Editeur : Mk2, Août 2008. Entièrement restauré. DVD1 : Le Cuirassé Potemkine, 1h12. DVD2 : Documentaire et analyse de Luc Lagier. 25 €.

Suppléments sur DVD2 :

  • Sur les traces du cuirassé Potemkine. Documentaire sur l'histoire du film et sa restauration. 0h42.
  • Naissance d'un cinéma révolutionnaire. Analyse de Luc Lagier. 0h19.

 

Un épisode de la Révolution russe de 1905 : l'équipage d'un cuirassé, brimé par ses officiers, se mutine et prend le contrôle du navire. Arrivés à Odessa, les marins sympathisent avec les habitants qui se font brutalement réprimer par l'armée tsariste....

Deuxième film d'Eisenstein. Pour les historiens et la plupart des cinéphiles, c'est le film le plus célèbre du monde, toujours cité et souvent en première place dans les palmarès internationaux des meilleurs films de l'histoire du cinéma. Jusqu'en 1952 (date à laquelle fut levée son interdiction officielle en France, et le film fut pareillement interdit dans plusieurs autres pays d'Europe), on ne pouvait le voir qu'en cinémathèque.

Alors que l'on croyait définitive la version restaurée en 1976 par la cinémathèque d'état soviétique et le musée Eisenstein sous la direction artistique de Sergueï Youtkevitch, voilà que Mk2 propose désormais la version : celle restaurée en 2005 par la cinémathèque allemande.

Le passionnant documentaire livré en bonus qui voit s'affronter Naum Kleeman, le conseiller scientifique de la version 1976 et Enno Patalas le responsable de la version 2005 rappelle l'histoire mouvementée du négatif. Après la première au Bolchoï le 21 décembre 1925, il passe d'URSS en Allemagne en 1926 pour y être censuré de 30 mètres pour 14 coupes. Il est présenté ensuite dans une version sonore en 1930. Il revient en URSS, vraisemblablement en 1933, pour y être redistribué dans une version sonore en 1950, identique à celle de 1926 mais avec une autre musique puis en 1976 dans un métrage de 1850 mètres, très proche de la version 1925 sur une musique de Chostakovitch.

La version de 2005 s'impose désormais comme la version de référence pour plusieurs raisons. La première étant que la version de 1976 avait, comme le confesse avec désarrois Naum Kleeman, été ralentie pour coller à la musique de Chostakovitch. C'est heureusement principalement la durée des cartons qui avait été allongée. Sur DVD, la version de 1976 dure 1h10 contre 1h08 dans cette version qui comporte pourtant 15 plans de plus.

Rythme, contraste, musique, Trotsky et drapeau rouge

La version de 1976 s'appuie en effet essentiellement sur le négatif revenu en URSS en 1933 sur lequel les coupes de 1926 demeurent. Sur ce négatif ont été rajouté les plans manquants tels qu'Eisenstein les avait notés sur ses cahiers de photogrammes commentés et issus des copies mutilés de 1925 détenues par le musée Eisenstein.. Cependant, comme le concède, Naum Kleeman, la version de 1926 avait sa propre logique et s'il a été facile de rajouter les plans manquants de l'escalier d'Odessa (robe ensanglantée de la mère au landau, exécution de la femme à l'enfant et de l'institutrice), le montage des plans de l'acte 2 fut plus approximatif.

Enno Patalas est reparti de trois copies retrouvées à Londres dont une copie d'exploitation de 1925. Il s'est accommodé du refus des autorités russes de transmettre le négatif et sans trucage électronique, a établi un contretype (négatif obtenu à partir d'une copie positif) d'excellente qualité.

La copie obtenue à partir de toute la surface de la pellicule est en effet beaucoup plus contrastée que la version de 1976, obtenue à partir d'un négatif amputé de sa piste sonore. La qualité de cette version est telle que la cinémathèque d'état russe a crié au trucage électronique qui ferait perdre de son aura au film. En fait seuls les cartons, issus de la copie de Jay Leyda ont été parfois retouchés par ordinateur.

