Esthétique du cinéma
Principaux cinéastes : Max Ophuls, Jean Renoir , Luchino Visconti , Federico Fellini, Andrei Tarkovsky, Jacques Rivette, Bela Tarr, Alexandre Sokourov, Chantal Akerman, Gus van Sant, Sofia Coppola, Alain Guiraudie
peinture/cinéma : Art minimal - Cristaux de temps : Donald Judd - Andrei Tarkovski
Circuit court entre signe et figure ou à l'intérieur du cristal

Lorsque le cinéma cherche des circuits de plus en plus grands pour unir une image actuelle à des images souvenirs, des images rêves, des images monde alors il développe la grande structure organique reliant pointes de présent et nappes de passé (voir : chapitre 13).

Mais le cinéma peut aussi chercher le plus petit circuit qui accole l'image actuelle à une sorte de double immédiat, symétrique, consécutif ou même simultané. L'image cristal connecte une image actuelle avec l'image virtuelle d'un passé qui reste toujours présent selon un circuit minimum. Le grand circuit est organique, le petit circuit minéral, cristallin.

Dans ce processus de contraction et non de dilatation, l'image actuelle est toujours coupée de son prolongement moteur. Au lieu de se développer organiquement, elle cristallise avec sa propre image virtuelle dans le plus petit circuit intérieur possible.

On appelle ainsi cristalline une description qui vaut pour son objet, qui le remplace, le crée et le gomme à la fois et ne cesse de faire place à d'autres descriptions qui contredisent déplacent ou modifient les précédentes. Elles renvoient à des situations purement optiques et sonores détachées de leur prolongement moteur : un cinéma de voyant, non plus d'acteurs.

La cristallisation suppose toujours une relation avec un décor qui ne cesse de revenir et auquel le personnage se confronte dans un circuit minimal.

Cinq circuits minimaux pour constituer des images-cristal

1/ Le miroir est le plus connu de ces circuits minimaux. L'image en miroir est virtuelle par rapport au personnage actuel que le miroir saisit, mais elle est actuelle dans le miroir qui ne laisse plus au personnage qu'une simple virtualité et le repousse hors champ. L'échange est d'autant plus actif que le circuit renvoie à un polygone au nombre de côté croissant : tel un visage réfléchi sur les facettes d'une bague, un acteur vu dans une infinité de jumelles. Quand les images virtuelles prolifèrent ainsi, leur ensemble absorbe toute l'actualité du personnage, en même temps que le personnage n'est plus qu'une virtualité parmi les autres. Cette situation était préfigurée dans Citizen Kane, lorsque Kane passe entre deux miroirs face à face ; mais elle surgit à l'état pur dans le célèbre palais des glaces de La dame de Shanghai où le principe d'indiscernabilité atteint à son sommet : image cristal parfaite où les miroirs multipliés ont pris l'actualité des deux personnages, qui en pourront la reconquérir qu'en les brisant tous, se retrouvant côte à côte et se tuant l'un l'autre.

2/ La scène de théâtre constitue un second circuit minimal. L'acteur est accolé à son rôle public : il rend actuelle l'image virtuelle du rôle, qui devient visible et lumineux. L'acteur est un "monstre", ou plutôt les monstres sont des acteurs-nés, siamois ou homme -tronc, parce qu'ils trouvent un rôle dans l'excès ou le défaut qui les frappe. Mais plus l'image virtuelle du rôle devient actuelle et limpide, plus l'image actuelle de l'acteur passe dans les ténèbres et devient opaque. Il y a ainsi parfois une entreprise privée de l'acteur, une sombre vengeance, une activité criminelle ou justicière obscure. Et cette activité souterraine se dégagera, se fera visible à son tour, à mesure que le rôle interrompu retombera dans l'opaque. On reconnaît le thème dominant de l'œuvre de Tod Browning (L'inconnu, Le club des trois, Freaks ou Le corbeau). Mais c'est chez Jean Renoir et Jacques Rivette que la relation entre ce qu'il advient au théâtre et ce qu'il advient dans la vie est le plus interchangeable pour aboutir à un destin heureux ou malheureux du personnage.

