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22 septembre 2002 - 6 janvier 2003.
Grand Palais,
entrée square Jean Perrin, Paris VIIIe.
Tous les jours, sauf le mardi, de 10h à 20h.

Cette exposition est organisée par la Réunion des musées nationaux / musée national Picasso, et le Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, Tate, Londres, et The Museum of Modern Art, New York. Elle est également présentée à la Tate Modern, Londres, du 6 mai au 18 août 2002 et au Museum of Modern Art, New York, du 12 février au 27 mai 2003.

« Il faudrait pouvoir mettre côte à côte tout ce que Matisse et moi avons fait en cetemps-là. Jamais personne n’a si bien regardé la peinture de Matisse que moi. Et lui, la mienne... » Propos de Pablo Picasso in Pierre Daix, Picasso Créateur, Paris, 1987, p.74

« On vient d’avoir l’idée la plus rare et la plus imprévue, celle de réunir dans une même exposition les deux maîtres les plus fameux et qui représentent les deux grandes tendances opposées de l’art contemporain. On a deviné qu’il s’agit d’Henri Matisse et de Pablo Picasso. L’œuvre éclatant du premier ouvre de nouvelles voies à l’impressionnisme et l’on sent bien que cette veine de la grande peinture française est loin d’être épuisée. L’autre au contraire, montre que cette riche perspective n’est pas la seule qui s’ouvre à l’artiste et à l’amateur et que l’art concentré qui a donné le cubisme, cette esthétique éminemment contemporaine se rattache par Degas, par Ingres aux traditions les plus hautes de l’art [...] »

Ces lignes de Guillaume Apollinaire introduisent en janvier 1918 le communiqué de presse annonçant l’ouverture à la galerie Paul Guillaume de la première exposition conjointe jamais consacrée à Matisse et Picasso.

Au moment de leur rencontre chez les Stein, leurs mécènes et amis communs, durant l’hiver 1905-06, Matisse (1869-1954) et Picasso (1881-1973) se trouvent engagés dans des recherches plastiques à l’origine des révolutions « fauve » et « cubiste ». Dès lors et tout au long de leur trajectoire artistique, ils vont travailler, dans un vis à vis productif, à Paris, en Catalogne ou sur la Riviera française, autour des grands genres du Nu, du Portrait et de la Nature morte. Oscillant entre amitié et compétition, leur relation sera fondée sur une véritable « fraternité artistique » selon les mots de Matisse.

Comme en témoigne la presse et la critique d’art, Matisse et Picasso furent considérés dès la première décennie du siècle comme les deux principaux inventeurs de l’art moderne.

Fondée sur un bilan croisé de près d’un siècle de réévaluations critiques et de recherches, cette exposition reconstitue les moments-clefs de leur dialogue entre 1906 et 1954, à travers un ensemble d’œuvres maîtresses provenant des plus prestigieuses collections publiques et privées : 76 peintures, 28 sculptures, 47 dessins, 10 papiers collés et gouaches découpées.

Selon un parcours globalement chronologique, l’exposition témoigne pour l’ensemble de leur trajectoire artistique des échanges ou interférences stylistiques et thématiques entre leurs deux œuvres, notamment dans leur redéfinition commune de la figure dans les années 1906-1908, les compositions « cubisantes » de Matisse en 1913-1917, l’évocation du grand thème matissien des Odalisques par Picasso à partir des années 30, et leurs gouaches et tôles découpées qui, entre 1930 et 1950, s’attachent à repenser la peinture et la sculpture comme des « signes dans l’espace ».

L’exposition permet ainsi d’établir des confrontations inédites d’œuvres contemporaines telles le Nu bleu : Souvenir de Biskra, 1907, de Matisse (The Baltimore Museum of Art, Baltimore), et la Femme nue aux bras levés, 1907, de Picasso (collection particulière), présentée à Paris pour la première fois, mais aussi d’opérer des parallèles audacieux entre des œuvres de techniques différentes, tout particulièrement dans la dernière section réunissant gouaches et tôles découpées, et en juxtaposant des œuvres appartenant à des périodes de création distantes dans le temps telles Nature morte sur fond vert, de Picasso, 1914 (The Museum of Modern Art, New York) et Nature morte au magnolia, de Matisse, 1941 (Centre Pompidou, Musée national d’art moderne), –confrontation présentée à Paris seulement.

