Des films et des maisons

Alice Laguarda

Des films et des maisons, La périlleuse trajectoire de l'homme vers son humanité d'Alice Laguarda. Editeur : Rouge profond. Septembre 2016. 288 pages au format 155 x 215 mm. 570 images couleur et n&b 24 €

 

Pour Alice Laguarda "Le cinéma est peuplé de maisons qui hantent l'imaginaire, entretiennent des fantasmes d'abri, réveillent le désir de s'ouvrir au monde ou à l'inverse de s'en extraire". Elle analyse ainsi une trentaine de films sous trois angles : les maisons de l'accord, du mystère ou de l'égarement.

Les maisons de l'accord

Pour l'auteur : "Dans sa quête d'humanité, l'homme fait l'expérience d'une trajectoire existentielle qui le conduit à désirer, inventer et habiter des maisons. Demeure de la subjectivité et de l'intimité de l'être, image de la totalité close sur elle-même, la maison est également le lieu de l'apprentissage de l'ouverture au monde et aux autres (...) D'abord la maison accueille l'homme dans la construction de sa subjectivité, cherchant un accord avec le monde qu'il est destiné à parcourir, à découvrir. La maison en tant que matérialisation d'un désir d'englobement de l'être a justement pour fonctions de séparer et de relier les hommes. Elle accorde le temps du retrait domestique, elle permet la soustraction au regard des autres et, en même temps, ouvre à l'apprentissage de la sociabilité entre les êtres. Ainsi l'une des spécificités du cinéma consiste peut-être à faire apparaitre une variété infinie de maisons dont les fonctions de séparation et de relation avec le monde humain peuvent se déliter ou être détruites. (...) Ainsi La maison démontable (Buster Keaton, 1920) peut apparaitre comme le symbole d'un nouveau monde. Une fusion s'opère entre l'homme et la maison au détriment de l'être aimé ; "l'ardeur au travail l'emporte sur le désir érotique" cite Alice Lagarda en reprenant l'expression de Georges Sebbag . Une autre disjonction nait encore de la confrontation entre l'idéal de fixité que la maison représente et le fait que le jeune couple hérite d'un habitat en kit sans histoire et sans fondation.

Autre maison de l'accord, le théâtre du Dernier métro (François Truffaut, 1980). Alice Laguarda l'affirme : "le film est une ode au théâtre, à la persistance du texte et du spectacle malgré la violence des hommes, malgré la guerre. La vie du théâtre ne s'arrête jamais, ce que souligne dès le début du film la voix off du narrateur qui indique que les Parisiens "parce qu'ils ont froid, se pressent chaque soir dans les salles".  Les coulisses sont aussi importantes que la scène comme l'indiquent les plans sur l'habilleuse, Germaine, tricotant pendant une représentation assise derrière un décor et les vues plongeantes sur Raymond dirigeant en coulisse les changements de décors. Tensions entre théâtre et réel, vérité et apparences qui se manifestent de différentes façons chez les personnages. Aucun d'entre eux n'est ce qu'il a l'air d'être: la décoratrice, Arlette Guillaume, et l'actrice, Nadine Marcas, ont une liaison. Nadine Marsac fréquente des Allemands dans l'espoir d'entreprendre une carrière de cinéma. Marion Steiner dissimule la présence de son mari à la troupe et tombe amoureuse de l'acteur Bernard Granger. Martine, l'amie du machiniste Raymond Boursier, fait du marché noir et vole les affaires de la troupe de théâtre.

A ces identités cachées répondent des scènes qui montrent que le théâtre lui- même est un lieu secret. L'accès au bâtiment est toujours figuré par le passage par l'entrée des artistes. Les ombres chinoises qui se dessinent sur la porte lorsque Jean Louis Cottens reçoit le comédien Rosen venu quémander un petit rôle. La séquence de l'arrivée de Bernard Granger dans les bureaux, où celui-ci surprend une conversation entre Marion Steiner et Jean-Louis Cottens. Les panoramiques qui reproduisent les mouvements du regard du comédien sur les personnages qui vont et viennent dans la pièce, les portes entrouvertes, traduisent la dialectique entre caché et ouvert qui structurent le film.

A la fin, des images de la libération sont associées à des plans montrant en surimpression les spectateurs dans les salles et des enseignes lumineuses de théâtres parisiens. La fusion est retrouvée comme l'indique aussi d'une autre manière la fin du film. Elle réunit sur scène Marion, Lucas Steiner et Bernard Granger. Le théatre y apparait comme une maison commune, lieu de création et de relations ininterompues, celui de Marion qui choisit de mettre à égalité le théâtre et la résistance, le texte et l'action tels que les incarnent les deux personnages masculins."

Les maisons du mystère

A ces maisons de l'idéal qui attirent mais aussi repoussent, les maisons du mystère questionnent l'individu sur son identité.