3/ Le navire est un troisième circuit. C'est Hermann Melville qui, dans son œuvre romanesque, a fixé pour toujours cette structure. Germe ensemençant la mer, le navire est pris entre ces deux faces cristallines : une face limpide qui est le navire d'en haut, où tout doit être visible selon l'ordre ; une face opaque qui est le navire d'en bas, et qui se passe sous l'eau, la face noire des soutiers. Ce n'est pas tant le Mobby Dick de Huston qui donne la version cinématographique du navire c'est plutôt La dame de Shanghai de Welles. Le yacht nommé Le Circé témoigne d'une face visible et d'une face invisible, d'une face limpide à laquelle se laisse prendre un instant le héros naïf, tandis que l'autre face, l'opaque, la grande scène de l'aquarium aux monstres, monte en silence et grandit à mesure que la première s'estompe ou se brouille. Et d'une toute autre manière c'est Fellini qui retrouve, au-delà de la piste de cirque, un circuit du navire comme dernier destin dans Amarcord ou Et vogue le navire.

4/ Les grandes pièces sont un quatrième circuit, souvent en rouge et or chez Visconti : l'opéra de Senso, le bal du Guépard, le château de Munich de Ludwig, les salles du grand Hôtel de Mort à Venise, ou le salon de musique de L'innocent. Ce sont les images cristallines d'un monde en décomposition. Ces grandes pièces ce sont aussi celles bourgeoises ou aristocratiques de Sofia Coppola ou petites-bourgeoises chez la Jeanne Dielman de Chantal Akerman.

5/ Les grandes étendues, espaces quelconques, désertiques et indifférenciées peuvent aussi, paradoxalement, constituer des circuits minimaux que ce soient ceux de Tarkovski, Bella Tar ou Gus van Sant.

 

Quelles relations dans le cristal ?

Distincts mais indiscernables, tels sont l'actuel et le virtuel qui ne cessent de s'échanger. Quand l'image virtuelle devient actuelle, elle est alors visible et limpide, comme dans le miroir ou la solidité du cristal achevé. Mais l'image actuelle devient alors virtuelle pour son compte, renvoyée ailleurs, invisible, opaque et ténébreuse, comme un cristal à peine dégagé de la terre. Le couple actuel-virtuel se prolonge donc immédiatement en opaque-limpide, expression de leur échange.

L'échange ou l'indiscernabilité se poursuivent donc de trois façons dans le circuit cristallin : l'actuel et le virtuel ; le limpide et l'opaque mais aussi le germe et le milieu. Quel sera le germe capable d'ensemencer le milieu ? ou bien malgré l'effort des hommes, le milieu restera t-il amorphe, en même temps que le cristal se vide de son intériorité, et que le germe est seulement un germe de mort, maladie mortelle ou suicide.

 

1/ Le cristal en décomposition chez Fisconti, fêlé chez Renoir.

Chez Visconti, c'est le monde aristocratique des riches qui est cristallin. Mais on dirait un cristal synthétique, parce qu'il est hors de l'histoire et de la nature. L'abbé du Guépard l'expliquera : nous ne comprenons pas les riches, parce qu'ils ont créé un monde à eux, dont nous ne pouvons saisir les lois, et où ce qui nous parait secondaire ou même inopportun prend une urgence, une importance extraordinaires. Ce monde n'est pas celui de l'artiste créateur, bien que Mort à Venise mette en scène un musicien, mais justement dont l'oeuvre est trop intellectuelle, cérébrale. Ils se réclament de la liberté, mais d'une liberté dont ils ont la jouissance comme un privilège vide qui leur viendrait d'ailleurs, des aïeux dont ils descendent et de l'art dont ils s'entourent.

Dans ce cristal s'accomplit un processus de décomposition qui le mine du dedans, l'assombrit, l'opacifie. Pourrissement des dents de Louis II, abjection de l'amour de la comtesse dans Senso, partout la soif de meurtre et de suicide, ou le besoin d'oubli et de mort, comme dit le vieux prince pour toute la Sicile.

L'Histoire double la décomposition, l'accélère et l'explique : les guerres, la prise de pouvoir de nouvelles puissances, la montés de nouveaux riches qui ne se proposent pas de pénétrer les lois secrètes du vieux monde, mais de le faire disparaître. L'Histoire ne se confond pas avec la décomposition interne du cristal, c'est un facteur autonome auquel Visconti tantôt consacre des images, tantôt splendides tantôt donne une présence d'autant plus intense qu'elle est elliptique. Dans Ludwig, on verra très peu d'histoire, Louis II veut tout en ignorer l'histoire gronde à la porte. Dans Senso au contraire elle est là, avec le mouvement italien. Mais présente ou hors champ, l'Histoire n'est jamais décor. Elle est saisie de biais, dans une perspective rasante, sous un rayon levant ou couchant, une sorte de laser qui vient couper le cristal sous une pression d'autant plus puissante qu'elle est extérieure comme la peste à Venise ou l'arrivée silencieuse des SS à l'aube.

