R. W. Fassbinder : Un cinéaste d'Allemagne

Thomas Elsaesser

Editeur : Centre Pompidou. 600 pages. 15 avril 2005. 19 €

La plupart des études sur Fassbinder insistent sur sa personnalité provocatrice et y trouvent les ressorts de sa productivité frénétique. Cherchant plutôt la "vérité" de Fassbinder dans l'analyse approfondie des films, Thomas Elsaesser met en évidence l'extraordinaire richesse des personnages et des sentiments, la capacité du cinéaste à saisir milieux et classes sociales. Il révèle ainsi toute l'importance de cette œuvre qui dessine un portrait complexe, mêlant compassion et cruauté, de l'âme ouest-allemande pendant les premières décennies qui ont suivi le régime nazi.

Thomas Elsaesser tend à montrer que le regard unique de Fassbinder sur l'homme, la société, la politique et l'idéologie, son sens aigu de l'Histoire parlent aussi de l'Allemagne d'aujourd'hui, de la nouvelle Europe et des défis culturels auxquels elle est confrontée.

Thomas Elsaesser est Professeur d'études cinématographiques et audiovisuelles à l'Université d'Amsterdam. Il a notamment publié New German Cinema : A History (1989), A Second Life : German Cinema's First Decades (1996), Weimar Cinema and After (2000), Metropolis (2001), Filmgeschichte und frühes Kino (2002) et Harun Farocki - Working on the Sightlines (2004). Il contribue régulièrement à plusieurs revues de cinéma à travers le monde dont " Trafic ", " Iris ", " Sight and Souncd ", " October ", " Screen " et " New German Critique ".

Sur Despair (1978) :

Le mélodrame est un genre progressiste parce qu'il court-circuite trois sphères normalement isolées : la sphère sociale des classes moyennes, la sphère spatiale des domaines privés et publics des petites villes et le creuset émotionnel de la famille.

Le Moi est mis à nu avec encore moins de ménagement que dans les autres grands films sur la problématique de l'identité : L'année dernière à Marienbad (1961), Providence (1977), Persona (1966), Huit et demi (1961), Mort à Venise (1970), L'avventura (1960), Le désert rouge (1964). Tous traitent de la dissociation d'identité propre à la personnalité du grand bourgeois et sa chute soudaine en dehors de l'ordre symbolique. Pour Hermann Hermann, la personnalité est une charge négative, un état insupportable. Il tente de se débarrasser des restes de son existence bourgeoise et des derniers signes d'une vie civilisée pour les échanger contre des identifications qui sont aussi précaires que dangereuses.


Le film est adapté de La méprise, un roman de Nabokov écrit en 1932, alors que l'écrivain était émigrant à Berlin mais qui ne fut publié qu'en 1934. Deux aspects de l'adaptation cinématographique s'écartent nettement du roman de Nabokov. D'abord Félix, le présumé sosie d'Hermann n'a guère de ressemblance physique avec lui. Dans le roman, cette intuition ne fait que se révéler petit à petit au lecteur, tandis que la chose est immédiatement claire pour le spectateur du film dès la première rencontre entre les deux hommes. Le second point concerne la situation historique de l'action qui se joue assez précisément chez Fassbinder dans le Berlin des années 29-30 sur la toile de fond de l'ascension à la fois insidieuse et ostensible du parti nazi

Zoom de mise au point pour diriger l'attention sur des phénomènes de visons et de perception, scènes imaginaires et des scènes anticipées (flash-forward) font brutalement irruption dans le cours de l'action sans que rien ne vienne préciser ce qui distingue leur statut de celui des autres séquences.

L'impuissance d'Hermann, sa défaillance sexuelle, son incapacité à satisfaire sa femme coïncide avec la difficulté de ses relations avec son cousin Ardalion dont les impudentes fanfaronnades sexuelles l'irritent cruellement. Mais l'impuissance sexuelle sert aussi de métaphore pour d'autres signes d'incapacité, essentiellement d'ordre économique et politique. Les angoisses sexuelles d'Hermann tiennent donc lieu de symptôme plus général et en même temps de son refoulement. Le film représente le combat d'Hermann pour s'accommoder de ce double fardeau à travers une série de confrontations : au bureau, avec sa femme avec Ardalion.

Qu'est ce qui peut bien inciter Hermann à se méprendre et à considérer la rencontre présumée avec un double comme possibilité d'un échange de rôle et cet échange comme une possibilité de fuite ou de salut ?

Hermann est un personnage fassbinderien typique qui se sent emprisonné et qui réfléchit à des échappatoires possibles tout en devinant que la fuite ne fera que l'empêtrer plus profondément et plus irrémédiablement encore dans son enfermement sans issue.

