Esthétique du cinéma
Principaux cinéastes : Marcel Carné , Joseph Mankiewicz , Hou Hsiao-hsien , Clint Eastwood , Woody Allen, Pedro Almodovar , Radu Jude
peinture/cinéma : Romantisme et pointes de présent : Friedrich - Mankiewicz
Le romantisme n'est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir. Ils l'ont cherché en dehors, et c'est en dedans qu'il était seulement possible de le trouver... (Baudelaire, salon de 1846)." Ce romantisme intérieur qui fait écho aux paysages extérieurs se retrouve dans l'œuvre de Mankiewicz où la mémoire et ses bifircations jouent les premiers rôles.

Le cinéma ne présente pas seulement des images, il les entoure d'un monde. C'est pourquoi il a cherché très tôt des circuits de plus en plus grands, qui unirait une image actuelle à des images souvenirs, des images rêves, des images monde.

Ces grands circuits se distinguent de la figuration classique de l'écoulement du temps qui se faisait le plus souvent au travers du regard d'un personnage qui voyait la marque du temps sur l'être aimé, une ville, une maison. Ces grands circuits se distinguent aussi du cinéma du cerveau où la réalité ne vaut jamais pour elle-même mais reste contaminée par le celui-ci.

 

1/ Le flash-Back et la bifurcation chez Marcel Carné et Joseph Mankiewicz

Le flash-back est un circuit fermé qui va du présent au passé, puis nous ramène au présent. Dans Le jour se lève c'est une multiplicité de circuits dont chacun parcourt une zone de souvenirs et revient à un état de plus en plus profond, de plus en plus inexorable de la situation présente. Le héros de Carné, à la fin de chaque circuit, se retrouve dans sa chambre d'hôtel investie par la police, chaque fois plus proche de l'issue fatale (les vitres brisées, le trou des balles sur le mur, la succession des cigarettes…).

Pour Carné, la figure du destin dépasse la causalité psychologique et donne à la fois une nécessité au flash-back et une marque du passé aux images-souvenir. Ainsi dans Le jour se lève, le son de la ritournelle obsédante vient du fond des temps pour justifier le flash-back, et la "colère" emporte le héros tragique jusqu'au fond du temps pour le livrer au passé. Mais si le flash-back et l'image souvenir trouvent ainsi leur fondation dans le destin, c'est seulement de manière relative ou conditionnelle. Car le destin peut se manifester par d'autres voies : figures expressionnistes d'aveugles ou de clochards dont Carné a parsemé son œuvre, immobilisations et pétrifications des Visiteurs du soir, usage du mime dans Les enfants du Paradis, et plus généralement de la lumière, dont Carné se sert suivant le style français, gris lumineux qui passe par toutes les nuances atmosphériques et constitue le grand circuit du soleil et de la lune.

Mankiewicz utilise le flash-back d'une toute autre manière il s'agit de fouiller un inexplicable secret, une fragmentation de toute linéarité, de bifurcations perpétuelles comme autant de rupture de causalité. Le flash-back trouve sa justification à chaque bifurcation du temps. La multiplicité des circuits trouve donc un autre sens. Ce sont donc les bifurcations du temps qui donnent au flash-back une nécessité et aux images souvenir une authenticité une authenticité un poids de passé sans lequel elles resteraient conventionnelles. Les points de bifurcations sont souvent si imperceptibles qu'ils ne peuvent se révéler qu'après coup, à une mémoire attentive. C'était déjà la question constante de Fitzgerald, dont Mankiewicz est très proche : qu'est-ce qui s'est passé ? Comment en sommes nous arrivé là ?

La mémoire attentive conduit le récit. Dans son essence même, elle est voix, qui parle, se parle ou murmure, et rapporte ce qui s'est passé. D'où la voix off qui accompagne le flash-back. Souvent chez Mankiewicz ce rôle spirituel de la mémoire fait place à une créature plus ou moins liée à l'au-delà : le fantôme de L'aventure de madame Muir, le revenant de On murmure dans la ville, les automates du Limier. Dans Chaînes conjugales, il y a la quatrième amie, celle qu'on ne verra jamais, qu'on entrevoit mal une fois, et qui a fait savoir aux trois autres qu'elle partait avec un de leurs maris (mais lequel ?); c'est sa voix off qui surplombe les trois flashes-back.