Pris à temps la décomposition naturelle et la désagrégation historique de l'image-cristal aurait pu être évitées. La révélation vient trop tard. Mais c'est l'histoire et la Nature elle même, la structure du cristal, qui font que cela ne peut venir à temps.

Déjà dans Senso, "trop tard, trop tard" hurlait l'abject amant, trop tard en fonction de l'Histoire qui nous divise, mais aussi de notre nature aussi pourrie chez toi que chez moi. Le prince, dans Le guépard, entend le trop tard qui s'étend sur toute la Sicile. Ce quelque chose qui vient trop tard, c'est la révélation sensible et sensuelle d'une unité de la Nature et de l'Homme. Le vieux prince ayant approuvé le mariage d'amour entre son neveu et la fille du nouveau riche reçoit, dans une danse, la révélation de la fille : leurs regards s'épousent, ils sont l'un pour l'autre, tandis que le neveu est repoussé au fond, lui-même annulé et fasciné par la grandeur de ce couple, mais c'est trop tard pour le vieil homme comme pour la jeune fille.

Chez Renoir, la profondeur de champ assure un emboîtement de cadres, une cascade de miroirs, un système de rimes entre maîtres et valets, vivants et automates, théâtre et réalité, actuel et virtuel. C'est la profondeur de champ qui substitue la scène au plan. Gilles Deleuze conteste le rôle de "pure fonction de la réalité " que lui attribuait Bazin. Pour lui, la profondeur a plutôt pour fonction de constituer l'image en cristal, et d'absorber le réel qui passe ainsi dans le virtuel autant que dans l'actuel. La règle du jeu fait coexister l'image actuelle des hommes et l'image virtuelle des bêtes, l'image actuelle des vivants et l'image virtuelle des automates, l'image actuelle des personnages et l'image virtuelle de leur rôle pendant la fête, l'image actuelle des maîtres et leur image virtuelle chez les domestiques, l'image actuelle des domestiques et leur image virtuelle chez les maîtres. Tout est image en miroir, échelonnées en profondeur.

Mais la profondeur de champ ménage toujours un fond par lequel quelque chose peut fuir : la fêlure. A la question : qui ne joue pas la règle du jeu ?, il est curieux que l'on est donné diverses réponses et que Truffaut par exemple dise que c'est l'aviateur. L'aviateur pourtant reste prisonnier de son rôle et se dérobe quand la femme lui propose de fuir avec elle. Le seul personnage qui soit hors règle, interdit du château et pourtant lui appartenant, ni dehors ni dedans, mais toujours au fond c'est le garde-chasse, le seul à ne pas avoir de double ou de reflet. Faisant irruption malgré l'interdit, poursuivant le valet braconnier, assassinant par erreur l'aviateur, c'est lui qui casse le circuit, qui fait éclater le cristal fêlé et en fait fuir le contenu d'un coup de fusil.

Selon Renoir, le théâtre est inséparable, à la fois pour les personnages et pour les acteurs, de cette entreprise qui consiste à expérimenter et sélectionne des rôles jusqu'à ce qu'on trouve celui qui déborde du théâtre et entre dans la vie. Dans ses moments pessimistes, Renoir doute qu'il puisse y avoir un gagnant : alors il n'y a plus que les coups de feu du garde qui font exploser le cristal comme dans La règle du jeu, ou les remous de la rivière sous l'orage piquée par la pluie dans une partie de campagne.