Ce qui singularise Hermann c'est son refus d'endosser le rôle que la vie veut lui faire jouer : celui d'un mari jaloux et trompé dans la relation triangulaire qui l'unit à sa femme Lydia et à son amant Ardalion. Au lieu de quoi, il ferme les yeux sur ces amours incestueuses et réprime toute forme de savoir concernant cette situation, en continuant à se prendre pour un amant irrésistible et un époux modèle. Dans la scène où il surprend le couple Lydia et Ardalion dans le studio du peintre, Hermann se jette avec entêtement dans la recherche d'un objet aussi inapproprié que l'horrible croute d'Ardalion qui représente, de l'avis d'Hermann, une pipe en écume de mer et deux roses alors que la tableau figure en réalité un cendrier et deux pommes.

Le refoulement par Hermann, des indices de l'infidélité éhontée de son épouse ne saurait rester sans conséquence : le personnage est victime d'un clivage, d'une dissociation et son " Moi " se désagrège. Une nuit, il est assis au pied de son lit et croit se regarder en train de faire l'amour avec sa femme et s'aperçoit soudain assis à l'autre bout du couloir. Son dilemme se manifeste donc d'abord par une vision dédoublée, se regarder soi-même en train de se regarder.

Lydia et Hermann sont dans la salle de bain de leur appartement berlinois. Lydia s'approche d'Hermann, tout en se vaporisant de parfum, de façon lascive et provoquante, dans le creux de son aisselle fraichement rasée. S'exprime ici de façon métonymique l'angoisse et la menace qui parcourent tout le film : l'exposition d'un manque, d'une partie manquante dans le contexte du désir et du fantasme sexuels. Le regard de Lydia est une invite qu'Hermann préfère décliner en trouvant refuge derrière un fauteuil surdimensionné

Animé par un désir irrépressible de faire disparaitre son personnage social et de le soustraire ainsi à de multiples obligations, Hermann tente d'échapper à l'identité précaire contre un rôle stable, que l'anéantissement physique de l'ancien "moi" transforme en réalité fixe à tout jamais. Le meurtre commis sur la personnalité physique est à vrai dire un suicide symbolique. En liquidant son double, Hermann se débarrasse du même coup de lui-même, de ce moi qu'il juge indigne, pour renaitre de l'autre côté de la frontière, sur le territoire neutre de la Suisse. Plutôt que de persévérer dans la misère de la castration, Hermann peut désormais vivre une vie indépendante. La sorte de vengeance qu'il a en tête s'exprime de manière frappante dans l'histoire de soi-disant frère criminel qu'il raconte à Lydia : ce frère aurait empoisonné la femme qu'il aimait.

Une fantaisie grand guignol sur une crise de la quarantaine dans le milieu des classes aisée avec pour moteur narratif une escroquerie à la prime d'assurance. Absence de dessin clairement établi Lydda n'est jamais érotisée. Elle n'est jamais l'objet d'un regard de désir. Hermann a une perception manifestement déficiente des évènements majeurs de l'intrigue, formalisme creux.

Mettre au premier plan sa critique radicale du concept bourgeois d'identité et de poursuivre son projet politique de retracer les moments de crise de l'identité nationale dans l'histoire de l'Allemagne.

L'acte de métamorphose qui transforme Felix en Hermann, a tous les traits d'une histoire d'amour, exprimée par une série de gestes et d'échanges sans paroles : gros plans de main, de pieds, d'oreilles, de nuque, de cuir chevelu, d'orteils tandis qu'Hermann lave Félix, le rase, lui soigne les pieds et les mains et lui coupe les cheveux avant de lui enfiler ses vêtements. Ces séquences très sensuelles deviennent un rituel extrêmement érotique, un rapport amoureux qui s'achève par le coup de revolver meurtrier dans le dos de Félix. Le meurtre opère effectivement comme une décharge et un soulagement, car le " Moi " dissocié d'Hermann disparait ici pour un instant dans l'image d'un amour et d'une mort que les deux hommes vivent réciproquement comme une apothéose et un orgasme. Lorsqu'Hermann fait feu, Fassbinder cadre Félix de face dans un plan semi rapproché, le regard droit dans la caméra, et l'on entend le personnage murmurer presque imperceptiblement : " Merci " avant de s'effondrer à terre. La détonation est couverte par le bruit de la sonnette à la porte d'entrée de Lydia. C'est dans un enchaînement très rapide que le film passe ensuite sur l'enquête criminelle, sur l'enterrement et le paiement de la prime d'assurance à Lydia. Pour finir nous vouons Lydia, toute de blanc vêtue, se précipiter bras ouverts en direction de la caméra en criant le nom d'Hermann, qu'on aperçoit de dos, en costume blanc lui aussi, sur un pont des rives du lac de Genève. Lorsqu'il se retourne, c'est Félix et non Hermann, mais Lydia ne parait pas s'en soucier et le couple s'embrasse avec passion. On comprend alors que toute la séquence n'était qu'une vision, le scenario imaginaire de l'accomplissement d'un désir dans lequel le plan d'Hermann aurait été couronné d'un double succès : la police a donné dans le panneau et Lydia accepte la substitution. Félix remplace Hermann et l'épouse authentifie l'échange.

