnages à ces sept chefs de corps d'armée, ces sept contre une nouvelle Thèbes; mais il y a quelque chose qui nous en empêche, c'est le bonnet de vair que porte l'un d'entre eux et qui l'identifie sans aucun doute au doge Enrico Dandolo. D'autre part, si nous sommes le 18 juillet 1203, il est indispensable que nous ayons au milieu du groupe, en place d'honneur, celui pour qui toute cette aventure a été entreprise, le jeune Alexis Ange Comnène qui sera couronné sous le nom d'Alexis IV. Voici donc comment je vous propose de distribuer notre troupe:

Il nous reste alors à trouver des représentants des deux autres corps d'armée. Mais auparavant méditons quelque peu sur le fait que, dans ce groupe de six cavaliers, on ne peut voir que quatre chevaux, et absolument rien des deux autres. C'est donc un quadrige, ce qui nous fait immédiatement penser au plus célèbre quadrige de toute l'histoire de l'art, un des plus grands chefs-d'oeuvre de la sculpture byzantine.

Je veux parler des quatre chevaux de bronze doré qui se trouvent sur la façade de la basilique San Marco de Venise, et qui y ont été apportés par le doge Enrico Dandolo à son retour de Constantinople. Ils font en effet partie de son butin après le pillage du 12 avril 1204. Or cette oeuvre insigne n'a pas seulement tenté le doge Dandolo, mais aussi un autre illustre pillard, Napoléon Bonaparte, qui les a empruntés en 1805 pour tirer son char sur l'arc de triomphe du Carrousel terminé en 1808, où le jeune Eugène Delacroix a pu les admirer quand il avait entre 1O et 17 ans. C'est en effet en 1815 que le Congrès de Vienne les restitua aux Autrichiens qui les remirent sur la façade de la basilique San Marco. En 1828 le sculpteur Bosio les remplaça par la copie que l'on y voit encore, en les faisant conduire par une allégorie de la Restauration tandis que l'empereur Napoléon Bonaparte déchu était remplacé par une représentation de la Paix.


4) Les oriflammes et les piques

Un des textes les plus célèbres provoqués par ce tableau est celui de Charles Baudelaire dans son compte-rendu de l'Exposition universelle de 1855:

"Parmi les grands tableaux il est permis d'hésiter entre la Justice de Trajan et la Prise de Constantinople par les Croisés. La Justice de Trajan (aujourd'hui au Musée de Rouen) est un tableau si prodigieusement lumineux, si aéré, si rempli de tumulte et de pompe! L'empereur est si beau, la foule, tortillant autour des colonnes ou circulant avec le cortège, si tumultueuse, la veuve éplorée si dramatique! Ce tableau est celui qui fut illustré jadis par les petites plaisanteries de M. Karr, homme au bon sens de travers, sur le cheval rose; comme s'il n'existait pas des chevaux légèrement rosés, et comme si, en tous cas, le peintre n'avait pas le droit d'en faire.

Mais le tableau des Croisés est si profondément pénétrant, abstraction faite du sujet, par son harmonie orageuse et lugubre! Quel ciel et quelle mer! Tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite d'un grand événement. La ville, échelonnée derrière les Croisés qui viennent de la traverser, s'allonge avec une prestigieuse vérité. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants, faisant se dérouler et claquer leurs plis lumineux dans l'atmosphère transparente! Toujours la foule agissante, inquiète, le tumulte des armes, la pompe des vêtements, la vérité emphatique des gestes dans les grandes circonstances de la vie! Ces deux tableaux sont d'une beauté essentiellement shakspearienne. Car nul, après Shakespeare, n'excelle comme Delacroix à fondre dans une unité mystérieuse le drame et la rêverie."

C'est donc le moment d'examiner ces drapeaux miroitants, ondoyants. Il y en a quatre, et l'on peut immédiatement remarquer qu'aucun n'est identifiable à celui d'une famille connue, et surtout qu'aucun ne porte l'emblème de la croix. L'un de ces drapeaux est évidemment porté par le doge, et Villehardouin nous parle de l'importance du gonfanon de Saint Marc dans un des épisodes de l'entrée. Deux autres grands personnages, ceux que nous avons nommés Boniface de Montferrat et Henri de Flandres portent des lances ou des piques sans oriflammes, ou dont celui-ci a été arraché. Ceci attire notre attention sur une autre pique, celle du chevalier somptueusement vêtu et casqué qui tente d'arrêter le vieillard gesticulant à gauche. Je vous propose d'en faire Louis de Blois, cousin de Philippe Auguste et de l'épouse d'Alexis II Manuel Comnène l'enfant.

Il nous en manque un encore. Regardez entre les colonnes et Boniface de Montferrat, derrière le bras du vieillard implorant; voici un cavalier qui monte pour rejoindre les autres, portant lui aussi une grande pique, suivi par toute une troupe dans les rues.



5) Le vieil empereur

Autre page inspirée par cette oeuvre, celle de Huysmans dans Certains :

"Je m'occuperai plus spécialement de l'Entrée des Croisés à Constantinople qui, après avoir été enfouie pendant des années dans la nécropole oubliée d'une province, a fini par demeurer acquise au musée du Louvre.

Ce tableau est la pièce maîtresse de la nouvelle salle et c'est, dans l'oeuvre de Delacroix, la toile la plus personnelle, peut-être la plus parfaite.

Pour la première fois, une entrée de vainqueurs dans une ville qu'on met à sac, n'est pas ordonnée dans une tempête de hourras, dans des triomphes de fanfares, dans des salves d'apothéose. Ici, les Croisés arrivent exténués, presque mourants; les chevaliers s'affaissent sur leurs selles et leurs yeux rentrés, comme vernis par la fièvre, voient à peine les vaincus que leurs chevaux piétinent. Un écrasement de fatigues immenses ravine leurs faces et creuse leurs bouches qui divaguent, maintenant que le succès amène la détente du système nerveux exaspéré par tant d'efforts. Et cependant sur ces physionomies dont la lassitude est telle qu'aucune autre expression ne semblerait plus en devoir altérer les traits, des fumées de sentiments passent, une férocité non éteinte encore chez quelques-uns, une vague pitié chez d'autres qui regardent un banal vieillard agenouillé, tenant dans ses bras sa femme et criant grâce. Ce triomphe si mélancolique et si vrai est en même temps qu'un délice spirituel, un régal des yeux. C'est une des pages les plus nettes du peintre, une concorde admirable de tons, un autodafé de sels crépitants, sonore et clair, un hallali de flammes de couleurs, sur un fond d'océan et de ciel d'un splendide bleu!"