Henri Matisse ,
Le Luxe, I (1907)
Huile sur toile, 210 x 138 cm
Centre Georges Pompidou, Paris
Pablo Picasso,
Meneur de cheval nu (1906)
Huile sur toile 220.6 x 131.2 cm
The Museum of Modern Art, New York.

Picasso acheva Meneur de cheval nu (Museum of Modern Art, New York) au printemps 1906, au moment où il rencontrait Matisse. Ses efforts tendaient alors à affranchir son œuvre de la sentimentalité d'inspiration romantique des premières représentations de Saltimbanques, pour lui infuser la force hiératique et la gravité de la sculpture grecque archaïque. Cette scène aux tonalités sombres traduit un rejet délibéré des couleurs vives qui étaient alors la marque distinctive de Matisse. L'œuvre fut acquise par Leo et Gertrude Stein, chez qui, à Paris, les deux artistes avaient eu souvent, avant la Première Guerre mondiale, l'occasion de confronter leurs approches. Luxe I de Matisse (Musée National d'Art Moderne, Paris), peint l'année suivante et de dimensions quasiment identiques, fut installé dans l'appartement du frère, Michaël, et de sa femme, Sarah, à deux pas de chez eux. Il émane une aura vaguement mythique de cette dernière œuvre, qui reflète aussi l'intérêt des avant-gardes pour l'art primitif, même si les sources de Matisse diffèrent nettement de celles de Picasso : peinture de la première Renaissance italienne et estampes japonaises. Comparé aux stupéfiantes libertés que le " roi des Fauves " prit dans la touche et le dessin des contours de ses figures gauches et disproportionnées, le Meneur de cheval nu paraît presque académique dans le rendu de l'anatomie. Mais l'équilibre des forces allait s'inverser de façon spectaculaire quelques mois plus tard lorsque Picasso dévoila dans son atelier Les Demoiselles d'Avignon (Museum of Modern Art, New York) à des visiteurs médusés, parmi lesquels se trouva Matisse.

Henri Matisse
Poissons rouges et palette (1914)
Huile sur toile, 146.5 x 112.4 cm
The Museum of Modern Art, New York.
Pablo Picasso
Arlequin (1915)
183.5 x 105.1 cm
The Museum of Modern Art, New York.

Lorsqu'il découvrit le célèbre Arlequin de Picasso, de 1915 (Museum of Modern Art, New York), Henri Matisse confia à son voisin : " Mes poissons rouges ont conduit Picasso ". Il se référait précisément à Poissons rouges et palette de l'automne 1914 (Museum of Modern Art, New York), où la force du noir et la puissante articulation des surfaces rectangulaires préfigurent en effet certains aspects de l'Arlequin. Cependant, Poissons rouges et palette est l'une des œuvres où l'influence du cubisme sur Matisse commence à se faire sentir ; la rigueur de la structure y témoigne de l'enseignement que le peintre avait pu tirer des collages et peintures de Picasso des années 1913-1914. Poissons rouges et palette et Arlequin sont des autoportraits symboliques, empreints l'un et l'autre d'une gravité liée aux heures noires de la guerre et qui représentent chacun, pour son auteur (comme les admirateurs s'en sont avisés), une de ses réussites majeures les plus originales. C'est l'un des exemples les plus lumineux du bénéfice que tirèrent Matisse et Picasso de l'attention soutenue qu'ils se portaient réciproquement et qui, pour chacun, favorisa la création d'un tableau profondément personnel au sein de son œuvre tout en étant extrêmement novateur.

Henri Matisse
Nature morte aux oranges (1916)
Huile sur toile 54 x 65 cm
Collection part., Paris
Pablo Picasso
Nature morte au pichet et aux pommes (1919)
Huile sur toile 65 x 43.5 cm
Musée Picasso, Paris

L’une et l’autre puissamment travaillées, ces deux natures mortes ont en commun une certaine qualité de mystère. Comme si, malgré des apparences de simplicité - une coupe remplie d’oranges dans un cas, un banal pichet surmonté d’une assiette de pommes dans l’autre - ces toiles recelaient une signification cachée.

