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CHRISTIAN GOODMAN / COURTESY MARIAN GOODMAN GALLERY, NEW YORK/PARIS "Prendre la parole", installation de Christian Boltanski à la galerie parisienne Marian Goodman, 2005

Boltanski expose pour la première fois dans la galerie parisienne de Marian Goodman, avec laquelle il travaille depuis longtemps à New York, et, pour cela, il a quitté la galerie d'Yvon Lambert, qui était la sienne à Paris jusque-là.

L'exposition "Prendre la parole" présente trois installations, efficaces et complexes, sous leur air de simplicité.


MULTIPLICITÉ DES SENS


Prendre la parole est aussi le titre de la première de ces installations, la plus vaste, la plus nouvelle. De l'entrée, on dirait une foule dans la pénombre. Sur des formes en planches sans apprêt, Boltanski dispose des manteaux sombres qui en font aussitôt des silhouettes humaines. A la place de leurs têtes, sortent des cols de petites lampes rondes, genre lampe de chevet. Ces figures schématiques occupent toute la salle, comme un désordre de passants penchés en avant. Elles font d'abord songer aux piétons filiformes en bronze de Giacometti qui traversent des espaces vides. Boltanski avance une autre comparaison, avec Playtime de Jacques Tati.

A peine s'engage-t-on entre elles que des voix sortent des manteaux, voix féminines et masculines qui énoncent chacune une phrase différente et très courte : "Je suis courageux", "Je suis paresseux", " Je suis méchante" . Des capteurs sont placés sous le linoléum noir qui couvre le sol. Chaque passage déclenche une phrase. Elles se perdent, se contredisent ou, plus rarement, se répondent.

L'installation est donc, dans sa présentation, très simple. Ce qu'elle suggère l'est moins. Ces figures humaines qui disent "je" affirment leur individualité, pense-t-on d'abord ­ - ce que l'artiste confirme. Mais laquelle et comment ? Quel sens peuvent avoir ces définitions laconiques, un qualificatif psychologique unique, "courageux" ou "heureuse" ? Qui supporterait d'être réduit à un mot ? Ces figures anonymes, presque semblables puisqu'elles ne se distinguent entre elles que par la coupe et la longueur de leurs manteaux, demeurent insaisissables, même si elles parlent. Disent-elles leur vérité ou mentent-elles ? Prendre la parole est-elle donc une pièce sur la singularité ou sur l'inaccessibilité ? L'œuvre est forte parce qu'elle laisse sur cette incertitude tout en restant, pour l'œil, immédiatement accessible.

Elle convainc par le degré de concentration et d'efficacité auquel parvient Boltanski, tout en demeurant attaché aux mêmes sujets depuis ses premiers travaux des années 1970 : l'individu, l'autobiographie, la mémoire, la disparition. Il n'en fait pas mystère et affirme, à moitié sur un ton ironique, qu'un artiste n'a qu'un nombre restreint de sujets, sans doute obsessionnels, dont il tente d'approfondir la mise en forme au fil du temps. Il ajoute que tout artiste ­ - à l'exception de Picasso, peut-être, au XXe siècle - ­ n'a dans sa vie que quelques bonnes périodes. Si tel est son cas aujourd'hui, admet-il, ce serait parce qu'il ressent l'approche de la vieillesse.

Ses pièces les plus récentes sont parmi les plus puissantes de son œuvre, parce qu'elles conjuguent simplicité des moyens et multiplicité des sens. Tel est aussi le cas des autres pièces, Le Cœur et Etre à nouveau . Elles se comprennent en un instant et ouvrent le champ à une interrogation qui peut demeurer sans réponse.

Etre à nouveau est un écran, divisé en trois bandes horizontales. Sur ces bandes passent trois tiers de visages en noir et blanc. Chacun d'eux appartient à une photographie et à une personne différente, quelques-uns des portraits des Suisses morts à partir desquels Boltanski a travaillé en 1990. A chaque instant ­ - à moins que l'on n'appuie sur le poussoir qui permet de suspendre la projection ­-, un visage différent apparaît. Un visage impossible, le front d'un vieil homme avec les yeux d'un adolescent et la bouche d'une jeune fille par exemple : tout l'inverse d'un portrait-robot, une construction absurde prise dans le défilement très rapide des images qui crée l'impression d'un tourbillon brouillant la perception.


COMBINAISON DE FRAGMENTS


Boltanski parle de cette œuvre comme d'une réflexion sur le passé et la filiation. Il évoque ces traits qui, dans un enfant, ressuscitent l'aïeul et rappellent qu'il est issu d'une longue histoire génétique. Ainsi chacun serait-il inscrit par ses ressemblances physiques dans la chaîne des générations : ce serait une seconde manière de pouvoir dire"je" avec assurance.

Ou, à l'inverse, ne plus pouvoir le dire, si ce "je" se révélait n'être qu'un agrégat d'éléments hérités, de même que le visage ne serait que la juxtaposition de traits transmis, comme le sont les faces que Boltanski fait naître par la combinaison de fragments en un hybride instable. L'individu est menacé d'éclatement. Il suffit d'arrêter un instant la succession des images pour en avoir la preuve visuelle : ce sont des monstres qui surgissent, d'autant plus désagréables qu'aucun fantastique n'est nécessaire à leur apparition. Le mythe de Frankenstein se trouve ainsi renouvelé et généralisé. Et l'œuvre de Boltanski suspendue entre ses diverses interprétations.

Le Cœur n'échappe pas à ce balancement. Dans l'obscurité, une ampoule s'allume et s'éteint au rythme de battements cardiaques dont le son envahit l'espace. Ce sont ceux de Boltanski, et Le Cœur est donc une sorte d'autoportrait minimal et inquiétant. Mais ce pourrait être aussi ceux de n'importe quel vivant.


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Marian Goodman Gallery, 79, rue du Temple, Paris-3e. Mo Hôtel-de-Ville.
Tél. : 01-48-04-70-52. Du mardi au samedi de 11 heures à 19 heures.
Du 3 septembre au 15 octobre.

Source : Philippe Dagen, le monde du 09.09.05

Christian Boltanski
Prendre la parole
2005