La splendide description de Huysmans comporte quelques inexactitudes. Les chevaux ne piétinent nullement les vaincus, mais seulement un trésor d'objets. Le vieillard agenouillé ne tient pas dans ses bras sa femme, mais s'appuie sur elle. Enfin il n'a rien de "banal" à cause de la somptuosité de son costume, de son manteau de pourpre éclatante et en particulier de sa chaussure. Remarquable son geste non tellement pour implorer que pour tâter; essentiel surtout son regard d'aveugle.

Si nous sommes le 17 juillet 1903, s'il s'agit bien de la première entrée des croisées à Constantinople, cet autre Oedipe à Colonne appuyé sur son Antigone, implorant ce nouveau Thésée, c'est évidemment l'empereur déchu, Isaac Ange Commnène.

Voici comment Geoffroy de Villehardouin le présente. Il va de soi que j'adapte le texte ancien:

"Or écoutez une des plus grandes merveilles et aventures que vous puissiez entendre. A cette époque, il y eut un empereur à Constantinople qui avait nom Isaac; et il avait un frère qui avait nom Alexis et qu'il avait racheté de la prison des turcs. Cet Alexis captura son frère l'empereur; il lui arracha les yeux de la tête" (en réalité les byzantins de l'époque avaient l'habitude de fendre les yeux avec un fer rouge, ou de les arroser de vinaigre bouillant), "et se fit empereur en telle trahison que vous avez ouï. " (Il s'agit d'Alexis III Ange Comnène). "Ainsi le tint longuement en prison, et un sien fils qui avait nom Alexis." (C'est celui que nous avons mis entre les deux frères de Flandres, Alexis IV Ange Comnène). "Ce fils s'échappa de la prison, et s'enfuit en un vaisseau jusqu'à une cité sur mer qui a nom Ancône. D'où il alla voir le roi Philippe d'Allemagne qui était son beau-frère."

Les Croisés assiègent la ville, et l'empereur usurpateur Alexis III Ange Comnène s'enfuit, abandonnant en ville sa femme et sa fille. Mais ne sont-ils pas tous à cette époque usurpateurs et même assassins?

"Or écoutez les miracles de Notre Seigneur, comme ils sont beaux partout où il lui plaît. Cette nuit même, l'empereur Alexis de Constantinople prit de son trésor ce qu'il en put porter et mena avec lui ceux de ses gens qui voulurent s'en aller; il s'enfuit et abandonna la cité. Et ceux de la ville en restèrent tout ébahis; et se précipitèrent à la prison où était l'empereur Isaac aveugle. Ils le vêtent impérialement et l'emportent dans le haut palais de Blacherne, et l'assoient dans la haute chaire, et lui obéissent comme à leur seigneur. Et ils prirent des messagers selon le conseil de l'empereur Isaac et les envoyèrent à l'armée; et ils mandèrent au fils de l'empereur Isaac et aux barons que l'empereur Alexis III s'était enfui, et qu'ils avaient rétabli comme empereur l'empereur Isaac."

Alors les croisés envoyèrent des messagers en réponse parmi lesquels était Villehardouin lui-même, pour faire confirmer par l'empereur aveugle Isaac les conditions qu'avaient accepté son fils Alexis IV. Les portes s'ouvrent devant eux, et sous la surveillance des Anglais et Danois qui dans cette affaire étaient les alliés des grecs, et jusqu'au jour précédent les mercenaires d'Alexis III, ils arrivent jusqu'au somptueux palais de Blacherne au nord des remparts sur la Corne d'Or, d'où nous voyons toute la scène.

"Ainsi les amenèrent jusqu'au haut palais; là trouvèrent l'empereur Isaac, si richement vêtu qu'en vain pourrait-on demander homme plus richement vêtu, et l'impératrice sa femme à côté de lui, qui était très belle dame, soeur du roi de Hongrie." (C'est sa seconde épouse, donc la belle-mère du jeune Alexis IV). D'autres hauts hommes et hautes dames il y avait tant qu'on n'y pouvait son pied tourner, si richement mises qu'on ne pouvait mieux. Et tous ceux qui avaient été le jour d'avant contre lui, étaient ce jour tout à sa volonté.

Les messagers vinrent devant l'empereur Isaac, lequel, avec tous les autres, les honora beaucoup. Et dirent les messagers qu'ils voulaient lui parler en privé de la part de son fils et des barons de l'armée. Et il se leva, entra dans une chambre, et n'emmena avec lui que l'impératrice et son chancelier, et son interprète et les quatre messagers. En accord avec eux, Geoffroy de Villehardouin, Maréchal de Champagne, prit la parole, et dit à l'empereur Isaac:

"Sire, tu vois le service que nous avons rendu à ton fils, et comme nous avons tenu nos engagements à son égard. Il ne peut entrer ici tant qu'il n'aura pas tenu ce qu'il nous a promis; et il te demande filialement que tu nous assures ce dont nous avions convenu. -Quel est votre traité?" fait l'empereur. "Voici", répondent les messagers.

"D'abord remettre tout l'empire byzantin à l'obédience de Rome dont il s'est séparé; après, donner deux cent mille marcs d'argent à ceux de l'armée, et nourriture pour un an à petits et grands; et mener dix mille hommes à pied et à cheval, tels à pied comme nous voudrons, et tels à cheval comme nous voudrons, en ses vaisseaux et à sa dépense en la terre de Babylone d'Egypte (c'est-à-dire au Caire), et tenir un an; et en la terre d'outremer maintenir cinq cents chevaliers à sa dépense toute leur vie, qui garderont cette terre. Tel est le traité que nous avons avec votre fils; et il nous l'a garanti par serments et écritures, et par le roi Philippe d'Allemagne qui a épousé votre fille. Ce traité nous voulons que vous le garantissiez.

-Certes, fait l'empereur Isaac, l'engagement est très grand, et je ne vois pas comment il pourra être tenu; pourtant vous avez si bien servi mon fils et moi-même que si on vous donnait l'empire entier, vous l'auriez bien mérité."

Il finit par donner son accord, et c'est le lendemain, 18 juillet 1203, qu'a lieu l'entrée solennelle des Croisées au somptueux palais des Blachernes.