L’orange, ce fruit confondu avec la couleur si vive et si dense qui lui donne son nom, apparaît fréquemment dans la peinture de Matisse, à tel point qu’on put y voir l’emblème de son art. C’est précisément la Coupe d’oranges, peinte à Paris au printemps 1916, qui inspira à Apollinaire la célèbre formule : « Si l’on devait comparer l’œuvre d’Henri Matisse à quelque chose, il faudrait choisir l’orange. Comme elle, l’œuvre d’Henri Matisse est un fruit de lumière éclatante. » Réduite à l’essentiel, quelques lignes et des taches de couleurs, cette coupe devient ici une icône, un symbole sacré. L’orange peut être rendue par un aplat de couleur alors que la pomme, souvent préférée par Cézanne… ou par Picasso, serait à ranger du côté du modelé, du tactile. Nature morte au pichet et aux pommes, peinte en 1919 par un Picasso en pleine période classicisante, s’inscrit dans cette démonstration : six volumes (un pichet, une assiette, quatre pommes) pour une dramaturgie en clair-obscur, comme étouffée sur fond d’ouate grise. Ses commentateurs ont facilement décelé la femme cachée dans cette œuvre. Cette femme-vase, pichet ou amphore dont Picasso modèlera d’innombrables exemplaires plus littéraux pendant les années Vallauris. Il faut cependant résister à la tentation d’opposer l’orange de Matisse et les pommes exagérément palpables de Picasso, car d’une œuvre à l’autre les valeurs de l’abstraction et de la figuration permutent. Et le traitement pictural des oranges (composées de plusieurs couches de couleur) est en fait moins abstrait que les pommes lissées et sphériques de Picasso.

Henri Matisse
Interieur au violon (1917-18) Huile sur toile 116 x 89 cm Statens Museum for Kunst, Copenhagen.
Pablo Picasso Guitare (1924) Techniques mixtes : tôle, fil de fer, boîte en fer blanc. 111 x 63.5 x 26.6 cm Musée Picasso, Paris

Intérieur au violon occupe une position charnière dans l’œuvre de Matisse ; elle jette un pont entre le style très construit des années héroïques de 1913 à 1916 et la manière plus naturaliste et déliée de la première période niçoise. La grande Guitare de Picasso, datée de 1924, est directement issue de la Guitare sculptée en métal de 1912-1913 qui allait bouleverser toute la conception de la sculpture occidentale. Les liens qui, sur le plan iconographique et stylistique, unissent l’Intérieur au violon et la Guitare sont à la fois clairs, très suggestifs et indirects. Dans la peinture de Matisse, le violon est rangé dans sa boîte, prêt à être saisi par l’artiste qui en jouera. A cet égard, il présente un puissant attrait tactile, ce qui est assez rare dans l’art de Matisse. L’instrument musical de Picasso, avec sa concavité centrale, est dans un sens son propre contenant monumental. Il possède une présence concrète irrésistible tout en restant, en tant qu’objet, curieusement intouchable. Dans ces deux œuvres, l’espace est créé au moyen d’éléments striés et obliques, dont certains sont, chez Matisse, parallèles au plan du tableau et, chez Picasso, parallèles à la surface sur laquelle la guitare doit reposer. Le violon de Matisse s’intègre dans l’espace qui l’environne et qui le protège ; la guitare de Picasso crée son propre environnement. Le Matisse est à la fois grandiose et intime. Le Picasso impose le respect, suscite même une certaine crainte.

Henri Matisse Nu de dos, IV (1931) Bronze 188 x 112.4 x 15.2 cm Musée National d'Art Moderne, Centre Georges Pompidou,
Pablo Picasso Trois femmes à la source (1921) Huile sur toile 203.9 x 174 cm The Museum of Modern Art, New York.

La confrontation des toiles monumentales de Picasso Deux Nus (1906) et Trois Femmes à la fontaine (1921) aux bas-reliefs de Matisse, met en lumière le rapport qui s’établit dans leur oeuvre entre peinture et sculpture comme entre tradition et modernité. Elle permet aussi d’assister à leur dialogue en matière de géométrisation, construction et de simplification de la forme. Ces tableaux de Picasso appartiennent respectivement à ses deux périodes « classiques » marquées par la référence aux fresques pompéïennes, à la statuaire ibérique ou au primitivisme Gauguinien. L’artiste y opère une réévaluation du langage plastique afin de « combattre la bi-dimensionnalité » de la peinture et pourra pousser dans Trois Femmes à la fontaine ses emprunts aux sources historiques jusqu’à la parodie. Pour Matisse, la référence à Rodin comme à Gauguin de l’état initial de son bas-relief (1909) exprimée tant par le modelé que par la composition, fait place dans le Dos III (1913-16) à la prédominance de la structure et manifeste le choc en retour des recherches cubistes. Dans le Dos IV (1930-31), Matisse développe à son tour une re-définition classicisante de sa sculpture en privilégiant cette fois les qualités de surface inhérentes au volume.