Ce ne sont pas seulement plusieurs personnes qui ont chacune un flash-back, c'est le flash-back qui est à plusieurs personnes (trois dans La comtesse aux pieds nus, Chaînes conjugales, ou Tout sur Eve). Et ce ne sont pas seulement les circuits qui bifurquent entre eux, c'est chaque circuit qui bifurque avec soi-même, comme un cheveu fourchu.

Dans les trois circuits de Chaînes conjugales, chacune des femmes se demande à sa manière quand et comment son mariage a commencé à déraper, à prendre une voie bifurquante. Et même quand il y a une seule bifurcation, tel le goût pour la boue dans une créature fière et splendide (La comtesse aux pieds nus) ses répétitions ne sont pas des accumulations, ses manifestations ne se laissent pas aligner, ni reconstituer un destin, mais ne cessent de morceler tout état d'équilibre, et d'imposer à chaque fois un nouveau "coude", une nouvelle rupture de causalité, qui bifurque elle-même avec la précédente, dans un ensemble de relations non linéaires.

Une des plus belles fourches de Mankiewicz est dans On murmure dans la ville, où le médecin, venu annoncer au père que sa fille était enceinte, se retrouve en train de parler d'amour à la fille et la demande en mariage, dans un paysage onirique.


Dans le Limier, deux personnages sont ennemis pour l'éternité, dans un univers d'automates ; mais il y a un monde où l'un des deux malmène l'autre et lui impose un costume de clown, et un monde où l'autre prend une tenue d'inspecteur, domine à son tour jusqu'à ce que les automates déchaînés brassent toutes les possibilités, tous les mondes et tous les temps.

Les personnages de Mankiewicz ne se développent jamais dans une évolution linéaire : les stades que parcourt Eve, prendre la place de l'actrice, lui voler son amant, séduire le mari de l'amie, faire chanter l'amie, n'entrent pas dans une progression, mais constituent chaque fois une déviation qui fait un circuit, laissant subsister sur l'ensemble un secret dont héritera la nouvelle Eve à la fin du film, point de départ pour d'autres bifurcations. Il n'y a en fait ni ligne droite, ni cercle qui boucle. "All about Eve" ce n'est pas exactement "Tout sur Eve", c'est plutôt "un bout", comme le dit un personnage du film : " Elle pourrait vous en dire un bout sur ce thème... ".

Dans Soudain L'été dernier, s'il n'y a qu'un seul flash-back, quand la jeune fille retrouve à la fin le souvenir abominable qui la ronge, c'est que les autres flashes-back ont été inhibés, remplacés par des récits ou des hypothèses, sans annuler pourtant les bifurcations correspondantes qui laissent toujours subsister un inexplicable secret. En effet, la pédérastie du fils n'explique rien. La jalousie de la mère est une première bifurcation, dès qu'elle est supplantée par la jeune fille ; la pédérastie en est une seconde, quand le fils se sert de la jeune fille comme il se servait de sa mère, appâts pour les garçons ; mais il y en a encore une, encore un circuit, qui reprend la description des fleurs carnivores et le récit de l'affreux destin des petites tortues dévorées, lorsque le flash-back découvre sous la pédérastie du fils un mystère orgiaque, des goûts cannibaliques dont il finit victime, lacéré, démembré par ses jeunes amants de misère, aux sons d'une musique barbare de bidonville