6) Le patriarche et le palais

Le patriarche est à gauche, repoussé par le chevalier que nous avons nommé Louis de Blois. Il est scandalisé par ce qui arrive, en particulier par la soumission du vieil Isaac aux monstrueuses conditions des Croisés, en premier lieu par la soumission à l'église romaine qui représente la fin de son pouvoir et de sa foi. Remarquons qu'au milieu de tous ces croisés, il est le seul à être orné par la croix, la croix grecque à quatre barres égales.

Il apparaît à l'intérieur d'un portique à colonnes de porphyre qui met le tableau dans la succession de Claude Lorrain. Il existe deux petits tableaux sur le même thème. L'un, au musée de Chantilly, est vraisemblablement la première esquisse de celui que nous avons sous les yeux. Un autre, bien postérieur, qui se trouve au Louvre à quelques salles de celui-ci, ajoute un élément architectural de l'autre côté, ce qui rend la filiation avec le Lorrain encore plus apparente. Ces deux versions ont en commun le relèvement de l'horizon jusqu'aux sommets des chapiteaux de ce portique. Le groupe des chevaliers, oriflammes et lances comprises, se trouve entièrement sur fond de terre, ou plutôt de ville incendiée. Le point de vue est alors pris d'une sorte de balcon très élevé. Tandis qu'ici nous sommes dans le palais même, à l'extrémité nord du rempart sur la Corne d'Or, d'où nous avons sur la ville une vue idéale.

Voici à peu près comment il est décrit dans le Guide classique d'Istanbul par Ernest Mamboury, édition mise à jour en fin mars 1951:

"En descendant du bateau aller droit devant soi, traverser la rue Eyupsultan, puis la porte des murailles; tourner dans la 2ème rue à droite, le long du mur de l'église des Blachernes, puis de nouveau à droite, dans une rue escarpée qui escalade les anciennes murailles du palais; on arrive bientôt à une fontaine. On se trouve alors dans l'enceinte des palais.

Quand Théodose II, pour agrandir sa capitale, construisit la grande muraille allant de la Porte Dorée à la Corne d'Or, le quartier des Blachernes, qui posséda plus tard l'église de la Sainte Châsse, ne fut point compris dans l'enceinte de la ville. Déjà Léon Ier 457-474 en construisant cette église avait établi dans les étages supérieurs un premier pied à terre. Il en fit construire un second auquel on donna le nom de Danube. Anastase Ier en fit un troisième. Les réceptions et les festins se donnèrent bientôt dans un quatrième qui s'appelait le palais Océan sans doute à cause de son décor marin... Alexis Ier Comnène construisit à son tour un palais dans lequel il reçut les chefs de la première croisade. Sous Manuel Comnène, petit-fils d'Alexis Ier, père d'Alexis 2 l'enfant, la cour abandonnant les grands palais de Sainte Sophie, élut pour résidence le palais des Blachernes. Après avoir construit un nouveau bâtiment surnommé le haut palais, il déplaça les murailles de la ville pour enclore toute une seconde enceinte qui comprenait de grands palais pour l'empereur, sa famille, les grands dignitaires, les soldats de la garde, de belles églises et de vastes jardins, des cours à portiques dont on vantait la beauté. Ce fut dans ce haut palais qu'Isaac Ange Comnène reçut les Croisés le 18 juillet 1203; quand les seigneurs francs entrèrent dans cette demeure impériale, ils furent éblouis par la richesse de la décoration des salles, la somptuosité des costumes de cérémonie, la vaisselle d'or, les tentures de soie brodé, les jardins splendides, ls ruisseaux courant dans des lits d'albâtre. Après la prise de la ville, le 12 avril 1204, les empereurs latins habitèrent aussi ces palais qu'ils abandonnèrent dans leur fuite dans un grand état de délabrement...

Que reste-t-il aujourd'hui de cette demeure impériale? Peut-être beaucoup de choses enfoncées dans les profondeurs de la terre, mais comme aucune fouille sérieuse n'a été faite jusqu'à ce jour, on est assez mal renseigné sur la topographie exacte de ces lieux. Les limites nord et est du palais sont encore visibles et de fortes murailles en jalonnent l'étendue; on est moins bien renseigné sur les parties sud et ouest, où cependant on reconnaît les sous-sol du palais d'Alexis Ier et ceux du palais nommé Danube près d'un ancien bain. En visitant ces lieux, le visiteur verra d'immenses pans de murs, au nord et à l'est quelques voûtes, des colonnes et quelques débris d'architecture; c'est tout ce qui reste de visible au-dessus du sol des fameux palais des Blachernes."


7) L'usurpateur

Celui que j'ai nommé le bourguignon surveille un prisonnier, mains liées derrière le dos, à demi dévêtu, mais les étoffes qu'il conserve sont splendides. Obséquieux, insinuant, J'y vois encore un usurpateur, Alexis V Dukas Comnène, surnommé mirziflos ou murzufle.

Celui-ci avait été enfermé par Alexis III Ange Comnène; et le jeune Alexis IV qui avait bon souvenir de lui, avait demandé qu'on le délivre dès son entrée. La bonne entente entre les Croisées et le vieil empeureur Isaac, puis le nouvel empereur Alexis IV rapidement couronné, ne dura guère. Les grecs ne pouvant ni ne voulant payer, le mécontentement grondant dans l'église. Alexis fait de son lointain cousin son premier ministre, et celui-ci lui conseille de se détacher des croisés, puis, quand il l'a bien isolé, se décide à prendre sa place.

"Alors virent les Grecs qui étaient mêlés aux Francs que la paix était impossible, dit Villehardouin; ils complotèrent pour trahir leur seigneur. Il y avait un grec qui était mieux avec lui que tout autre, et qui avait plus fait que nul autre pour le brouiller avec les Francs. Ce grec avait nom Murzufle.

Par le conseil et le consentement des autres, , un soir, à la mi-nuit, que l'empereur Alexis IV dormait en sa chambre, ceux qui devaient le garder (Murzufle lui-même et et ses complices) le prirent dans son lit, et le jetèrent en prison; et Murzufle chaussa les brodequins de pourpre (c'est à dire devint empereur) par l'aide et le conseil des autres grecs. Ainsi il se fit empereur; après on le couronna à Sainte Sophie. Or écouttez si jamais si horrible trahison fut faite par quiconque.