Ainsi, la maison peut être aussi habitée par les peurs et les pertes de l'enfance. Une inquiétude, une intranquilité demeurent liées à la maison car elle est le lieu de la mémoire de toutes les peurs auxquelles elle permettait d'échapper. Le monde, même s'il s'ouvre à l'homme, ne peut être totalement perçu comme tel : il ne s'offre que par pans, d'autres demeurant dans le domaine de l'insaisissable de l'imprévisible. Une sorte de mystère donc caractérise cet "être dans le monde " particulier. Il se déploie dans un cinéma de passages, de l'espace comme concentration, synthèse de mondes emboités, où les oppositions entre le haut et le bas, la surface et la profondeur, le continu et le discontinu s'effacent, laissant place à une relation instable des êtres à leur espace. C'est un cinéma du "qui suis-je ?" qui épouse les hantises, les errances et les tâtonnements du sujet, ses collisions avec un espace trop petit pour lui.

Ainsi la célèbre correspondance entre le début et la fin de La prisonnière du désert (John Ford, 1956). Le seuil de la maison y acquiert une importance toute particulière. Au début, la maison est le foyer stable de Martha. Elle accueille et Ethan franchit le seuil de la maison. Au retour, ramenant Debbie, il n'en franchit pas le seuil. Tandis que la famille s'enfonce dans le noir avec Debbie, il repart à pied, la porte se refermant derrière lui. Le seuil de la maison crée une équivalence symbolique entre les espaces du désert et du foyer. Les représentations des intérieurs noirs des maisons dans les premiers et les derniers plans suggèrent en effet que le foyer est autant que le désert, un espace dont l'humanité demeure incertaine, fragile, que le dehors comme le dedans recèlent des dangers- d'un coté l'enfermement dans les liens du sang, dans la tradition clanique et les fantômes du passé ; de l'autre le conflit avec ceux qui habitent le désert et avec le monde naturel, l'égarement dans le racisme et la réaction... Le personnage d'Ethan finit par choisir de n'appartenir ni à l'un ni à l'autre espace mais de demeurer un être errant. Pour gagner son humanité d'homme, il ne lui reste que l'autonomie, l'indépendance, la distance maintenue à l'égard de la communauté du foyer comme vis à vis du désert.

 

Le charme discret de la bourgeoisie (Luis Buñuel, 1972) et Le jeu avec le feu  (Alain Robbe-Grillet, 1975) se déroulent dans des lieux marqués par la répétition et la clôture alors que les films de David Lynch sont marqués par des translations, des rêves et des cauchemars qui illustrent les passages d'un monde à un autre. Des spectres hantent  néanmoins ces films. Qu'il s'agisse des personnages secondaires chez David Lynch qui apparaissent et disparaissent, viennent alerter et effrayer les personnages (la logeuse, le cow-boy, la sorcière, le magicien de Mulholland drive) ou des fantômes qui envahissent les rêves des protagonistes du charme discret de la bourgeoisie, rien n'est stable. Il y a toujours des circulations entre l'illusion et la réalité, le mouvement et la pétrification. La forme des films doit ainsi rendre compte de profondeurs multiples (visuelles, émotionnelles, psychanalytiques) qui ébranlent les certitudes des personnages : le rêve hollywoodien de Diane/ Betty se brise sur la réalité d'un monde dont il ne semble rester que des scories triviales. Georges de Saxe est dépassé par l'accumulation des images qu'il produit. Ces mécaniques enrayées des fantasmes piègent celles et ceux qui les fabriquent et prennent place dans des lieux irréels, matérialisations de l'inconscient des personnages. Nulle vraisemblance n'y tient, nulle logique, aucun espace ne s'y limite à ses fonctions premières, attendues. Les espaces permutent, s'intervertissent. Les salons dans Le charme discret de la bourgeoisie et Le jeu avec le feu deviennent les théâtres de situations loufoques, absurdes. Les chambres sont les lieux de la peur, de l'inconfort de la solitude contaminées par la folie dans Mulholland drive (David Lynch, 2001), par les rêves de fantômes vengeurs ou de mort dans Le charme discret de la bourgeoisie. Les maisons s'ouvrent aux rêves, aux fantasmes, aux désirs d'échapper au réel. Elles sont les promesses d'une possibilité de manipulation et de reconfiguration des événements et des identités. Les espaces enflent, se démultiplient, s'opacifient.

Les maisons de l'égarement

La maison court aussi le risque d'être perturbée ou détruite par les pulsions, les peurs et l'enferment dans les cycles, les cercles. La maison devient l'espace de la négation ou de l'oubli de soi et de l'autre. Les personnages s'égarent dans des espaces envahis par l'irrationnel, la folie et les pulsions de destruction. Refuge de personnages désarçonnés dont les identités se disloquent, les imaginaires de la décomposition. La maison est ainsi un objet équivoque : espace de la concentration, de la domestication de l'homme par l'homme, la maison est un vecteur d'aliénation, de dislocation, le lieu où vient se loger, aussi, l'inhumain.

