Thèmes du cinéma
Oedipe roi (Pierre Paolo Pasolini, 1967),
prologue et épilogue autobiographiques
La nuit américaine (François Truffaut, 1973)
le cinéaste se revèle ou se cache-t-il dans la fiction ?

Selon Jacques Lecarme (voir : sujet et corrigé E.N.S.), pour qu'il y ait autobiographie en littérature, il faut qu'il y ait identité de l'auteur, du narrateur et du personnage. Pour cet auteur, il ne peut y avoir d'autobiographie au cinéma car il doit ajouter une quatrième l'instance celle de l'acteur, la plus visible. Sans doute Jacques Lecarme a-t-il en tête des autobiographies de cinéastes qui s'étendent sur plusieurs années, tel Amarcord et qui ne peuvent pas être interprétées par l'auteur ou même par un acteur unique.

1- Le documentaire autobiographique (signalé "DA" sur la liste plus bas).

Les grands diaristes, Jonas Mekas, Alain Cavalier ou Joseph Morder ont pourtant réussi cette quadruple identification de même que Jonathan Caouette dans Tarnation ou Vincent Dieutre dans Bologna centrale et Philippe Kathrine dans Peau de cochon. Le réalisateur doit alors jouer son propre rôle et s'entourer de personnages qui jouent également leur propre rôle. L'autobiographie est une forme particulière de documentaire, c'est un genre du cinéma : le documentaire autobiographique

Si l'autobiographie au sens propre est obligatoirement un documentaire et donc un genre, il reste une dimension importante du cinéma qui relève du thème de l'autobiographie, de la façon pour le cinéaste de parler de lui, de partir de lui, au cinéma. Ce peut être de l'autofiction mais, le plus souvent, l'autobiographique se dissout dans la fiction, se drapant dans les oripeaux d'une comédie ou d'un drame.


2- Récit autobiographique avec éléments fictionnels : l'autofiction.
(signalée "AU" sur la liste plus bas).

Au sein de ces diaristes, deux n'ont eu aucun problème pour étoffer leur geste autobiographique en faisant appel à un comédien pour incarner leur personnage. C'est ainsi Philippe Fano qui joue le rôle de Joseph Morder dans L'arbre mort et Louis Rego dans El cantor. C'est ainsi Andrzej Burzynski qui joue le rôle de Vincent Dieutre dans La leçon des ténèbres et Itvan Kebadian dans Mon voyage d'hiver. Pour ces deux cinéastes, c'est bien la volonté de ne pas être catalogué dans un genre mineur du cinéma, celle de l'autobiographie en super8 ou en vidéo qui les a conduit à l'emploi d'un acteur professionnel. Joseph Morder qui se met en scène comme acteur au travers de ses plans filmés dans les miroirs ou de sa voix off ou bien encore des photos de lui données par les autres n'hésite pourtant pas à fictionner, à faire interpréter son rôle par un acteur ou à modifier légèrement ce qui lui est arrivé réellement dans la vie. L'identification avec l'acteur est pourtant suffisamment forte pour que l'affirmation du geste autobiographique demeure sous le jeu avec le réel dont s'enorgueillit justement le cinéaste.

Le cinéaste honore l'authenticité de son travail en recourant à des subterfuges avoués ou fantastique pour mettre en scène son imaginaire. Combiner ainsi un récit autobiographique avec des éléments fictionnels génère ce que l'on peut peut-être appeler une autofiction. Cette notion forgée en 1977 par Serge Doubrovsky dans le domaine de la critique littéraire pour désigner une autobiographie qui ne veut pas s'avouer comme telle, un roman à clé (de Femmes de Sollers aux romans de Christine Angot) peut sans doute être transposé au cinéma pour désigner au contraire une pratique autobiographique qui accepte une part de fiction.

La dimension autobiographique est évidente lorsqu'un cinéaste aborde le thème de la création et du cinéma. Ainsi Fellini dans Huit et demi où Mastroianni joue son rôle ; Joaquim Lafosse dans Ça rend heureux où Fabrizio Rongione joue son rôle ; Orson Welles dans De l'autre côté du vent où John Huston joue son rôle; de Pedro Almodovar dans Douleur et gloire où Antonio Banderas joue son rôle.