Quand l'empereur Isaac sut que son fils était pris et que l'autre était couronné, il eut si peur qu'il en devient malade et mourut bientôt. Et cet empereur Murzufle essaya deux ou trois fois d'emprisonner Alexis IV en sa prison, mais il ne plut à Dieu qu'il meure ainsi. Alors il l'étrangla et fit dire partout qu'il était mort de sa belle mort."

Ce Murzufle, Alexis V Dukas, s'enfuit lorsque les Croisés firent leur nouvel assaut de la ville, le 12 avril 1204, et alla se réfugier chez son lointain cousin Alexis III, le frère usurpateur d'Isaac, dans la ville de Messinople en Thrace.

"Et l'empereur Alexis III lui répondit qu'il était bienvenu comme un fils, qu'il voulait lui faire épouser sa fille et faire de lui son gendre. Ainsi s'hébergea l'empereur Alexis V Murzufle devant Messinople, y installa ses tentes et pavillons, et il fut reçu dans la cité. Alors les deux empereurs parlèrent ensemble, et Alexis III donna sa fille à Alexis V; et ils s'allièrent et dirent qu'ils ne seraient qu'une seule chose.

Ainsi séjournèrent, ne sais combien de jours, l'un dans l'armée, l'autre en la ville; et demanda l'empereur Alexis III à l'empereur Alexis V Murzufle de venir manger avec lui et qu'ils iraient ensemble aux bains. Ainsi fut fait. L'empereur Alexis V vint en toute simplicité avec une petite escorte; quand il fut dans la maison, l'empereur Alexis III l'appela dans une chambre, et le fit jeter à terre et aveugler en telle trahison comme vous avez ouï. Or écoutez si ces gens devaient tenir à leur terre qui si grande cruautés se faisaient les uns aux autres. Et quand ceux de l'armée de Murzufle apprirent cela, ils paniquèrent et prirent la fuite, les uns par ici, les autres par là; et certains allèrent à l'empereur Alexis III et lui obéirent comme à leur seigneur et restèrent autour de lui."

Mais les aventures et malheurs de l'usurpateur Alexis V Dukas Murzufle ne s'arrêtent pas là. Quelque temps plus tard il est surpris près de Constantinople:

"Il advint alors que l'empereur Murzufle qui avait les yeux crevés (celui qui avait assassiné son seigneur l'empereur Alexis IV, le fils de l'empereur Isaac Ange, celui que les croisés avaient ramenéss dans sa terre), s'enfuit de l'autre côté du détroit secrètement avec peu d'escorte. Et Thierry de Los l'ayant su le captura et l'amena à l'empereur Baudouin à Constantinople. Celui-ci en fut très heureux et prit conseil de ses hommes pour savoir ce qu'on ferait d'un homme qui avait assassiné son seigneur de cette façon.

Or il il y avait en pleine ville une colonne des plus hautes et mieux ouvrées de marbre qu'on eût jamais vue; et ici le fit mener et monter pour que tout le monde puisse le voir, et tout le peuple accourut pour assister à la merveille. Et de là il fut jeté à terre et chut de si haut qu'il fut tout déchiqueté.

Or oyez une grande merveille: qu'en cette colonne d'où il tomba, il y avait images de maintes manières ouvrées en marbre. Et parmi ces images il y en avait une en forme d'empereur qui tombait à terre; car de longtemps était prophétisé qu'il y aurait un empereur de Constantinople qui devait tomber de cette colonne."


8) Robert de Clari

Emerveillement des Croisés à Constantinople. Outre le récit de Villehardouin, nous avons un document de première importance, le récit de Robert de Clari, déjà signalé à la fin du XVIIIème siècle, mais qui n'a été publié qu'en 1868 et 1873, et donc que Delacroix n'a pu connaître que par ouï-dire. Mais il nous renseigne si admirablement sur les sentiments qu'ont pu éprouver ceux que l'on pourrait appeler les Croisés de seconde catégorie, entre la piétaille et les grands, que j'ai bien envie de trouver une figure pour le représenter. Pourquoi ne pas donner son nom à ce piéton casqué, bien habillé d'une tunique à rayures obliques rouges, qui brandit son épée en montant des marches, en poursuivant peut-être ce personnage qui lève les bras au ciel, et dont on ne peut dire avec certitude s'il est homme ou femme; j'aurais envie de l'appeler Théodore Vranas, le troisième époux de l'impératrice dite française, la soeur de Philippe-Auguste, la femme d'Alexis II l'enfant, puis de son oncle l'usurpateur Andronic.

Voici comment il nous évoque l'épisode où le jeune Alexis IV ayant refusé de continuer à payer les Croisés, certainement sous le perfide conseil de Murzufle, le doge décide d'aller lui parler. Comme pour Villehardouin, j'adapte toujours son texte pour pouvoir le citer:

"Quand les barons les eurent entendus, ils tinrent conseil sur ce qu'ils feraient, si bien que le doge de Venise dit qu'il voulait lui parler. Il lui envoya un messager pour lui demander de venir lui parler sur le port. Et l'empereur y vint à cheval; et le doge fit armer quatre navires, entra dans l'un, les trois autres devant le garder. Et quand il arriva vers le quai du port, il vit l'empereur qui était venu à cheval, et il lui dit: "Alexis, que crois-tu faire? Prends garde que nous t'avons tiré de grande misère, t'avons fait seigneur et couronné empereur; n'observeras-tu pas nos accords et t'en tiendras-tu là? -Non, fit l'empereur, je m'arrêterai là. -Vraiment , dit le doge, mauvais garçon; nous t'avons tiré de la merde et dans la merde te remettrons; et je te défie, et sache bien que je te poursuivrai dorénavant tant que je pourrai."

Il est le grand chantre de l'émerveillement à Constantinople:

"Quand la cité fut prise et que les Croisés se furent logés comme j'ai dit, et que les palais furent pris, on y trouva des richesses incroyables. Voici la splendeur du palais de Boucoléon(près de Sainte Sophie, où s'était installé Boniface de Montferrat). Il y avait dans ce palais que le marquis tenait, 5OO pièces revêtues de mosaïque d'or, qui toutes tenaient l'une à l'autre, et bien 30 chapelles grandes ou petites; il y en avait une qu'on appelait la sainte chapelle qui était si riche et noble que tous les gonds et pentures et ferronneries étaient en argent, et les colonnes de jaspe, porphyre ou pierres précieuses. Et le pavement était d'un marbre blanc si lisse et clair qu'il semblait être de cristal; et cette chapelle était plus riche et noble qu'on pourrait le dire. On y trouva des riches reliquaires avec deux morceaux de la vraie croix gros comme une jambe d'homme et longs d'une demie-toise, et le fer de lance qui perça le côté de Notre Seigneur, et deux clous qu'il eut fichés par les mains et les pieds; et dans une fiole de cristal une grande partie de son sang; et la tunique dont on le dépouilla quand il monta au calvaire, et la couronne dont il fut couronné qui était de joncs marins aussi piquants que fers d'alène, et la robe de Notre Dame et la tête de Saint Jean et plus d'autres riches reliquaires que je puis dire.