Antichrist  (Lars von Trier, 2009) peut s'inscrire dans une histoire de ces films de l'égarement. Le territoire de la domesticité y est à chaque fois ébranlé. Ce sont la maison et la cabane envahies par des enfants monstrueux et meurtriers dans Chromosome 3 (David Cronenberg, 1979), maison devenue le théâtre d'hallucinations dans laquelle les personnages traversent différents états les conduisant à régresser génétiquement dans Au-delà du réel (Ken Russel, 1981). La maison, encore, comme lieu  d'une fusion entre sexualité et anthropophagie dans Trouble every day (Claire Denis, 2001). Ces différentes formes d'horreur domestique se substituent à la représentation de la vie ordinaire du foyer, de ses symboles de centralité, de fixité et de cohésion, laissant place à une dispersion du sujet, sans cesse balloté entre régression et évolution. Mais l'horreur domestique dans Antichrist parce qu'elle est comme guidée par les forces de la nature ne se limite pas à ses dimensions intimistes et psychanalytiques. Elle ouvre aussi à la thématique de la fin  de l'humanité, de la catastrophe cosmique, telle que Melancholia (2011) en fera le récit. Le chalet d'Antichrist est profondément relié aux mondes naturel et cosmique au sein desquels les personnages semblent toujours échouer à faire preuve de leur humanité. Tout indiquait depuis le départ leur vulnérabilité et leur isolement. L'enfant mort, la mère, la "maitresse de maison" n'existent plus. La maison n'est plus entretenue, ne fonctionne pas, elle n'est plus qu'un antre où viennent se loger la folie et la dispersion identitaire. Le trajet dans la nature est pire encore : : un oisillon chute d'un arbre, sous les yeux de la femme, se faisant dévorer par des fourmis et un vautour. Les personnages cadrés en plans larges paraissent précaires et perdus.  Le chalet devient le lieu des corps meurtris, abimés. La maison n'est pas plus amicale, rassurante que la nature environnante.

 

Sommaire

Les films et les maisons de l'accord

1/Fondations, communautés
Ancrages perturbés - Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939), Les raisins de la colère (John Ford 1940)
Dans Autant en emporte le vent, la propriété de Tara est d'abord au centre du cadre. Lorsque Tara sera vidée de sa substance avec la mort du père, importance des miroirs, puis devenir spectral quand Scarlett comprend qu'elle n'aime pas Ashley mais Butler et part à sa recherche dans le brouillard. Scarlett transforme les ruines en réalité nouvelle, dérisoire bientôt pourtant
Dans Les raisins de la colère , même menace de la ruine, de la disparition et possibilité de la reconstruction, de la renaissance. Recourir à des maisons transitoires. Le paysage apparait comme un espace abstrait métaphysique traduisant la quête de Tom Joad, ses désirs de vérité et justice.

Espoirs - Le Havre (Aki Kaurismaki, 2011)

2/Résistances

Guerre et amours - Le dernier métro (François Truffaut, 1980).


Contacts - La party (Blake Edwards, 1968), Zabriskie point (Michelangelo Antonioni, 1970)

3/Vacance

Apprivoisements - La collectionneuse (Eric Rohmer, 1967), Du coté d'Arouët (Jacques Rozier, 1973)
Fuites et retours Husbands et Love streams (John Cassavetes, 1970 et 1984)
La quête d'un centre. Le songe de la lumière (Victor Erice, 1992)

Conclusion : Croire au monde malgré tout


Les films et les maisons du mystère

1/ Passages, espaces réinventés : La fille qui en savait trop (Mario Bava), Suspiria (Dario Argento, 1977)
2/Voyages avec l'amour et la mort. The fountain (Darren Aronofsky), Solaris (Tarkovski, 1972)
3/Renversements
Le jeu avec le faux ; Le charme discret de la bourgeoisie (Luis Bunuel, 1972), Le jeu avec le feu (Alain Robbe-Grillet, 1975)
Translations : Mulholland drive (David Lynch, 2001)

4/ Créations, circulations Le labyrinthe de Pan (Guillermo del Toro, 2006)
Céline et Julie vont en bateau (Jacques Rivette, 1974)

Conclusion : Transmissions


Les films et les maisons de l'égarement

1/ Traumas de l'habiter
Economies parallèles, Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974), Le sous-sol de la peur (Wes Craven), La maison de cire (Jaume Collet-Serra)
La guerre de tous contre tous : Bug (William Friedkin, 2006), Osterman week-end (Sam Peckinpah)
2/ La catastrophe Antichrist (Lars von Trier, 2009)
3/ Fins de mondes
Icônes abandonnées Qu'est-il arrivé à Babby Jane? (Robert Aldrich, 1962), Femmes femmes (Paul Vecchiali, Le plongeon (Frank Perry)
Au-delà de l'histoire (L'appolonide, souvenirs de la maison close (Bertrand Bonello, 2011), Salo où les 120 journées de Sodome (Pier Paolo Pasolini, 1975)
Retour au réel
Epilogue Interstellar (Christopher Nolan, 2014)
Bibliographie