La musique choisie par Enno Patalas est celle approuvée par Eisenstein et composée par Edmund Meisel en 1926. Elle est bien-sûr beaucoup plus sobre, épurée et inquiétante que celle bricolée à partir des symphonies de Chostakovitch. Elle a été réorchestrée pour l'occasion et légèrement rallongée pour les 30 mètres censurés.

La révolution est une guerre. C'est la seule guerre, juste, légitime, nécessaire. La seule grande guerre de toutes celles que connaît l'histoire... Cette guerre est déclarée et déclenchée en Russie (Lenine, 1905)
version 1976
L'esprit de la révolution se propageait sur la terre russe. Un processus, mystérieux mais gigantesque, touchait ne multitude de cœurs. La personnalité, ayant à peine eu le temps de se reconnaître, se dissolvait dans la masse, et la masse dans l'élan. (Leon Trotski : Bilan et perspective, non cité sur le carton).
version 2005

Enfin, cerises sur le gâteau, le retour à la citation de Trotsky choisie par Eisenstein qui remplace celle de Lénine imposée après l'exil de Trotsky et colorisation du drapeau rouge à la fin de l'acte 2 comme lors de la version de 1925.

Pour la première au Bolchoï en 1925, Eisenstein avait demandé à Ljowschin de colorisé le drapeau sur la copie projettée pour la fin de l'acte 2. Le travail a été fait (avec plus de soin !) dans la version 2005.

 

J.-L. L. le 18/08/2008

 

Sur les traces du cuirassé Potemkine de Artem Demenek

Le film est commandé à Eisenstein par le comité central du parti Bolchevique pour agrémenter les conférences sur les vingt ans de 1905. Personne ne croyait au succès d'un film sans histoire d'amour ni star. Selon une légende, le soir de la première au Bolchoï, Maïakovski alla voir le directeur du comité du cinéma, tapa de sa canne sur le sol et exigea que le film sorte en salle car s'était un chef-d'œuvre. Mais les fonctionnaires n'en étaient pas si sûrs malgré l'énorme succès du 24 décembre au théâtre du Bolchoï. Le 19 janvier 1926, le cuirassé Potemkine sort en salle à Moscou. Les employés d'un grand cinéma de Moscou attendent déguisés en matelots. Le public afflue. 3 000 spectateurs en trois semaines rien qu'à Moscou. Un triomphe pour Eisenstein et son caméraman Edouard Tissé.

Au cours de l'année 1926,le film fut présenté partout en Union soviétique et parallélement l'histoire avec Berlin se tissa. Le succès berlinois en avril, dû en partie au succès au théâtre du Bolchoï, refnorça l'accueil qui lui fit fait dans son pays. Le film russe est vendu en Allemagne. L'Allemagne achète les droits y compris sur le négatif. On vendit ainsi le négatif à Prometheus, la société qui importa le film en Allemagne. Les partenaires russes utilisent leur droit de faire tirer des copies en Allemagne. La société allemande modifie le montage avant même la censure. Phil Jutzi s'occupa de ce travail. Dans la version allemande, il est nommé censeur sur le visa. Il a modifié les cinq actes de Eisenstein auquel celui-ci tenait beaucoup pour son analogie avec la tragédie classique, sûrement pour des raisons pratiques voulant six bobines plutot que cinq, il a ainsi supprimé le découpage en actes de la version russe.

Le 24 mars 1926, le film est interdit en Allemagne car il "pourrait troubler l'ordre public et la sécurité". Puis il est autorisé mais à condition d'être coupé des "scènes brutales qui banalisent la violence ". Les coupures exigées le 8 avril amputent le film de 30 mètres et concernent 14 scènes, toutes dans les actes 2 et 4.

Dans l'acte 2, les scènes suivantes doivent être retirées: "On tire par les pieds un officier enroulé dans une voile qui essaie de s'accrocher au pont" ; "Un officier est jeté par-dessus bord et resurgit de l'eau"; " Gros plan d'un homme frappant de la crosse d'un fusil les pieds d'un homme debout puis celui-ci nageant dans l'eau "; " Le médecin de l'équipage est traîné la tête en bas et tente de s'accrocher aux cordages"; "Gros plan d'un escalier avec les pieds d'un soldat et les mains d'un officier qui tente de s'y accrocher "

Dans l'acte 4 sont coupés les plans du petit garçon piétiné sur les escaliers, l'exécution de la mère et de l'institutrice courageuse, la robe ensanglantée de la femme au landau.