Et j'ai oublié deux riches vases d'or qui pendaient à de grosses chaînes d'argent. Dans l'un une tuile, dans l'autre une toile dont voici l'origine: il y eut jadis un saint homme à Constantinople qui recouvrait de tuiles la maison d'une veuve pour l'amour de Dieu. Notre Seigneur lui apparût et lui demanda la toile dont il était vêtu, et il s'en enveloppa le visage dont la forme s'y imprima, puis la lui rendit en lui disant de l'emporter et de la faire toucher aux malades croyants qui guériraient. Et avant de l'emporter ce saint homme la cacha sous une tuile jusqu'au soir. Lorsqu'il leva la tuile il vit l'image imprimée sur la tuile comme sur la toile; il les emporta et guérit maint malade....Et dans le palais des Blachernes (où s'était installé Baudouin de Flandres), il y avait bien 20 chapelles et 2 ou 3OO pièces revêtues de mosaïques d'or qui toutes tenaient ensemble. Et ce palais dépasse tout ce que j'en pourrais dire. On y trouva un grand trésor, les couronnes des empereurs d'antan, et les riches joyaux d'or, et les riches draps de soie d'or, et les riches robes impériales, et les riches pierres précieuses, et tant d'autres richesses d'or et d'argent dans ce palais et ailleurs dans la cité qu'on ne saurait les compter..."

Après avoir détaillé un certain nombre des curiosités de la ville, il en arrive enfin à deux colonnes:

"Il y avait encore une plus grande merveille dans la cité: deux colonnes qui avaient chacune trois brassées de grosseur et 5O toises de haut; sur chacune habitait un ermite dans une petite maison; et il y avait une porte dans la colonne pour y monter. A l'extérieur étaient représentées et écrites par prophétie toutes les aventures et conquêtes advenues en Constantinople ou qui devaient y advenir. On ne pouvait deviner l'aventure avant sa réalisation; mais aussitôt on la reconnaissait. Ainsi la conquête des Français y était figurée avec les navires; mais les grecs ne purent le déchiffrer; et quand ce fut arrivé, on s'aperçut que les inscriptions sur les nefs disaient que de l'Occident viendraient des gens bardés de fer qui conquerraient Constantinople... C'est depuis une de ces colonnes qu'on a précipité l'usurpateur Murzufle."

Quant aux grands seigneurs qui commandaient cette croisade dénaturée, il en pense finalement le plus grand mal. Après la bataille d'Andrinople contre les Valaques, lorsque disparaît Baudouin de Flandres depuis si peu de temps empereur, et que s'enfuit le doge de Venise, il remarque:

"Ainsi se vengea le Seigneur Dieu de leur orgueil et de leur mauvaise foi envers les pauvres de l'armée, et des horribles péchés qu'ils avaient commis dans la cité après l'avoir prise."


9) Les impératrices

Parmi les séductions de Constantinople il y a naturellement les femmes, et les plus belles, les plus nobles, les plus somptueusement parées, les impératrices. Delacroix nous les étale. Deux semblent presque des cadavres, mais nulle blessure, nul sang qui coule; il est plus intéressant de considérer qu'elles sont seulement évanouies. Il est alors possible de les nommer..

Celle agenouillée que nous voyons de dos, sur laquelle s'appuie son vieux mari Isaac Ange Comnène aux yeux crevés, cette capiteuse blonde, c'est sa deuxième épouse, la soeur du roi de Hongrie, qui après la prise deviendra l'épouse de Boniface de Montferrat. Celui-ci, faisant le siège d'Andrinople, la montrera aux habitants avec les deux enfants qu'elle a eus de son vieux mari et dont nous voyons l'aîné qui s'appelle encore Alexis. Robert de Clari lui fait tenir ce discours:

"Bah, seigneurs, ne savez-vous pas que je suis l'impératrice, et ne reconnaissez-vous pas ces deux enfants que j'eus de l'empereur Isaac?

-Oui, mais, répondent-ils, allez à Constantinople le faire couronner, et quand il sera sur le trône de Constantinople, nous ferons ce que nous devrons."

La femme évanouie à gauche, au dessous du patriarche indigné, que celui que j'ai nommé Louis de Blois arrête comme pour l'empêcher de la fouler dans son agitation, je l'identifie comme celle que Villehardouin appelle l'impératrice française, cette fille de Louis VII le Jeune et de sa troisième femme, Adèle de Champagne, comme son frère Philippe-Auguste, Agnès que Manuel Comnène avait fait venir pour épouser son fils Alexis II l'enfant. Or Manuel ayant envoyé son cousin Andronic à Jérusalem pour chercher sa soeur Théodora qui en était reine afin qu'elle assiste à la cérémonie, Andronic la séduit et se réfugie avec elle à Konia, capitale des turcs seldjoukides au centre de l'Anatolie. Après la mort de Manuel Comnène, Andronic sans doute déjà veuf, revient à Constantinople pour se mettre au service de son neveu Alexis II l'enfant qui lui pardonne tout et le nomme son régent. Il ne faut pas longtemps pour qu'Andronic assassine Alexis et sa mère, se fasse couronner empereur et réussisse à épouser Agnès de France. Après la mort ignominieuse d'Andronic, cet autre usurpateur, Agnès de France épousa en troisièmes noces un noble de Constantinople Théodore Vranas. Elle était déjà la femme de celui-ci lorsqu'elle a assisté Isaac Ange Comnène dans sa réception, en ce palais des Blachernes, des messagers français dont faisait partie Villehardouin.