Ce qui est rapporté est toujours un dérapage, une déviation, une bifurcation. Mais bien que la bifurcation ne puisse en principe être découverte qu'après coup, par flash-back, il y a un personnage qui a pu la pressentir, ou la saisir sur le moment quitte à s'en servir plus tard pour le bien ou pour le mal. L'habilleuse secrétaire de l'actrice a compris immédiatement la fourberie d'Eve : au moment même ou Eve fait son récit mensonger, elle a tout entendu de la pièce d'à côté, hors champ, et rentre dans le champ pour regarder Eve intensément et manifester brièvement son doute. Plus tard le diabolique critique de théâtre surprendra une autre bifurcation d'Eve quand elle s'efforce de séduire l'amant de l'actrice. Il entend, et peut-être aperçoit, par la porte entrebâillée, comme entre deux champs. Il saura s'en servir plus tard, mais il a compris sur le moment. Dans les deux cas nous ne sortons pas de la mémoire. Seulement au lieu d'une mémoire constituée comme fonction du passé qui rapporte un récit, nous assistons à la naissance de la mémoire, comme fonction du futur qui retient ce qui se passe pour en faire l'objet à venir de l'autre mémoire. Pour Mankiewicz, la mémoire ne pourra jamais évoquer et raconter le passé si elle ne s'était déjà constituée au moment où le passé était encore présent, donc dans un but à venir. C'est dans le présent que l'on se fait une mémoire pour s'en servir dans le futur quand le présent sera passé. C'est ce rôle d'épieur, ou de témoin involontaire qui donne toute sa force au cinéma de Mankiewicz : naissance visuelle et auditive de la mémoire. D'où la complémentarité du hors-champ et du flash-back : l'un renvoyant au personnage qui surprend la bifurcation l'autre renvoyant au personnage qui la rapporte au passé (parfois le même personnage, parfois un autre).

Mais si le flash-back et l'image souvenir trouvent leur raison d'être dans ces bifurcations du temps, cette raison peut agir directement, sans passer par le flash-back. C'est notamment vrai pour les deux grands films théâtraux, shakespearien Jules César et Cléopâtre.

L'interprétation du Jules césar de Shakespeare par Mankiewicz insiste sur l'opposition psychologique de Brutus et de Marc-Antoine. Brutus apparaît comme un personnage absolument linéaire : sans doute est-il déchiré par son affection pour César, sans doute est-il orateur et politique habiles, mais son amour pour la république lui trace une oie toute droite. Après avoir parlé au peuple, il permet à Marc-Antoine de parler à son tour, sans rester lui-même ou laisser un observateur : il se retrouve proscrit, promis à la défaite, seul et acculé au suicide, figé dans sa rectitude avant d'avoir pu rien comprendre à ce qui s'était passé. Marc-Antoine au contraire est l'être fourchu par excellence : se présentant comme soldat, jouant de son parler malhabile, à la voix rauque aux articulations incertaines, aux accents plébéiens, il teint un discours extraordinaire tout en bifurcations qui va retourner le peuple romain.

Dans Cléopatre, c'est la reine d'Egypte qui est devenue l'éternelle bifurcante, la fourchue, l'ondoyante tandis que Marc-Antoine n'est plus que livré à son amour fou, coincé entre le souvenir de césar et la proximité d'Octave. Caché derrière un pilier, il assistera à l'une des bifurcations de Cléopatre en face d'Octave, et s'enfuira dans le fond, mais toujours pour lui revenir.

2/ Les insuffisances de l'image-souvenir par rapport au passé chez Eastwood et Almodovar.

Si l'image se fait image souvenir, c'est seulement dans la mesure où elle a été chercher un "souvenir pur" là où il était. Appelé du fond de la mémoire, il se développe en souvenir-image. L'image souvenir ne nous livre pas le passé, mais représente seulement l'ancien présent que la passé a été. L'image souvenir est une image actualisée qui ne forme pas avec l'image actuelle et présente un circuit d'indiscernabilité. La reconnaissance attentive, quand elle réussit, se fait par images-souvenir. Mais c'est seulement cette réussite qui permet au flux sensori-moteur de reprendre son cours momentanément interrompu.

Mais la reconnaissance attentive ne nous renseignait-elle pas beaucoup plus quand elle échoue que quand elle réussit. Lorsqu'on n'arrive pas à la rappeler, le prolongement sensori-moteur reste suspendu, et l'image actuelle, la perception optique présente, ne s'enchaîne ni avec une image motrice, ni même avec une image-souvenir qui rétablirait le contact. Elle entre plutôt en rapport avec des éléments authentiquement virtuels, sentiments de déjà vu ou de passé "en général", images de rêve, fantasmes ou scènes de théâtre. Bref, ce n'est pas l'image souvenir ou la reconnaissance attentive qui nous donne le juste corrélât de l'image-optique-sonore, ce sont plutôt les troubles de la mémoire et les échecs de la reconnaissance.

C'est ainsi le cas dans le cinéma de Pédro Almodovar qui, depuis La fleur de mon secret, déploie des structures narratives complexes. Confrontés à une situation difficile, les personnages se trouvent sur des "pointes de présent" traumatisantes qui sont l'occasion de réinterpréter les nappes de passé qu'ils portent en eux.