Henri Matisse
La musique (1939)
Huile sur toile 115.2 x 115.2 cm Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, New York. Room of Contemporary Art Fund, 1940
Pablo Picasso
L’aubade (1942)
Huile sur toile 195 x 265 cm Musée National d'Art Moderne, Centre Georges Pompidou

La Musique de 1939 et L’Aubade (ou Serenade) de 1942 sont des œuvres qui, l’une comme l’autre, intègrent le thème de l’intimité d’une scène de la vie privée, exposé en public. Mais, aussi proches soient-elles par leur sujet, elles diffèrent profondément sur le plan de la forme. Cette différence ne résulte nullement d’une sorte d’antagonisme irréductible entre Matisse et Picasso - comme entre couleur et tonalité, lumière et ombre, harmonie et dissonance, paix et guerre -, elle s’observe dans la construction de l’espace pictural. Celui de Matisse est « un espace dans lequel quelqu’un d’autre peut s’insinuer » tandis que celui de Picasso est un « espace dont il s’est rendu maître ». Ainsi, dans La Musique, la violence du rouge tient le spectateur à distance ; elle ménage avec soin l’accès, à l’intérieur du tableau, à quatre zones spatiales distinctes qui sont représentées à des échelles légèrement différentes et qui offrent une juxtaposition d’expériences visuelles assez déconcertante. Dans L’Aubade (Serenade), le spectateur qui cherche à discerner dans l’obscurité les multiples aspects de la figure, découvre une chambre mouvante, décrite non seulement au moyen de lignes qui rendent compte de son espace intérieur mais aussi de celles que suit le regard en s’y déplaçant. En remodelant ainsi à son gré les corps et les lieux, Picasso offre au spectateur une expérience très troublante, qui s’oppose nettement à la légère désorientation créée par Matisse, laquelle est d’ailleurs corrigée par la diagonale qui tracent les jambes de la femme à gauche et par l’alignement vertical de la rosace de la guitare avec le cercle dessiné par le fruit rouge posé sur la table basse.

Conférence de Mme Dupuy, conservarice du Musée Picasso :

Sans la passion des Stein, de Gertrude et son frère Léo, jeunes rentiers américains, la rencontre entre Matisse et Picasso aurait certainement eu lieu beaucoup plus tard. Picasso arrive en France en 1904, il est désargenté et parle très mal le français. Né en 1881, il est de douze ans plus jeune que Matisse né en 1869. Mais surtout, Matisse est ,en 1905, le maître incontesté de l'art moderne, chef de fil des fauves français, le mouvement dont on parle et dont l'impact résonne jusqu'en Allemagne, à Dresde avec die Brucke et à Munich avec der Blaue Reiter. De plus Matisse habite rive droite et Picasso à Montmartre, au Bateau-Lavoir.

I - 1904-1905 : Picasso peintre moderne

En 1905, Léo Stein découvre le tableau de Picasso "La famille d'acrobates avec singe", tableau qu'il apprécie beaucoup et qu'il achète contre l'avis de sa sœur. Grâce à H-P Roché, l'auteur de Jules et Jim, qui habitait au Bateau-Lavoir les Stein rencontrent le jeune Picasso. Entre Eux et lui, c'est le coup de foudre. Les Stein achètent de nombreux tableaux pour un total de 800 francs. Picasso n'aura plus jamais de problèmes d'argent.

Progressivement Gertrude devient plus sensible à la peinture de Picasso et Léo à celle de Matisse. Gertrude conseille à Picasso de casser la tradition, ce qu'elle tente elle-même en littérature. Elle veut le voir sortir de sa période rose où il décrit les problèmes humains des saltimbanques errants mais n'affronte pas de problèmes formels. Et ce, contrairement à Matisse que les Stein apprécient toujours et dont ils achètent La femme au chapeau qui avait fait scandale au Salon d'Automne. En 1905, Picasso entreprend alors Le portrait de Gertrude Stein (Metropolitan, New York). Gertrude Stein posera pendant quatre-vingt séances mais Picasso n'est pas satisfait et efface son visage, le tableau reste inachevé pendant une année.