Deux conceptions s'opposent celle de Enno Patalas auteur de la récente restauration allemande de 2005 et celle de Naum Kleeman, directeur du centre Eisenstein de Moscou conseillé pour la version de 1976.

Pour Naum Kleeman, Phil Jutzi réalise la version allemande en étant aidé par Eisenstein. Celui-ci et Tissé se rendent aux ateliers de la UFA à Neubabelsberg puis à Berlin le 18 mars 1926. Il fallait faire passer le Potemkine en déjouant la censure allemande" écrit Eisenstein. Il ne s'agit pas d'un voyage d'agrément car Eisenstein n 'assiste même pas à la première qui promettait et sera un succès. Pour Naum Kleeman, la version de 1926 est donc une version autorisée par Eisenstein qui retravaille le montage de sa version de 1925 pour redynamiser le film après les 14 coupes. De plus, Eisenstein approuve le déplacement de la scène où Vakoulintchouk est tué par Giliarovski le premier officier. Dans la version de 1926, elle précède la victoire alors qu'Eisenstein l'avait placée après. Le film fut de nouveau présenté à la censure en 1928 avec des essais infructueux de rajouts de plans qui sereont retoqués pour les mêmes raisons qu'en 1926. La dernière modification allemande au négatif fut l'introduction d'une piste sonore en 1930.

Eisenstein conseille aussi Edmund Meisel sur certains thèmes musicaux. Pas de mélodie, de recherche symphonique, de musique indépendante autonome : "il me faut du rythme, du rythme, du rythme", souligner le sens sans en ajouter.


Quand Promethus cesse ses activités avec l'arrivée de Hitler au pouvoir, le négatif revient en Russie. Mais les coupes ont été faites dans le négatif original en Allemagne importé de Moscou. Elles sont donc conservées dans les copies faites à partir de ce négatif à leur retour à Moscou.

En 1935, le film est distribué pour son 10eme anniversaire et intégré à la collection du Gosfilmofond. Il est probable que l'on a tiré de nouvelles copies à partir de ce négatif et non pas d'un contretype d'une copie de 1925.

En 1950, pour le 25ème anniversaire est tirée une version sonore. Une place est faite pour la bande-son sur le négatif. A l'origine le film aurait dû être redistribué en 1945 pour ses vingt ans. Après le sort réservé à la deuxième partie de Ivan le terrible, interdite, on préfère attendre la mort d'Eisenstein. La version de 1950 est confiée à Alexandrov, l'ancien assistant d'Eisenstein. Il doit adapter le film au contexte politique de l'époque. On modifie les cartons. Le carton "lynchez les juifs" a disparu. Un homme dit donc quelque chose sans que l'on sache quoi, la foule se retourne et se met à le lyncher sans que l'on comprenne pourquoi. "L'affaire des médecins" est sans doute à l'origine de cette censure. La musique de Edmund Meisel est remplacée par celle très professionnelle de Krioukov mais plus convenue et moins expressive.

Au VGIK, école de cinéma de l'union soviétique, on conserve des plans non utilisés par Eisenstein, comme ceux de la grève des travailleurs de Sytine ainsi que les albums contenant les photogrammes de 1926. Selon des rumeurs, deux copies de 1925 ont été conservées au VGIK, celle donnée par Eisenstein à Jay Leyda pour le Museum of modern art de New York et une deuxième copie montrée aux étudiants après la guerre. Aujourd'hui, il ne reste plus que la bobine des escaliers d'Odessa avec les plans de Aba le garçon blessé et de l'institutrice exécutée.