Mais, suivant son tempérament, Renoir parie pour un gain : quelque chose se forme à l'intérieur du cristal, qui réussira à sortir par la fêlure et à s'épanouir librement. C'est déjà le cas de Boudu, qui retrouve le fils de l'eau en sortant du théâtre intime et renfermé du libraire où il a essayé beaucoup de rôles. Ce sera le cas de Harriet dans Le fleuve, où les enfants abrités dans une sorte de cristal ou de kiosque hindou essaient des rôles, dont certains tournent au tragique, comme meurt tragiquement le petit frère, mais dont la jeune fille fait faire son apprentissage, jusqu'à ce qu'elle y trouve la puissante volonté de vie qui se confond avec le fleuve et le rejoint au dehors. Film étrangement proche de Lawrence. Pour Renoir le théâtre est premier parce que la vie doit en sortir. Le théâtre ne vaut que comme recherche d'un art de vivre, c'est ce que comprend le couple disparate du Petit théâtre. "Où donc commence le théâtre, où commence la vie ?" reste toujours la question posée par Renoir. On naît dans un cristal, mais le cristal ne retient que la mort, et la vie doit en sortir après s'être essayée.

Même adulte, le professeur du Déjeuner sur l'herbe connaîtra cette aventure. La danse déchaînée à la fin de French Cancan n'est pas une ronde, un reflux de la vie dans le circuit, dans la scène de théâtre, comme chez Ophuls, mais au contraire un galop, une façon dont le théâtre s'ouvre à la vie, se déverse dans la vie entraînant Nini dans une eau courante agitée.

A la fin du Carrosse d'or, trois personnages auront trouvé leur rôle vivant, tandis que Camilla restera dans le cristal, mais pour y essayer encore des rôles dont l'un lui fera peut-être découvrir la vraie Camilla.

2/ La menace d'un constant retournment de situation chez Rivette

Chez Rivette également grand amatuer de Théâtre chaque séquence est sous le coup de l'ambivalence : le film noir peut menacer la quête mystique comme la pose théâtrale donner une piste pour l'initiation. Ou encore, comme le dit Gilles Deleuze : "Chez Rivette, la représentation théâtrale est une image en miroir mais, justement parce qu'elle ne cesse pas d'avorter, est le germe de ce qui n'arrive pas à se produire ni à se réfléchir "(L'image temps, les cristaux de temps (p102-103).

Le constant retournement de situation est déjà présent dans Le coup du berger. La maîtresse et l'amant, Claire et Claude, prévoient une intrigue simple placée sous le signe de Lully, le maître du contrepoint. Mais l'attaque italienne prévue par Claire va se heurter au coup du berger de Jean, le mari. Au lieu du vison dans la valise celui-ci ne lui ramènera qu'une peau de lapin et ce n'est pas Claire mais sa sœur, Solange, qui portera le vison. Voulant tromper, c'est elle qui sera doublement trompée.

Paris nous appartient raconte la double initiation de Anne, jeune fille parisienne destinée aux études de lettres et qui finira par jouer au théâtre et de Gérard, son premier metteur en scène qui échouera dans sa tentative de monter Périclès dans un grand théâtre. On est là très loin de ce que raconte la pièce de Shakespeare avec sa pure Marina et sa morale ou, après le chaos, les ennemis de Périclès triomphant sont brûlés. Rivette ne garde des répétitions que la seule séquence où Marina s'interroge sur le sens du vent qui présida à sa naissance pendant la tempête. Le complot imaginé par Philip Kaufman n'était que le délire d'un paranoïaque et lui et Terry s'enfuiront sans autre forme de procès à la fin. Gérard qui dominait Paris depuis les toits du châtelet n'arrivera pas lui au bout de son projet. Chez Rivette donc rien ne se déploie facilement dans le temps : la menace d'un retournement pèse sur chaque séquence.

3/ Le germe de mort dans la trilogie de Gus Van Sant ou chez Chantal Akerman et Sofia Coppola

L'étendue désertique qui se déploie dans Gerry de Gus van Sant ne laissera pas aux deux garçons d'autres solutions que la mort et la fuite. Dans Elephant, le germe du massacre va s'abattre sur Littletown comme l'orage qui menaçait depuis le départ et finira par disparaitre.

Mais c'est Last days que Gus van Sant travaille le plus nettement le concept d'image-crital. Ainsi, alors qu'il décrit intensément les derniers moments d'une star de rock et comporte un programme narratif assez chargé, le film donne-t-il l'impression d'être sans cesse brisé comme s'il refusait l'enchaînement cause-conséquences pour emmètre des propositions successivement claires ou sombres, réelles ou virtuelles. L'une des facettes du cristal est l'histoire du faux magicien chinois raconté par le detective privé qui aboutit au constat d'une "mort par malchance". Il s'agit là d'une possible explication de la mort de Blake comme d'autres (solitude, drogue, autodestruction...) l'important étant de se refuser à l'explication à cause unique et inéluctable.