Picasso se rend alors à Gossole, en haute Catalogne où il voit des sculptures ibériques. Il est sensible à la schématisation des arcades sourcilières, au marquage des arrêtes du nez, aux grands yeux vides. A l'automne 1906, a également lieu une deuxième rencontre très importante entre Picasso et Matisse. Celui-ci, après un voyage en Algérie, a ramené d'un magasin de curiosité de la rue de Rennes une statuette africaine. La légende raconte que Picasso garda toute la soirée la statuette dans la main. Plus que la schématisation de la sculpture ibérique ce qui fascine Picasso c'est l'hypertrophie des parties importes du corps. Il reprend le portrait de Gertrude de mémoire et applique à son visage la schématisation de la sculpture ibérique et restitue son visage sous forme de masque. La pose massive de Gertrude Stein, son épaisseur formelle est en adéquation avec l'hypertrophie primitive, même si elle renvoie aussi directement à la pose de M. Bertin de Ingres , tableau que Picasso connaissait bien. Le tableau sera achevé à la fin de 1906 et marque pour la ligne la fin de l'impressionnisme comme le fauvisme l'avait marqué pour la couleur.

 

II - 1906-1908 : Le coup d'Etat de Picasso

L'influence des arts primitifs était dans l'air, Derain fréquentait ainsi assidûment le Musée d'ethnographie du Trocadero et c'est Matisse qui propose la statuette à Picasso, mais Matisse n'en tire rien lui-même. Le portrait d'Auguste Pellerin de Matisse en 1917 avec ses traits coupés au couteau n'a pas de signification intellectuelle. Ce n'est qu'une forme, un corps absent plaqué contre un fond. Ce traitement formel que Matisse recherche toujours dans ses œuvres contredit ses notes sur la peinture de 1908 "…de plus sacré, ni la nature morte, ni le paysage, mais la figure humaine". Car même dans ses portraits les plus novateurs, ce sont toujours des problèmes formels qu'affronte Matisse. Au delà de la provocation fauviste du portrait de Madame Matisse au chapeau, c'est le problème des ombres colorées qui travaille le peintre à la manière de Renoir pour son Torse de femme nue au soleil (Orsay) dont les ombres portées, qui n'ont rien à voir avec l'académisme, avaient été traitées de "tas de chair en décomposition. De même dans Madame Matisse à la raie verte la provocation tient au massacre du visage, dernier tabou de la peinture. Mais la recherche formelle est plus importante encore, la couleur se substitue à la ligne pour marquer le volume, l'opposition entre les deux taches rouge et mauve, chaudes à gauche et le vert à droite suffisent pour exprimer la profondeur. Nul besoin non plus d'accessoire pour suggérer la profondeur comme dans la peinture classique de portrait. Le traitement du nez prouve, qu'au clair-obscur et au modelé, on peut opposer une simple ligne verte pour marquer l'ombre et deux taches vertes pour le modelé.

La joie de vivre (1905, Fondation Barnes, Pennsylvanie) présenté au salon des indépendants de 1906 est le plus éclatant manifeste de l'immersion de Matisse dans le monde de la peinture. Les personnages vivent durant l'âge d'or, ils dansent s'embrassent et écoutent de la musique. Cette immense toile dont les personnages sont inspirés des Baigneuses de Cézanne est mal reçue par la critique. Pour Felix Feneon "Matisse se fourvoie …inutile, à ne pas suivre" on le critique pour ses couleurs qui n'ont rien à voir avec la réalité, ses figures blanches et vides. Le tableau est acheté par Léo Stein mais il ne sera plus vu à partir de 1913 où il rentre dans des collections privées jusqu'à la Fondation Barnes qui en interdit les reproductions (seulement en noir et blanc jusqu'à une date encore récente avant que des problèmes financiers ne les rendent plus libéraux). Mais cette toile, exposée chez les Stein, est beaucoup vue par Picasso. Il la reçoit comme un défi, lui qui se montre mal à l'aise avec les grands formats. La famille de saltimbanques (1905, National Gallery of Art, Washington) est un tableau émouvant que Rilke et Apollinaire adoraient. Arlequin est un autoportrait de Picasso, isolé et marginal. Mais les personnages sont mal disposés et le personnage à droite est manifestement là pour faire contrepoids à ceux de gauche. La Joie de vivre de Matisse est le premier des deux jalons qui va susciter le défi des Demoiselles d'Avignon.