La dimension autobiographique n'est en rien accentuée lorsque c'est le réalisateur qui joue son propre rôle : Takeshi Kitano dans Takeshi's, Guillaume Gallienne dans Les garçons et Guillaume, à table ! ou Nanni Moreti dans Cher journal. Le film reste en effet une autofiction où s'entremêlent le vrai et le faux. Pour preuve, lorsque François Truffaut joue le rôle d'un cinéaste dans La nuit américaine, il ne lui donne presque aucune de ses attitudes personnelles. Ce qui entraînera d'ailleurs la brouille avec Jean-Luc Godard. Ce dernier mettant en doute la sincérité des prises de position du cinéaste Truffaut-Ferrand sous prétexte que le personnage de Ferrand ne draguait pas, comme Truffaut, toutes les jolies femmes de ses plateaux.

A l'inverse, il est rare que les cinéastes-acteurs se mettent en scène dans un but autobiographique. Ce n'est ainsi pas le cas de Welles ou Eastwood qui imposent certes des personnages "bigger than life" mais qui ne sont pas des créateurs et donc pas des cinéastes. Et dans les comiques, seul Woody Allen joue un rôle proche de celui de son personnage public. Ni Chaplin ni Buster Keaton n'étaient de gentils naïfs prenant leur destin en main sous les seuls coups du sort.

C'est dans la dédicace finale de Voyages en Italie, "Au père de mon fils" que Sophie Latourneur révèleque le film est une autofiction. Le dossier de presse signale qu'au commencement, il y a eu un vrai voyage en 2016 aux mêmes endroits que dans le film et surtout avec les mêmes enjeux de sauver leur couple de la routine Sophie Letourneur a voulu ainsi faire le récit, une comédie burlesque, inspirée par son couple. En vivant ce voyage, certaines scènes ou certaines phrases retenaient son attention qu'elle notait sur des pages volantes arrachées à la fin du Guide du routard (... ) Une fois de retour à la maison, elle demande à son compagnon d’enregistrer avec elle au dictaphone un récit du voyage où ils se remémorent ce qu'ils ont vécu dans les moindres détails. Le film est partie de cette matière : notes et enregistrement. Mais Sophie Leourneur ne s'arrête pas là. Elle déclare "quand on arrive au tournage, cinq ans après les « faits », cette matière a beaucoup mûri pour trouver sa forme et son universalité. Ça ne m’intéresserait pas du tout de simplement recréer des choses que j’ai vécues pour les mettre dans un film. Il y a une étape importante où je réalise une sorte de maquette du film : séquence après séquence, on jouait les scènes avec mes collaborateurs Laetitia Goffi et François Labarthe, que je vais par exemple mettre ensemble au lit pour faire du playback sur la bande-son déjà montée des dialogues des deux personnages, pendant que je cherche à la caméra des plans qui me plaisent (...) Puis, toujours avec Laetitia et François, on part en Sicile et on « tourne » entre nous en doublure toutes les scènes du film, avec les dialogues au cordeau issus du travail d’écriture à partir des improvisations. Au retour, une fois qu’on a filmé toutes les scènes, on monte une maquette du film, qui produit un objet d’étude et me permet de couper, d’affiner le scénario. Elle devient non seulement la bande son qu’on aura dans les oreillettes mais la base du travail avec Philippe Katerine et le chef opérateur Jonathan Ricquebourg". Une autofiction soigneusement mise en scène donc.

3- L'autobiographie dissoue dans le film de genre. (signalée "FG" sur la liste plus bas).

Le recours à un acteur alter-égo est souvent un moyen pratique de signaler la dimension autobiographique d'un film ainsi de Jean-Pierre Léaud pour Truffaut ou de Marcello Mastroianni pour Fellini. Mais, dans la plupart des cas, cette dimension autobiographique ne concerne que certains éléments du film. C'est, selon le mot de Truffaut, transformer un règlement de compte en œuvre d'art. Ainsi, le plus souvent, l'autobiographique se dissout dans la fiction, se drapant dans les oripeaux d'une comédie ou d'un drame.

Dans Au revoir les enfants, Louis Malle ne signale qu'à la toute fin du film qu'il est Julien Quentin. Il faut enfin des déclarations externes aux films de Pialat pour savoir que Jean Yanne dans Nous ne vieillirons pas ensemble et Gérard Depardieu dans Le garçu sont des incarnations très proches de lui. Dans Amarcord Fellini, ne signale jamais qu'il s'agit de ses souvenirs personnels pas plus que dans la fameuse tétralogie de Hou Hsiao-hsien : Les garçons de Fengkuei (1983), Un été chez grand-père (1984), Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1986), Poussières dans le vent (1986). L'enchâssement de l'histoire d'Oedipe dans un prologue et un épilogue autobiographiques dit à quel point Pasolini se sent concerné par la tragédie d'un homme qui cherche.