Robert de Clari nous raconte que cette impératrice française ne fut nullement enchantée de voir les français dans la ville:

"Quand les barons eurent mené Alexis au palais (donc le 18 juillet 1203, lendemain de la réception des ambassadeurs), ils s'enquirent de la soeur du roi de France qu'on appelait l'impératrice française, si elle vivait encore. On dit oui et qu'elle était mariée à un des grands de la cité nommé Théodore Vranas qui demeurait dans un palais à côté; les barons allèrent la voir et la saluèrent et lui promirent tant et plus de la servir, mais elle leur fit mauvais visage; elle était fort fâchée de leur venue et de ce qu'ils avaient couronné cet Alexis IV Ange Comnène; et elle ne voulait leur parler, mais se servait d'un interprète qui prétendait qu'elle ne parlait pas français. Mais le Comte Louis qui était son cousin (il s'agit de Louis de Blois, chef du quatrième corps d'armée, celui à qui j'ai donné la figure qui juste au-dessus d'elle écarte le patriarche), réussit à s'entretenir avec elle."

Certainement elle aurait aimé avoir l'empire pour un de ses enfants. C'est elle que les Français auraient dû venir défendre à son avis, remettre sur le trône. C'est d'ailleurs un de ses descendants, encore un Alexis, qui fondera l'empire de Trébizonde.

Quant au groupe de droite, le plus célèbre du tableau, cela peut être encore deux impératrices . Celle qui est évanouie serait la femme d'Alexis III Comnène que son époux avait laissé dans la ville avec au moins une de ses filles, lors de sa fuite avant la première entrée des Croisés à Constantinople en juillet 1203. En effet Villehardouin nous déclare que l'usurpateur Murzufle (Alexis V Dukas) avait emmené avec lui, lors de sa fuite, l'impératrice qui était la femme de l'empereur Alexis III et sa fille Eudoxie, celle sans doute qu'il épouse lorsqu'il rejoint le dit empereur à Messinople avant de se faire crever les yeux par lui. Elle est juste au-dessous de lui dans le tableau. Mais nous pouvons imaginer aussi qu'il s'agit d'une autre de ses filles, elle vraiment impératrice, puisqu'elle a épousé Théodore Lascaris, non seulement autre prétendant à l'empire de Constantinople, mais fondateur de l'empire de Nicée.

Quant à sa mère, la femme d'Alexis III, elle a bien raison de s'évanouir, si elle se doute de ce qui lui arrivera.

"Alors, dit Villehardouin, il arriva aussi que le marquis Boniface de Montferrat qui était à Salonique, prit l'empereur Alexis III (celui qui avait fait crever les yeux de l'empereur Isaac Ange) et sa femme l'impératrice avec lui. Et il envoya les brodequins rouges et les vêtements impériaux à l'empereur Baudouin son seigneur à Constantinople, qui lui en fut fort gré; puis envoya l'empereur Alexis III et l'impératrice sa femme mourir en prison à Montferrat."


10) les objets du pillage

Des bijoux dans un coffre, avec sans doute quelques reliques, des drapeaux, deux boucliers, une masse d'armes, la tiare impériale que le vieil empereur aveugle fait rouler aux pieds du comte Baudouin qui lui succédera sur le trône après deux intermédiaires. Mais je voudrais surtout attirer l'attention sur l'arc dont on ne voit que la moitié juste derrière le pied du petit Alexis fils de l'empereur aveugle et de sa seconde femme hongroise.

Lorsqu'Andronic eut assassiné son neveu Alexis II l'enfant, qu'il se fut fait couronner empereur, et qu'il eut épousé sa femme Agnès, la soeur de Philippe-Auguste, qui lui en a manifestement si peu voulu de son crime qu'on peut bien imaginer qu'elle en fut l'instigatrice (cet Andronic avait décidément un terrible pouvoir sur les femmes), voulant se prémunir contre d'éventuels usurpateurs de son espèce, il voulut se débarrasser de ses trois neveux, les trois fils de son cousin germain Andronic Ange. Il réussit à faire crever les yeux à l'un d'entre eux, mais les deux autres échappèrent: Isaac Ange va en Valachie, Alexis, le futur Alexis III Ange, à Antioche où il est fait prisonnier par Saladin.

Isaac Ange réussit à rentrer secrètement à Constantinople. Andronic en a vent et lui envoie un meurtrier; mais Isaac réussit à tuer celui-ci, puis va se réfugier à Sainte-Sophie en ameutant le peuple qui le fait couronner empereur. Andronic apprenant cela dans son palais du Boucoléon se rend à la tribune de Sainte Sophie par le couloir de communication, avec son arc, et tente de lui décocher une flèche au moment même du couronnement, mais signe du ciel, la corde de cet arc se rompt. Il essaie alors de s'enfuir, mais la tempête le ramène à Constantinople. Il se cache dans une caverne où le découvre un seigneur qui le mène au palais. Alors Isaac lui fait parcourir la ville attaché sur un chameau. Rappelez-vous Voltaire:

"On traîna l'empereur Andronic dans les rues, on lui coupa une main, on lui creva les yeux, on lui versa de l'eau bouillante sur le corps, et il expira dans les plus cruels supplices."

Robert de Clari le dépasse largement dans l'horreur: la foule, nous dit-il, le met en pièces à tel point qu'il ne reste plus que ses os qui sont jetés dans une latrine. Cette fois les yeux ont pu être littéralement arrachés. On pense aux dernières pages de Salammbo.

Que d'yeux crevés dans toute cette histoire! La splendeur picturale se déploie sur un fond d'aveuglement: yeux crevés du frère d'Isaac, yeux arrachés d'Andronic, yeux crevés de Murzufle, et naturellement les yeux crevés de notre empereur agenouillé, désespéré, Isaac Ange qui recommence l'histoire d'Alexis II lequel avait fait revenir auprès de lui celui qui allait être son pire ennemi Andronic, ce qui préfigure l'histoire de son propre fils Alexis IV qui ferait revenir auprès de lui celui qui allait être son pire ennemi Alexis V Dukas Murzufle,

faisant revenir auprès de lui , en le rachetant à Saladdin son frère Alexis qui allait être son pire ennemi, et en le nommant son premier ministre

comme Alexis II avait nommé Andronic, comme Alexis IV nommerait Murzufle,

son terrible frère qui le capture lors d'une chasse, le met en prison et lui fait crever les yeux., pour se faire couronner comme Alexis III.