L'impression de contempler un film en forme de cristal découle du refus de Gus van Sant de développer, à la manière de The rose, un ensemble organique qui lierait la dangereuse mais aussi grandiose et fastueuse histoire du rock à celle de son personnage. Ici, le désir créatif ou le désir de vie du Blake renvoient aux différentes facettes du cristal où s'observe le personnage. Le temps ne passe pas et Blake, constitué en germe du cristal, finit par s'effacer et s'enfuir hors du corps de la star. Il meurt en même temps que cesse le film.

Deux séquences montrent la liaison organique de la musique et du monde telle que la refuse Gus van Sant. La première, celle du clip vidéo des Boyz II Men, On Bended Knees, en démontre la caricature, l'autre, celle de l'avant-dernier plan, la facilité toute relative.

Lors de la répétition du levé d'Asia, on suit la séquence non plus de son point de vu mais de celui de Blake qui, dans le salon, a allumé la télévision qui diffuse le clip vidéo des Boyz II Men. Dans celui-ci, la musique, entre gospel et chant d'amour, parle à tous et génère partout l'amour tendre et passionné de jeunes couples. Le son parvient d'abord dans le dos de Blake qui dépose son assiette de petit déjeuner et se replie sur lui-même, se courbe vers le sol et marche à quatre pattes vers la porte devant laquelle il s'endort tout en entendant la musique, légèrement déformée, que l'on voit alors à l'écran, en plans de plus en plus serrés sur les visages des couples qui s'embrassent et se réconcilient au son de la musique. C'est ainsi, profondément endormi, que le trouvera Asia qui vérifiera au passage, par deux doigts sur la gorge du guitariste, qu'il n'est pas mort.

L'avant-dernier plan illustre la facilité déconcertante de la musique à enchanter le monde. Les amis invités ont lâchement pris la fuite et partent le plus loin possible en voiture. L'un d'eux par quelques accords de guitare donne pourtant l'impression du retour à la vie, du mouvement vers l'avenir. Ce plan de mouvement de voitures sur des accords de guitare, que de fois vu au cinéma, est au premier abord le plus joyeux du film alors qu'il est moralement dénoncé.

Gus van Sant dénonce ainsi, au passage, par le clip et par ce plan de voitures qui roulent sur un accord de guitare, la facilité avec laquelle la télévision ou le cinéma se réapproprient l'énergie de la musique en en faisant une puissance de communication ou de mouvement.

Dans Last days, Gus van Sant ne montre ainsi pas un processus organique qui englobe la star et qui se développe malgré la mort de celle-ci mais, au contraire, comment la musique et la vie se contractent sur elles-mêmes dans un processus de cristallisation qui renvoie à des circuits de communication de plus en plus courts pour finalement se décomposer.

On retrouve cette problématique énoncée par le détective privé lorsqu'il découvre dans la chambre de Blake du nitrate : "Regardez, du nitrate de cellulose cristallisé. La matière dont on fait les films, il s'est cristallisé, après il va se décomposer".

Le circuit de communication court, on le trouve enfin dans l'impossibilité qu'a Blake de parler ("c'est difficile pour moi de parler") de communiquer ("tout le monde me prend pour un criminel"). Ces difficultés atteignent des sommets comiques avec la rencontre du représentant des pages jaunes ou des jumeaux d'une secte mormon. Ces difficultés sont aussi présentes dans les rappels à l'ordre de ses managers ou partenaires du groupe, avec ses invités qui, ayant besoin de lui, ne se sentent pas concernés par ce qui lui arrive et sa difficulté à composer.

Joués dans la solitude pour l'une, dans l'indifférence pour l'autre les deux séquences musicales du film, malgré l'énergie que déploie Blake, sont simplement insuffisantes pour l'accrocher au monde. Elles offrent une alternative insuffisante, tout comme la nature, souvent magnifiquement filmée (la fuite au bord du lac).

Les faces claires du cristal n'auront pas empêché la mort de Blake qui en constitue le germe. Mais les faces sombres ne conduisaient pas obligatoirement non plus à la mort. La carabine disposée par Gus van Sant au début du film renvoie, dans un humour macabre très ironique, à la fois à la théorie du "revolver sous l'oreiller" et aux derniers jours de Kurt Cobain dont s'inspire le film. Le leader du groupe Nirvana s'est en effet suicidé d'un coup de carabine dans la bouche. Même pour celui qui ne connaît pas ce détail extérieur au film, la carabine ne peut manquer d'être associée aux derniers jours de l'homme. Refusant toute prédestination et contrairement à la théorie du "revolver sous l'oreiller" l'arme exhibée dans la narration ne finira pas par servir. Blake mourra, selon les mots de la télévision d'une overdose.