Dans la version du cinquantenaire présenté en 1976, on remplace le musique de Meisel par des symphonies de Chostakovitch. Le goskino exige une musique soviétique pour un film soviétique. Au lieu de couper la musique du film, c'est le film qui est adapté en allongeant la durée des cartons et en ralentissant le rythme... pour remplir la musique de Chostakovitch. L'image est toujours réduite au format d'un film sonore et donc de moins bonne qualité

Les archives russes Gosfilmofond qui conservent le négatif original l'estiment inapte à la copie. La version de Enno Patalas est réalisée à partir de 3 copies argentiques 35 mm de la version de 1926 trouvés à Londres et conservées aux archives nationales de Berlin. La copie de Jay Leyda avec les cartons en russe, une copie d'exploitation et celle de la film society, c'est la seconde, peu abîmée, qui sert à cette restauration sans copie électronique autrement que pour les cartons.

Version présentée : 1378 plans, soit 15 de plus que dans la version de1976. Copie de Jay Leyda avec cartons russes et celle de la film society. La citation de Trotsky ouvre le film et non celle de Lenine par laquelle elle avait été remplacée après l'expulsion de Trotsky

Le pavillon rouge a été coloris une fois à la fin du troisième acte mais la perception est telle qu'il semble resté coloré jusqu'à la fin du film. C'est Ljowschin qui a colorisé le drapeau. Ce qu'il avait colorisé avant la première au Bolchoï était si grossier qu'Eisenstein le réprimanda. Il manqua de temps pour le coloriser au vers grossissant et fit appel aux femmes qui colorisaient les films de Melies au pochoir.

Analyse de Luc Lagier

Le Tsar Nicolas II écrase dans le sang les émeutes qui suivent la grève de trois millions de personnes en 1905. Eté 1905, le Potemkine reçoit dans le port de Sebastopol de la viande avariée : exécution, mutinerie, le drapeau rouge est hissé. Le Potemkine devient un symbole, celui d'une révolution qui aboutira douze ans plus tard avec, en 1917, la prise du palais d'hiver de Petrograd.

Eisenstein suit les cours de Mayerhold pour lequel il fait les décors. Koulechov et Vertov sont à la pointe du cinéma. Pour Vertov, il faut filmer la réalité telle qu'elle est dans la rue. Le ciné-œil, le documentaire pris sur le vif, s'oppose au ciné drame qu'il faut combattre car bourgeois.

Eisenstein est un grand admirateur de Vertov et il lui semble suivre ses principes dans La grève (1924) en s'opposant au cinéma de fiction. Il se propose de "Faire tout à l'envers : abroger l'intrigue, bannir les stars et, en guise de personnage principal, propulser la masse". Il refuse un récit cohérent et une narration clairement compréhensible. Aucun héros n'est mis en avant pour porter le récit.

Pourtant, Vertov n'approuve pas La grève et qualifie Eisenstein de ciné-sorcier. C'est pour lui un cinéma trop artistique, gangrené par les effets cinématographiques. Eisenstein comme Vertov veut orienter et influencer les consciences mais par des moyens différents. Il est un adepte des effets appuyés et son cinéma ne sera jamais documentaire.

Mars 1925, pour commémorer les journées de 1905, le comité central du parti bolchevique commande un film qui doit être prêt en décembre. Après l'écriture du scénario, le tournage commence en juillet avec Levinsky comme opérateur mais la météo est catastrophique et ne permet pas de tourner les scènes prévues. En septembre, Eisenstein décide de ne faire que le cuirassé qui sera finalement prêt pour une première le 21 décembre 1925 au théâtre Bolchoï de Moscou.

La foule, le peuple, la masse sont bien le moteur principal du récit. Il y a des gros plans mais en rafale. Empathie, pathos, formalisme composition géométrique du plan dynamisé par des mouvements contraires ; personnages en mouvements et immobile. Formes géométriques et mouvements s'opposent, ainsi entre les plans mouvement descendants des fuyards ascendants de la mère à l'enfant.

Plan à deux personnages puis un à trois. Les mouvements de bras s'opposent Voiliers qui ne vont pas dans le même sens. Contagion et contamination des plans. La contagion formelle étant à l'image de la contagion du mouvement révolutionnaire.

 


 
présente
 
Le cuirassé Potemkine de Sergueï M. Eisenstein