Mais cette vision subjective se heurte à la réalité et le plan suivant revient à la réalité de l'assassinat de Félix dans la forêt. La position de la caméra a changé, le visage de Félix n'apparait plus en gros plan, le personnage n'a plus cette expression heureuse qu'on lui avait vu précédemment et l'on ne l'entend pas murmurer ses derniers mots de gratitude. On revoit ensuite le détective chez Lydia mais la séquence s'achève immédiatement sur le regard méfiant qu'il jette sur le portait d'Hermann qui ne fait que confirmer ce qu'il soupçonne déjà : d'Hermann, le cadavre dans la forêt n'a que les vêtements et le passeport dans la poche de son costume. Il n'y a rien d 'autre qui coïncide.

Les années entre le krach boursier de 1929 et la prise de pouvoir par Hitler en 1933. L'action du film relie la crise sexuelle avec la crise économique (le krach boursier, à la suite duquel seule une fusion peut sauver la petite entreprise familiale) et la crise politique (le retour du dernier chancelier social-démocrate Hermann Müller, qui ne fait que précipiter l'effondrement de la république de Weimar et l'irrésistible ascension du nazisme. Deux personnes renvoient symétriquement à Hermann : le chef de la production de la chocolaterie (qui se nomme lui aussi Müller) et Mayer, le directeur de la firme concurrente. Dans les deux cas, les discussions gravitent autour de certaines questions d'actualité politiques auxquelles Hermann peut seulement répondre par des confessions d 'ordre privées, une première fois à propos de sa mère et la deuxième concernant le fait de vivre avec de faux papiers. Dans les actions secondaires, la dissociation d'identité reste donc attachée de façon métonymique à la sphère économique : le développement du petit capitalisme et sa transformation progressive en capitalisme de monopole, la prolétarisation des classes moyennes qui sont prêtes à croire à une conjuration judéo-bolchevique d'envergure mondiale afin de pouvoir laisser libre cours à leurs angoisses et à leurs ressentiments. Les propos paranoïdes du chef de production Müller sur les juifs, les étrangers et le traité de Versailles le conduisent à adhérer au parti nazi pour soulager son amertume et sa haine. Il fait en quelque sorte du parti son double et son idéal du moi et lorsqu'il surgit un beau matin en uniforme dans les bureaux, les parallèles entre son personnage et les changements de costume de rôle et d'identité d'Herman deviennent évidents.

Ce qui traverse une crise dans Despair c'est le personnage de fiction lui-même dès lors qu'en démasquant son identité d'acteur, il révèle n'être qu'une projection paranoïde du spectateur. Et ceci parce que la mise en scène insolite de Fassbinder, ses faux raccords et ses dissonances spatiales bloquent et interdisent au spectateur toute possibilité de se retrouver de manière narcissique dans l'action. Despair est un texte sur les processus d'identification au cinéma. C'est lui-même que le spectateur rencontre dans le personnage d'Hermann Hermann qui assassine le vecteur fictionnel de l'action, se substitue à lui et lui fait revêtir l'apparence de sa propre image idéalisée. D'un autre coté le spectateur se suicide (provisoirement tout du moins) afin de vivre dans et à travers l'acteur. Ce qu'Hermann Hermann met en œuvre dans le paradigme (murder/merger, meurtre/fusion) ce sont moins ses fantasmes que ceux du spectateur.

Fassbinder parvient à rendre perceptible l'ontologie du spectateur de cinéma dont il montre la dimension pathologique. La pathologie du sujet bourgeois reflet l'ontologie du cinéma qui est à son tour déterminée par la construction du film classique de fiction. Felix est pour Hermann ce qu'Hermann est pour le spectateur, la figure de l'autre qu'on s'approprie à force de violence, de dénie et de désaveu. Felix est le signifiant ultime du système, la condition de possibilité d'une unification du sujet, la garantie d'une forme de plaisir que Despair parait justement refuser à son spectateur. En conséquence c'est Felix et non Lydia qui est l'objet du désir, en même temps que la raison explicitant que ce désir doit être refoulé. La logique de ce processus incite à conclure qu'au cinéma, le plaisir est en définitive d'origine narcissique et qu'il met toujours en jeu, indépendamment du sexe de celui ou celle qui le regarde, une composante homosexuelle secrète.

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