11) La ville et les nuages

Delacroix aime les horizons très élevés, comme nous pouvons le voir dans les Massacres de Scio ou encore dans le fameux tableau de chasse en pleine nature qui se trouve lui aussi quelques salles plus loin, près de la version aérienne de notre Entrée. Les deux impératrices évanouies nous annoncent l'étalement de la grande ville sompteuse jusqu'aux rives du Bosphore à droite, jusqu'à la pointe de l'actuel Sérail à gauche qui s'avance en face de la tour de Galata à droite, où était fixée la chaîne fermant cet immense port qu'était la Corne d'Or toute entière, chaîne que les Croisés détachent pour pouvoir entrer comme on dénoue la ceinture d'une robe.

Delacroix n'a jamais vu Constantinople. Il la reconstitue à partir de plans sur lesquels il élève des murailles dans ce qu'on pourrait appeler une vue hypercavalière, presque une vue d'avion. Nous planons avec lui comme si nous étions portés sur les ailes d'un Djinn et pouvons découvrir dans les rues mais surtout sur toutes les terrasses d'innombrables scènes miniatures merveilleusement peintes dont il faudrait examiner le détail. Au loin la ville se transforme en nuages qui deviennent comme sa chevelure éparse. Les contemporains ont été surpris par ces nuages. Ainsi Théophile Gautier, qui lui est allé à Constantinople-Istanbul, est un peu déçu:

"Ce coloris étouffé et tranquille étonne et déroute au premier coup d'oeil; l'on s'attend, sur l'énoncé du sujet, à une inondation de splendeurs, à toute la féérie de l'Orient; car l'on ne se figure Constantinople que comme une blancheur éblouissante entre deux azurs inaltérables. M. Eugène Delacroix, à qui il était si facile de réaliser cet idéal, a choisi un temps couvert et presque septentrional."

Delacroix fait courir au-dessus de Constantinople une sorte de ciel parisien. S'il est vrai qu'Istanbul est à la même latitude que Naples ou Madrid, ce n'en est pas moins une ville d'allure septentrionale, à la météorologie tumultueuse avec son bras de mer qui se faufile entre les deux masses continentales des Balkans et de l'Anatolie. Le mois d'avril y est fort pluvieux comme dans toute la Méditerranée. En juillet commencent les grands orages.

Quant aux deux azurs, ils sont remplacés par un bleu vert qui donne sa tonalité fondamentale au tableau, un turquoise qui évoque justement les vicissitudes, bien loin de l'inaltérable dont parle Gautier, évoque aussi une sorte d'espérance obstinée à travers tant de bouleversements et de crimes.

Or c'était sans doute encore plus vert à l'origine, si l'on en croit ce témoignage de Cézanne rapporté par Joachim Gasquet. Il déclare à celui-ci après une visite au Louvre:

"Son Entrée des Croisés , c'est terrible... autant dire que vous ne la voyez pas. Nous ne la voyons plus. J'ai vu, moi qui vous parle, mourir pâlir, s'en aller ce tableau. C'est à pleurer. De dix ans en dix ans, il s'en va... Si vous aviez vu la mer verte, le ciel vert. Intenses. Et comme les fumées étaient plus dramatiques alors, les navires qui brûlent, et comme tout le groupe des cavaliers se présentait!"

Non seulement nous devons imaginer l'entrée des Croisés à Constantinople et leur prise ou viol de cette ville dans l'étalement, à partir de ce tableau qui navigue entre deux dates, du 17 juillet 12O3 au 12 avril 12O4, comme il navigue entre deux hauteurs d'horizon, dans l'étalement de cette victime qui s'évanouit, pâlit et tremble, mais il nous faut encore imaginer le tableau même qui a semble-t-il considérablement changé depuis un siècle et demi. Une partie de son feu s'est éteint, qu'il s'agit de ranimer.


12) les incendies

Delacroix aime les incendies. Pensons au Sardanapale, aux Massacres de Scio , à tant d'autres. Ici cette femme Constantinople qui s'offre et se refuse à la fois, bras écartés, à ses conquérants, communique à sa chevelure de nuages par les tresses des incendies. On peut en distinguer quatre foyers principaux; je vais les mettre en relation avec quatre épisodes de la conquête.

D'abord à gauche, entre Boniface de Montferrat et le portique, au-dessus de la rue qui mène vers le port et par laquelle arrive une troupe nombreuse.

"Lorsque le doge de Venise, qui était un vieil homme et n'y voyait goute, nous dit Villehardouin, réussit à débarquer et à prendre 25 tours du côté de la Corne d'Or, grâce à l'enthousiasme provoqué par la vue du gonfanon de Saint Marc planté sur l'une d'entre elles, l'empereur ursurpateur Alexis III Comnène envoya des troupes de leur côté. Comme les Vénitiens virent qu'ils ne pouvaient leur résister, ils mirent le feu à ce quartier de la ville pour se protéger. Comme le vent soufflait vers eux, l'incendie se développa si fort que l'épaisse fumée empêcha les Grecs de les voir. C'est ainsi qu'ils purent conserver les tours conquises."

Autre foyer du côté des coupoles à droite de l'oriflamme que tient le piéton de Bourgogne.

Alors qu'Alexis IV encore ami des Croisés parcourt avec eux une partie de son empire, des échauffourées commencèrent en ville entre les Grecs et les Latins:

"Et ne sais quels gens vicieux, dit Villehardouin, mirent le feu à la ville; et ce feu fut si grand et si horrible que personne ne put l'éteindre ou même le contenir. Quand les barons de l'armée qui étaient hébergés de l'autre côté du port (dans le quartier de Galata) s'en aperçurent, ils en furent désolés et eurent grand pitié quand ils virent ces hautes églises et ces hauts palais s'écrouler, et ces grandes rues marchandes la proie des flammes; et ils n'y pouvaient rien faire.

Et le feu prit du côté du port, et jusqu'au centre de la ville aux abords de Sainte Sophie. Et dura deux jours et deux nuits; et les hommes ne purent l'éteindre; et le front du feu tenait bien demie-lieue de large. Du dommage, ni de l'avoir et la richesse qui fut là perdue, je ne puis vous le conter, ni vous dire le nombre des homme, femmes et enfants qui périrent par le feu.

Tous ceux des Latins qui étaient hébergés à l'intérieur de Constantinople, de quelque terre qu'ils fussent, n'osèrent plus y demeurer, mais prirent leurs femmes, enfants et tout ce qu'ils purent sauver de leur avoir, et entrèrent dans des barques et des vaisseaux pour traverser la Corne d'Or et aller rejoindre les Croisés. Il y en eut bien 15 000 tant petits que grands; et il fallut beaucoup de travail aux Croisés pour leur passage. Ainsi furent démêlés Latins et Grecs."