Dans tous les grands films d'Eastwood, des revenants surgissent d'un passé oublié. La fille d'Eastwood découvre les photos que son père à prise d'elle alors qu'elle le croyait loin et indifférent dans Les pleins pouvoirs ; Maggie Fitzgerald croise le regard de l'enfant au chien dans la station service qui lui rappelle ses uniques instants d'enfant heureuse dans Million dollar baby. Il en est de même des scènes qui durent un peu plus longtemps que l'exigerait la dramaturgie ainsi du feu qui clignote sous la pluie où Meryl Streep voit Eastwood s'éloigner pour toujours dans Sur la route de Madison. A chaque fois, il s'agit de pointes de présent qui réexplorent des nappes de passé.

Une part importante de l'oeuvre d'Eastwood consiste en une série d'explorations au cœur de l'histoire américaine pour en recueillir les vibrations mentales. L'après-guerre de Sécession dans Josey Wales hors-la-loi et Impitoyable ; la grande dépression des années 30 dans Honkytonk man ; la guerre dans Mémoires de nos pères, l'immédiat après guerre et le be-bop dans Bird ; les années 50 dans l'évocation du tournage de African queen dans Chasseur blanc, coeur noir ; les années 60 en deux volets, l'un désenchanté sur les résonances de l'assassinat de Kennedy dans Un monde parfait, l'autre à la radiographie des valeurs beatnik et libertaires dans Sur la route de Madison, les années 70 et la conquête spatiale dans Space cowboys.

En ce sens Eastwood est proche du Ford de L'homme qui tua Liberty Valence, c'est à dire un archéologue, poète et reporter, qui scrute les fondations mythiques, légendaires, mensongères de l'histoire et qui sait que dans les plis du temps gît un secret, qui fonde la croyance dans le présent tout en le corrodant. C'est le sujet explicite de Impitoyable, où le journaliste écrivain est le scribe honteux d'une réécriture de l'histoire en légende crapuleuse sous l'influence du shérif, Gene Hackman. C'est également celui de Un monde parfait qui explore la tragique ascendance des fils de l'Amérique condamnés à répéter les crimes de leurs pères et à en être les premières victimes. C'est enfin celui de Mystic river. Au-delà de son nom symbolique, elle est avant tout l'une des rivières de Boston, la ville originelle des américains, celles où les colons ont construit leur première grande ville. Le film, qui se termine le jour de la parade de Columbus Day, de la commémoration de la découverte de l'Amérique, pourrait ainsi mettre en parallèle la malédiction des origines, malédiction individuelle dont sont frappés les trois garçons après la scène originelle de l'enlèvement de Dave, avec la malédiction de la communauté américaine qui trouve dans le déni de justice une façon de progresser vers le pouvoir.

Toutefois, bien que n'hésitant pas à proner la violence - "Seule la violence aide, là où la violence règne" disait Nietzsche- Clint Eastwood s'est souvent montré un cinéaste lumineux : ange de la vengeance ( Pale rider, Impitoyable…) ou passeur des valeurs humanistes (Un monde parfait, Sur la route de Madison, Les pleins pouvoirs, Space cow-boy et Créance de sang). Ses derniers films sont travaillés par des pulsions plus sombres, décrivant un monde sans espoir (déja décrit dans Bird) définitivement corrompu (Mystic river) et sans espoir de salut (Million dollar baby). Le noir qui envahit ces trois films en est une marque incontestable. L'image des hommes se baignant dans l'océan qui clôt Mémoires de nos pères est toutefois plus optimiste : malgré la terre et la mémoire brûlées, les fils de la mémoire permettent peut-être de recoudre l'histoire déchirée de l'Amérique.

L'histoire occupe un grand rôle dans les films de Hou Hsiao-hsien. La Cité des douleurs ouvre une série de films sur l'histoire de Taïwan, qui se poursuivra avec Le maitre des marionnettes, Good Men, Good Women (1995) et Three times (2005). Mais l'histoire personnelle, celle de sa jeunesse avec ses moments de basculements possibles occupe également une large place son oeuvre depuis Garcons de Fengkuei (1983), Un été chez grand-père (1984), Le temps pour vivre et le temps pour mourir (1985).

 

Source: L'image-temps, chapitres 3 et 5

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