En 1906, Matisse effectue un voyage à Biskra en Algérie. Il exécute ensuite le Nu bleu (Souvenir de Biskra) qui est présenté au Salon des Indépendants en 1907 et est mal accueilli. Il schématise le corps de la femme, il rabat la fesse qui est une masse peinte en blanc et cette zone contrastée donne du volume. La critique systématiquement mauvaise touche cette fois durement Matisse qui va délaisser pour un temps les problèmes plastiques. A l'inverse, Picasso comprend tout l'enjeu du tableau et décide plus que jamais d'y répondre avec Les demoiselles, caractérisé par la destruction du visage et l'absence de perspective. Matisse voit le tableau dans l'atelier de Picasso, comprend la réponse à ses tableaux mais ne dit rien. Mais, au Salon des Indépendants où Les Demoiselles d'Avignon est exposé en 1908, les Cubistes vont suivre Picasso. Matisse, bien que défendu encore par Apollinaire est abandonné comme chez de file de l'avant garde. Il rompt avec Picasso jusqu'en 1913.

 

III - 1908-1913 : La brouille

En 1907, Matisse va rebrousser le chemin de l'avant-garde et peindre des corps encore légèrement déformés mais dont la pose est immédiatement lisible : Luxe 1 (MAM, Paris). Dans la deuxième version du Luxe, le fauve s'est totalement assagi. La ligne prend le pas sur la couleur qui n'est plus arbitraire et redevient réaliste : les Baigneuses à la tortue, 1909, les Joueurs de boule. Ces peintures marquent un replis dans l'Age d'Or, le bleu du ciel, le vert du gazon et des corps simplifiés qui concourent à une vision paradisiaque. Ce replis stylistique ests ensible jusque dans La danse peinte pour Chtchoukine à Moscou en 1909.

La desserte rouge marque le retour à des traitements de problèmes formels. Même motif de bas en haut du tableau et, à gauche, une fenêtre qui pourrait être un tableau. Le personnage est lui aussi traité comme un motif décoratif. Dans L'Atelier rouge (1911) il est difficile de distinguer l'espace perspectiviste, les frontières entre objets dsiparaissent. Seuls une ligne blanche et les cadres des tableaux permettent de se figurer l'espace en perspective. Grâce à ce que l'on a appelé un traitement négatif de la ligne (orange sur fond rouge et non noire), le tableau devient bi-dimensionnel, il supprime la profondeur.

De son côté Picasso explore toutes les possibilités du cubisme. Il évacue la couleur qui, selon la démonstration de Matisse crée l'illusion du volume. Avec Braque, il peint dans un camaïeu de brun de gris ou de vert et axe sa recherche sur la forme et la ligne. Dans Le portrait de D-H.Kahnweiler (1910, Art Institue de Chicago) le spectateur recompose le tableau intellectuellement grâce à ce que l'on a appelé les signes cubistes : deux mains et un visage suffisent à recomposer un corps, une guitare et une partition suffisent à évoquer L'homme à la guitare,1911

 

IV - 1913-1939 : Influences mutuelles

« On vient d’avoir l’idée la plus rare et la plus imprévue, celle de réunir dans une même exposition les deux maîtres les plus fameux et qui représentent les deux grandes tendances opposées de l’art contemporain. On a deviné qu’il s’agit d’Henri Matisse et de Pablo Picasso. L’œuvre éclatant du premier ouvre de nouvelles voies à l’impressionnisme et l’on sent bien que cette veine de la grande peinture française est loin d’être épuisée. L’autre au contraire, montre que cette riche perspective n’est pas la seule qui s’ouvre à l’artiste et à l’amateur et que l’art concentré qui a donné le cubisme, cette esthétique éminemment contemporaine se rattache par Degas, par Ingres aux traditions les plus hautes de l’art [...] »

Ces lignes de Guillaume Apollinaire introduisent en janvier 1918 le communiqué de presse annonçant l’ouverture à la galerie Paul Guillaume de la première exposition conjointe jamais consacrée à Matisse et Picasso.