Puisque les hommes n'ont pu éteindre ce deuxième incendie, c'est sans doute qu'il est tombé une grande pluie.

Le troisième foyer, nous le trouvons entre les têtes de Baudouin de Flandres et d'Alexis IV. Ce sont les navires qui brûlent dans une région du port. Cette fois le jeune empereur, écoutant les perfides conseils de Murzufle, s'est brouillé avec les Croisés. C'est de nouveau la guerre qui dure jusqu'au coeur de l'hiver.

"Alors les Grecs imaginèrent une grande machination; ils prirent dix- sept grands navires, les remplirent de planches et de petit bois, d'étoupe, de poix et de tonneaux; et attendirent que le vent soufflât très fort dans la bonne direction, puis à minuit ils mirent le feu aux navires et laissèrent leur voiles aller au vent; et le feu s'alluma si haut qu'on avait l'impression que toute la terre brûlait. Ainsi s'en viennent vers les navires des Croisés; et les cris s'élèvent dans l'armée, et sortent les armes de toutes parts. Les Vénitiens courent à leurs vaisseaux, et tous les autres qui en avaient, et commencent à lutter vigoureusement contre l'incendie...

Ainsi souffrirent ce travail et cette angoisse jusqu'au jour; mais par l'aide de Dieu aucun navire ne fut perdu à l'exception d'un vaisseau pisan plein de marchandise. Grand fut le péril de cette nuit, car si les navires avaient brûlé, ils eussent tout perdu; il aurait été impossible de revenir ni par terre ni par mer. Telle était la récompense que leur donnait le jeune empereur Alexis IV du service qu'ils lui avaient rendu."

Le dernier foyer est le plus important. C'est celui qui est à droite au-dessus du groupe formé par Théodore Vranas et celui que j'ai proposé de nommer Robert de Clari.

"Après la fuite de Murzufle, devant l'hôtel où s'était installé Boniface de Montferrat, on ne sait quelles gens qui craignaient que les Grecs les assaillissent, mirent le feu pour s'en protéger. Et la ville commença à s'allumer et brûler très durement; elle brûla toute la nuit et le lendemain jusqu'au soir. Et ce fut le troisième incendie qu'il y eut en Constantinople (auquel il faut ajouter l'incendie des navires), depuis que les Francs y étaient arrivés. Et le nombre des maisons détruites fut tel que c'est comme si avaient brûlé les trois plus grandes villes du royaume de France."


13) Le jeune incendiaire

Dans toute cette représentation des Croisés, des Croisades, d'où est si curieusement absente la croix, sauf sur les ornements du patriarche indigné à gauche, il y a comme le retour obstiné du nom de l'artiste, Eugène, heureusement né, Delacroix.. Il embrase discrètement Constantinople. Dans l'esquisse de Chantilly le rougeoiement est bien plus vif.

Regardez-le, ce jeune incendiaire, qui s'écroule épuisé sur le sol, s'appuyant encore par sa main droite derrière les jambes d'une impératrice tandis que de la gauche il maintient encore sur son coeur une torche.

Il est amoureux, il est passionné. Est-il grec ou français? En tous cas ce n'est pas un soldat. L'agitation, l'état des dames et de la ville ; tout cela ne va-t-il pas lui permettre de satisfaire les désirs qu'il aurait jugés les plus fous quelques journées auparavant? Que veut-il donc encore brûler avant de s'abandonner au sommeil?

Il veut brûler Istanbul, désaffubler de son nouveau nom Constantinople prise par les Turcs, comme elle avait été reprise par les Grecs, comme elle avait été prise par les Français.

Il veut brûler la ville de Paris dont le ciel court sur celle-ci, recommencer la révolution de 1830, faire que la liberté guide à nouveau le peuple. Ainsi les oriflammes, bien loin de porter les armoiries reconnaissables de grandes familles, sont des drapeaux rouges et noirs.

Il veut brûler les Croisés et leurs descendants, ceux qui ont usurpé son propre nom Delacroix, qu'ils se sont montrés incapables de porter, pillant Constantinople au lieu de délivrer Jérusalem, aussi brûler leurs descendants, le roi Louis-Philippe commanditaire, d'autant plus odieux dans le for intime, qu'on dépend de lui pour continuer à peindre au moins de grandes machines comme celle-ci., et qui lui a fait savoir par son ministre de la culture que l'on désirait une peinture qui si possible "n'eût pas l'air d'être un Delacroix".

Il veut brûler cette toile dont le sujet l'enchante et l'exaspère à la fois. Il parle une seule fois dans sa correspondance d'"une certaine Prise de Constantinople dont il a à s'occuper pour Versailles", et demande par ailleurs une entrevue au directeur des musées royaux pour lui soumettre "le croquis du tableau que j'ai à exécuter pour Versailles et dont je voudrais m'occuper le plus promptement possible" sans même en nommer le sujet. Non la détruire, mais perpétuellement la rallumer, parce que le feu intérieur qui la dévore ne s'y manifeste pas suffisamment, et parce qu'il sait que ses couleurs risquent de s'éteindre.

Il veut se brûler lui-même en Sardanapale dans un instant de luxe inouï, dénoncer les noirceurs du monde, et l'éclairer comme une torche, ou si vous voulez comme un phare; la strophe de Baudelaire va nous permettre de planter de sapins toujours verts les collines qui montent au-dessus de Galata, et la musique de Weber y réveillera d'innombrables chasseurs chevaliers errants:

"Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,

Ombragé par un bois de sapins toujours vert,

Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges

Passent comme un soupir étouffé de Weber...."

14) L'espoir de Byzance

Et le peintre n'a-t-il pas songé à son spectateur, non seulement celui du Salon, et certes pas le commanditaire et son administration, mais à celui qui est encore enfant lorsque lui est en train de peindre, et aux enfants de cet enfant jusqu'à nous-mêmes?

Regardez-le délicieusement esquissé, tranquille dans les bras de sa mère, à peu près à mi-hauteur au bord à droite, entre incendiaire et incendies, impératrices et faubourgs, à l'écart de cette foule d'empereurs qui tombent les uns sur les autres comme les cartes d'un château. J'y reconnais ma préhistoire. C'est le rôle que j'adopte dans cette troupe, et c'est sous ce masque en bourgeon que je vous invite à vous installer.

Michel Butor (que nous remercions bien vivement de cette érudite et splendide analyse).