Jean-Luc Lacuve le 03/07/2008, puis le 20/08/2016 avec les modifications apportées par les remarques de Michel Serceau dans son livre Y a t-il un cinéma d'auteur ? et, plus précisement, la partie qui me concerne (paragraphes 53 à 64).

Bibliographie :

 

Documentaires autobiographiques (DA), Autofictions (AU) et Autobiographies dissoues dans le film de genre (FG) :
 
Une famille Christine Angot France
2023
DA
L'île rouge Robin Campillo France
2023
AU
Voyages en Italie Sophie Letourneur France
2022
AU
Les années Super 8 Annie Ernaux, David Ernaux-Briot France
2022
DA
Être vivant et le savoir Alain Cavalier France
2019
DA
Un amour impossible Catherine Corsini France
2018
AU
Douleur et gloire Pedro Almodovar Espagne
2019
AU
De l'autre côté du vent Orson Welles U.S.A.
2018
AU
L'amour flou R. Bohringer et P. Rebbo France
2018
AU
Football infini Corneliu Porumboiu Roumanie
2018
DA
Carré 35 Eric Caravaca France
2017
DA
Visages villages Agnès Varda France
2017
DA
La visite ou mémoires et confessions Manoel de Oliveira France
2015
DA
Match retour Corneliu Porumboiu Roumanie
2014
DA
Casa Daniela de Felice France
2013
DA
Les garçons et Guillaume, à table ! Guillaume Gallienne France
2013
AU
Un voyageur Marcel Ophuls France
2013
DA
Walk away Renée Jonathan Caouette U.S.A.
2011
DA
Irène Alain Cavalier France
2009
DA
A serious man Joël Coen U. S. A.
2009
FG
Les plages d'Agnès Agnès Varda France
2008
DA
J'aimerais partager le printemps... Joseph Morder France
2007
DA
Rue Santa Fe Carmen Castillo France
2007
DA
L'aimée Arnaud Desplechin France
2007
DA
Retour en Normandie Nicolas Philibert France
2007
DA
Ça rend heureux Joaquim Lafosse Belgique
2007
AU
Persepolis Marjane Satrapi France
2007
AU
Takeshi's Takeshi Kitano Japon
2005
AU
Le filmeur Alain Cavalier France
2004
DA
Tarnation Jonathan Caouette U. S. A.
2004
DA
Peau de cochon Philippe Katerine France
2004
DA
Bologna centrale Vincent Dieutre France
2004
DA
Histoire d'un secret Mariana Otero France
2003
DA
Sex is comedy Catherine Breillat France
2002
FG
La rencontre Alain Cavalier France
1996
DA
Sauvage innocence Philippe Garrel France
2001
AU
Le garçu Maurice Pialat France
1995
AU
Cher journal Nanni Moretti Italie
1994
AU
Au travers des oliviers Abbas Kiarostami Iran
1994
AU
Cher journal Nanni Moretti Italie
1993
DA
Romamor Joseph Morder France
1992
DA
Mémoires d'un juif tropical Joseph Morder France
1988
DA
Au revoir les enfants Louis Malle France
1987
FG
Poussières dans le vent Hou Hsiao-hsien Taïwan
1986
FG
Un temps pour vivre, un temps pour mourir Hou Hsiao-hsien Taïwan
1986
FG
Lettres d'amour en Somalie Frédéric Mitterrand France
1982
DA
In girum imus nocte et consum.. Guy Debord France
1978
DA
L'Allemagne en automne Rainer W. Fassbinder Allemagne
1978
DA
Lost, Lost, Lost Jonas Mekas U.S.A.
1976
DA
Je tu il elle Chantal Akerman France
1974
DA
Reminiscences of a journey... Jonas Mekas U.S.A.
1972
DA
Walden Jonas Mekas U.S.A.
1969
DA
Un été chez grand-père Hou Hsiao-hsien Taïwan
1984
FG
Les garcons de Fengkuei Hou Hsiao-hsien Taïwan
1983
FG
Amarcord Federico Fellini Italie
1973
AU
La nuit américaine François Truffaut France
1973
AU
Nous ne vieillirons pas ensemble Maurice Pialat France
1972
FG
Oedipe roi Pier Paolo Pasolini Italie
1967
FG
Huit et demi Federico Fellini Italie
1963
AU
Les 400 coups François Truffaut France
1959
FG
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