La réconcilliation entre les deux peintres a lieu en 1913, quand Picasso rend visite à Matisse gravement malade. Matisse avait néanmmoins déjà intégré les leçons du cubisme, utilisé les signes cubistes et simplifié les formes en s'inspirant des collages cubistes. L'exposition Matisse / Picasso en 1918 scelle d'autant plus officiellement leurs retrouvailles qu'ils s'accordent sur "le retour à l'ordre" (le mot est de Cocteau qui s'en désole) consécutuif à la première guerre mondiale. Matisse s'en va à Nice et Picasso renoue avec la couleur dans ses portraits de Marie-Thérèse Walter.

En 1910 La leçon de piano, intègre déjà le cubisme. On retrouve le signe cubiste dans forme triangulaire du métronome rappelé dans la zone de verte du jardin. En 1914, Matisse est à la limite de l'abstraction avec Porte- fenêtre à Collioure. Dans Vue de Notre-Dame (1914), les formes se réduisent à des figures géométriques et dénotent l'influence du cubisme comme dans Les Marocains en prière (1916) dont le fond noir rappelle les papier collés du cubisme (1912-1913 : premiers collages de Picasso et Braque)

Lorsqu'il découvrit le célèbre Arlequin de Picasso, de 1915 (Museum of Modern Art, New York), Henri Matisse confia à son voisin : " Mes poissons rouges ont conduit Picasso ". Il se référait précisément à Poissons rouges et palette de l'automne 1914 (Museum of Modern Art, New York), où la force du noir et la puissante articulation des surfaces rectangulaires préfigurent en effet certains aspects de l'Arlequin. Cependant, Poissons rouges et palette est l'une des œuvres où l'influence du cubisme sur Matisse commence à se faire sentir ; la rigueur de la structure y témoigne de l'enseignement que le peintre avait pu tirer des collages et peintures de Picasso des années 1913-1914. Poissons rouges et palette et Arlequin sont des autoportraits symboliques, empreints l'un et l'autre d'une gravité liée aux heures noires de la guerre et qui représentent chacun, pour son auteur (comme les admirateurs s'en sont avisés), une de ses réussites majeures les plus originales. C'est l'un des exemples les plus lumineux du bénéfice que tirèrent Matisse et Picasso de l'attention soutenue qu'ils se portaient réciproquement et qui, pour chacun, favorisa la création d'un tableau profondément personnel au sein de son œuvre tout en étant extrêmement novateur.

Les années 20 sont marquées par le retour à la tradition, le retour à l'Antiquité grecque et romaine, à Poussin. Picasso entreprend la peinture de personnages colossaux de style romain Trois femmes à la fontaine (1921). Sa : La femme assise dans un fauteuil (1921) est une réponse à Laurette dans son fauteuil (1916) de Matisse

Matisse travaille l'espace décoratif dans sa période Niçoise ses femmes dans un intérieur sont toutes des réflexions sur l'espace Figure décorative sur fond ornemental (1925) peut être rappochée de La grande baigneuse (1921) de Picasso. 1928: trois odalisques de Matisse : profusion décorative, sensualité

1925 Picasso : Le baiser : profusion de couleur où La danse même si violence opposée à l' Eden de Matisse Marie - Thérèse, Femme au miroir.

Pourtant Matisse s'intéresse à la peinture et Picasso à la femme.

 

V- 1940 - 1954 : l'engagement et la maladie avec les papiers découpés

Lorsqu'ils traitent de la femme Picasso s'interesse à la femme réelle et Matisse à la peinture. Picasso vit dans le monde et réagit violemment à la guerre d'Espagne puis à la seconde guerre mondiale alors que Matisse peint Fenêtre à Tahiti (1936) et, gravement malade, ne peut réaliser que des oeuvers de petits formats durant la guerre et nottament la série jazz (1943, publié en 1947)

Picasso : Guernica (1937), L'aubade ( 1942, cf Titien, Goya, Ingres )

1943 Picasso : Le nu dans un atelier
1954 mort de Matisse
Picasso: Femmes d'Alger : hommage à Delacroix et à Matisse.
Picasso prolonge l'œuvre de Matisse
1972 Homme jouant de la guitare
Matisse fera les vitraux de la Chapelle de Vence, Picasso, le Temple de Vallauris
Picasso: Atelier de Californie : on distingue les vitraux, page blanche. Désarroi causé par la mort de son ami

source : retranscription de la conférence de Mme Dupuy, conservateur au musée Picasso pour la Société des Amis des Beaux-Arts de Caen (octobre 2002) par Anne Lerouxel et Jean-Luc Lacuve.