Le cinéma : une vision de l'histoire

Marc Ferro

Edition du chêne, 2003.

Marc Ferro met sa formidable passion et son érudition au service du cinéma. Contrairement à tant d'ouvrages où le cinéma ne fait qu'illustrer un thème et où l'index des films cités fait frémir n'importe quel cinéphile par son indigence, Marc Ferro s'appuie sur de grands chefs d'œuvres du cinéma pour montrer leur capacité à penser l'histoire. Un livre essentiel emporté par un souffle qui commence dès les premières lignes :

"L'histoire au cinéma est devenue une force, comme l'histoire au théâtre a pu l'être, avec les œuvres de Shakespeare, ou encore sous sa forme romanesque, avec Tolstoï ou Dumas, avant qu'existe le cinéma. Sous ces formes, elle figurait une sorte de compagne parallèle car, à côté, trônait une discipline exigeante qui s'appuyait sur des sources, des documents, et les citait en référence. Cette discipline -l'histoire des historiens- se disait scientifique alors qu'en vérité elle était seulement érudite, savante. Elle ne démontrait rien, mais racontait "ce qui s'était passé.

Or, de ce récit, il pouvait y avoir plusieurs versions : la révolution française de Gaxotte, un royaliste, différait de celle de Mathiez, un républicain. Qu'un Montesquieu veuille élucider l'Esprit des lois, que Marx identifie la lutte des classes comme moteur de l'histoire, et les voilà tous deux définis comme philosophes, pas comme des historiens. Ils le sont pourtant car l'étude du passé, de ses relations avec le présent, le repérage des continuités et des ruptures oscillent entre ces différents modes : la recherche du sens que peut avoir l'évolution des sociétés, la connaissance des évènements et situations passées grâce aux archives, aux témoignages, la démonstration proprement scientifique qui vise moins à reconstituer le passé qu'à l'analyser, à rechercher l'origine des problèmes de notre temps. Or aujourd'hui, le souffle de l'image, du film, retranscrit par le cinéma et la télévision, prend la relève des formes écrites, tend à se substituer à elles, soutenue par la puissance de la médiation.

L'histoire au cinéma reproduit bien souvent les courants de pensée dominants ainsi d'Alexandre Nevski d'Eisenstein (1938) ou Napoléon d'Abel Gance (1927), Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg (1998), épopées en conformité complète avec les discours dominants, nationalistes, révolutionnaires ou démocratiques. A l'opposée de l'histoire officielle, contre elle, Ceddo d'Ousmane (1977) ou Non ou la vaine gloire de commander de Manoel de Oliveira

Les films de mémoire où le témoignage des vivants aide à la survie des évènements du passé sont à volonté historique. Dans les films de mémoire, le témoignage constitue le document central. Les films de montage d'actualité demeurent suspects à bien des égards : peu d'images de De Gaule aux Actualités française de 1946, et pourtant qu'elle n'est pas son influence à cette date, guère d'images anglaises des mouvements politiques en Inde de 1940 à 1944, mais seulement des images américaines favorables à l'indépendance. Le chagrin et la pitié (1969) démoda ce type de production en inventant une forme nouvelle d'écriture, où se mêlaient actualités et témoignages, mais sans qu'aucun commentaire ne se surajoute à ce qui apparaissait comme la confrontation entre plusieurs vérités du passé. La vulnérabilité de ce type d'analyse tient néanmoins au principe de sélection des témoins ou des actualités- ce qui ressort de la responsabilité du réalisateur, mais également du stock d'informations filmées dont on dispose, de la nature de celles qui ont été autrefois enregistrées, ce qui est évidemment aléatoire


La spécificité de l'histoire au cinéma, quand il s'agit de fictions qui ne visent pas à être des reconstitutions, est la figure que prend l'inventivité. Selon nous, le génie des cinéastes tient à ce qu'ils ont su trouver, pour reconstituer son authenticité du passé, soit une idée motrice qui rend compte d'une situation qui la dépasse; soit un cadre d'action qui exerce la fonction d'un microcosme révélateur.

On trouvera à la page Cinéma et histoire une périodisation de l'histoire au cinéma qui reprend en grande partie celle proposée par Marc Ferro.