Blake espérait sans doute quelque chose qui n'est pas venu. Il est probable qu'il attendait une délivrance chrétienne. Les bruits de cloche et la musique religieuse entendus, off, dans la cabane avant le suicide sont probablement une réminiscence liée à l'enfance, à l'espoir d'un monde plus simple, espoir délabré, en lambeau, inaccessible comme le petit chat qu'il n'arrive pas à retenir dans la chambre de sa propre fille qu'il a plus ou moins abandonnée.

Ce son de cloches virtuelles ne peut manquer de rappeler celles entendues au début du film. Certes le journal de Blake indique que l'on est un dimanche et, somme toute, il est possible qu'une cloche résonne au loin. Mais à l'écoute des dernières cloches, on ne peut manquer de penser que si elles sont off, elles sont aussi, virtuellement dans la tête de Blake, déjà liées à l'enfance.

L'intérêt des circuits courts que développe Gus van Sant est en effet de rendre indiscernable image réelle et image virtuelle, de renvoyer sans cesse l'image de l'être présent avec la plénitude de l'être passé et de constater, pour Blake, la dégradation de celui-ci à l'aune de celui-là. Le film est bien un cristal aux multiples facettes (le suicide par imprudence narré par le détective reflète celui de Blake, les multiples références à Jésus allant jusqu'à se matérialiser par l'âme de Blake quittant les habits de celui-ci).

Gus van Sant avoue avoir beaucoup été marqué par Chantal Akerman et il est vrai que les deux tours et demi de la chambre des tueurs dans Elephant rapelle le court la chambre de la cinéste belge et plsu encore la soudaine tuerie de film, après tant de gestes du quotidien, reprend-t-elle la structure de Jeanne Dielman.

Chantal Akerman, longtemps associée aux thèmes de la marginalité, de l'enfermement et des déambulations, de la féminité, du féminisme, de l'autobiographie et du narcissime, du voyage et de l'errance par lesquels elle exprimait son inconfort de nomade vouée à l'exil a développé depuis Hôtel Monterey, sa fascination pour les chambres identiques découvertes à partir de l'ascenceur central.

Attendre, attendre encore, attendre toujours. Voilà bien à quoi Sofia Coppola condamne l'adolescence éternelle.

Les promesses sont là : dans une terre étrangère, dans un lever de soleil, dans un corps si facilement apte à faire un enfant, dans un beau cavalier. Les difficultés ne semblent pas insurmontables : il est possible de faire applaudir la cour, de sortir assister à un bal masqué, de se construire une nature rousseauiste aussi sophistiquée que les costumes, perruques et mets divers.

Et puis, avant d'avoir eu le sentiment d'avoir vécu, il faut faire sa révérence au monde, s'incliner devant le peuple (magnifique geste d'effondrement) et dire adieu à Versailles. Louis et Marie-Antoinette étaient devenus roi et reine. Trop tard hélas.

Ces cris : "Bientôt" puis "Trop tard" font penser à ceux qui poussent aussi les personnages de Luchino Visconti. Comme lui, Sofia Coppola construit ses mondes comme des cristaux celui d'un pavillon bourgeois dans Virgin suicides, celui d'une chambre d'hôtel dans Lost in translation et celui du château de Versailles dans Marie-Antointte.

Il a été justement dit que Sofia Coppola utilise moins le château de Versailles comme un somptueux décor que comme la prison qui enferme la jeune reine. Et le château est bien en effet un nouveau cristal dans lequel Marie-Antoinette y constitue le germe. Elle va s'y voir alternativement réelle ou virtuelle, d'humeur sombre ou claire, heureuse ou malheureuse, lourde ou légère.

La répétition d'images successives des repas ou du coucher des époux royaux, le refuge dans la campagne artificielle du petit Trianon, les fêtes entre copines expriment ce basculement toujours possible pour le geme du cristal, Marie--Antoinette, entre la survie ou la mort.

Source: L'image temps, chapitre 4

 

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